II

2565 Words
IIDeux jours plus tard, Manon était unie au maharajah de Bangore. En grand mystère, Maun-Sing avait fait venir un prêtre français, qui dirigeait une mission catholique à quelques lieues de là... Dans une pièce retirée du palais, au milieu de la nuit, fut béni le mariage de Manon Grellier, l’enfant trouvée, avec Sa Hautesse Maun-Sing, le descendant de puissants potentats, petit-fils de Thérèse de Jalheuil, issue d’une vieille famille française. Jeimal, le favori du maharajah, et l’un de ses serviteurs préférés, un vieil Hindou du nom de Dinkur, étaient les témoins de cette union secrète. Après quoi, on reconduisit le prêtre aussi mystérieusement qu’on l’avait amené, dans les ténèbres. Le rêve continuait pour Manon. Elle se voyait transformée en une princesse orientale, dans un palais de conte de fées. Enfant, elle avait rêvé des plus extraordinaires aventures... N’en était-ce pas une, qu’elle vivait en ce moment ? Mais, au-dessus de tout, il y avait Maun-Sing, et son amour si ardent auquel, discrètement et tendrement, répondait le sien. Ils vivaient des heures délicieuses, dans le petit palais de marbre blanc, ou bien dans le merveilleux pavillon, vaste kiosque de marbre précédé d’une véranda aux arceaux mauresques, où se trouvaient les appartements du maharajah ; l’intérieur en était décoré avec une prodigieuse richesse. Les parois de certaines pièces étaient formées d’une combinaison de pierres précieuses du plus ravissant effet... Des draperies de soie tissée d’or et d’argent retombaient devant les portes. De magnifiques tapis, des coussins et des divans moelleux achevaient la décoration de ces appartements, éclairés, du côté de la vallée, par des treillis de marbre d’une délicatesse d’exécution incomparable. Manon disait à son mari : – Vraiment, vous devez trouver nos plus belles demeures d’Europe mesquines, près de ceci ! Il répondait : – Oui, en un sens. Mais elles ont d’autres beautés, que je sais comprendre. Les jardins réservaient à Manon de nouveaux émerveillements. Dans des canaux de marbre glissait uns eau limpide qui, traversant des bassins ornés d’incrustations, se divisait ensuite en ruisselets, parmi les bosquets de goyaviers, d’orangers, de grenadiers... Le long d’allées au dallage de marbre blanc se dressaient des palais, des kiosques, de ravissantes colonnades autour desquelles s’enchevêtraient le jasmin et les roses... Des oiseaux gazouillaient partout, des singes gambadaient sur les terrasses, des daims, des chevreuils s’ébattaient sous les arbres centenaires... Et l’air était saturé, le soir surtout, d’enivrants parfums exhalés des fleurs qui surgissaient, partout, en folle profusion. – Jamais je ne finirai d’admirer ! disait Manon à Maun-Sing, qui se plaisait à lui montrer en détail toutes ces merveilles. Ahélya occupait un des palais, avec les femmes attachées à son service... Manon passait quelques moments près d’elle chaque jour, aux heures où Maun-Sing était occupé avec Dhaula et ses secrétaires. Mais la présence de Sâti lui devenait de plus en plus désagréable, car elle croyait comprendre, aux brûlants regards dirigés par la jeune Hindoue sur le maharajah, la raison de la malveillance dont elle se sentait l’objet de sa part. Manon savait qu’il lui suffirait d’un mot pour que Maun-Sing fît éloigner aussitôt celle qui lui déplaisait... Mais il répugnait à sa délicatesse de céder ainsi à une antipathie, d’user de son influence contre quelqu’un. Elle jugeait préférable d’attendre, tout en tenant en défiance la belle Hindoue. De cette demeure enchantée. Manon ne sortait guère... Parfois, en palanquin, on la conduisait à la mission catholique, considérablement éloignée. Puis, dans le même équipage, elle visita un jour la ville, en compagnie d’Ahélya. Peu à peu, depuis la dépossession des souverains, les familles riches avaient déserté la cité... Maintenant, les palais dormaient au bord de l’étang, ou dans l’ombre des bosquets d’orangers et de manguiers. Plusieurs s’écroulaient lentement, et des b****s de singes prenaient possession de ces logis abandonnés, envahis par les lianes. Le long des rues étroites, plusieurs boutiques étaient closes. L’herbe poussait entre les dalles de certaines voies rarement fréquentées maintenant... Mais on voyait encore d’assez nombreux jardins, tous charmants, et des temples bien entretenus s’élevaient au fond de la vallée, à l’ombre de manguiers énormes. Sur le passage des palanquins, les habitants s’écartaient précipitamment... Manon en demanda un peu plus tard la raison à son mari, tandis que tous deux, avec Ahélya, prenaient une collation dans un exquis petit palais d’été situé au bord de l’étang, et où le maharajah était venu les attendre. Maun-Sing expliqua : – Autrefois, sous peine de mort, on devait s’éloigner, en toute hâte dès qu’on apercevait le palanquin ou les éléphants portant les femmes de la cour. L’habitude s’en est conservée, car je n’ai jamais songé à rapporter cette ordonnance. Manon dit, moitié souriante, moitié inquiète : – Mais j’espère bien que, si quelqu’un y contrevenait, vous n’appliqueriez pas la punition ? Il sourit, en répliquant : – Certainement si... mais je permettrais à ma belle Manon de demander la grâce du coupable... et peut-être la lui accorderais-je. – Oh ! par exemple, voilà qui ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute ! Mais avez-vous donc conservé le droit de vie et de mort, ici ? Je croyais que les Anglais... Il l’interrompit, d’une voix brève et tranchante : – Ce droit, je le garde, en dépit de tout. Le vrai, le seul maître, sur tout ce territoire, c’est moi. Une lueur traversait son regard qui devenait dur et impérieux. Manon en ressentit une impression pénible... L’amour dont l’entourait Maun-Sing ne pouvait lui voiler complètement ce que cette nature avait pour elle d’inconnu, de mystérieux. Elle le pressentait inflexible, peut-être cruel, et elle le savait orgueilleusement autocrate... Il était le souverain, craint, adulé plutôt, car c’était vraiment un culte idolâtrique que lui rendait tout son entourage. Manon en éprouvait un secret froissement et une vive surprise. Comment cet homme si remarquablement intelligent, élevé en partie à l’européenne, qui lui avait dit avoir dans les veines du meilleur sang français, adoptait-il ces vieux errements de ses ancêtres, qui se prétendaient issus du dieu Brahma en personne ? La jeune femme se réservait d’interroger plus tard son mari à ce sujet et de l’amener doucement à changer ces coutumes. Autre chose encore l’intriguait. Que faisait donc Maun-Sing, chaque jour, en s’enfermant dans une pièce de son palais avec Dhaula et trois ou quatre Hindous de haute mine ? Il disait à Manon : « J’ai des affaires à traiter... » Quelles affaires, puisqu’il n’était qu’un souverain dépossédé ? Il ne s’agissait évidemment pas de sa fortune, administrée par des intendants ; d’ailleurs, quelque énorme qu’elle fût, elle n’eût pas demandé cette conférence quotidienne. Alors ?... Là encore, Manon sentait l’inquiétant frôlement de l’énigme et croyait voir une ombre passer sur son bonheur. Mais il savait si bien lui faire oublier ces craintes, vagues et fugitives ! Elle se le disait encore le soir de ce goûter au petit palais d’été, tandis qu’ils causaient tendrement, assis sur la superbe terrasse de marbre qui s’étendait au-dessus de la véranda, devant les appartements du maharajah. La lune, à son troisième quartier, éclairait délicatement les jardins, les eaux jaillissantes, les palais dont on devinait la blancheur, dans la profondeur des allées bordées de citronniers, de grenadiers, de goyaviers. On ne sentait pas un souffle d’air. Mais la fraîcheur des eaux s’insinuait dans l’atmosphère chargée de toutes les senteurs qui s’exhalaient des parterres fleuris. Manon disait gravement : – Je voudrais savoir ce que pensent mes amis de France et surtout ce que devient mon cher Achille, le fils de celui qui, ainsi que je vous l’ai raconté, m’a ramassée sur le bord de la route et chez qui vous m’avez sauvée d’une mort atroce alors que je n’étais qu’une toute petite fille. Je ne me doutais pas alors que je serais, un jour, votre femme bien-aimée... – Je ne m’en doutais pas non plus. – Quand pourrai-je leur écrire, reprit Manon, en leur demandant de me répondre, Maun ? – Un peu plus tard, ma chérie. Je t’avertirai quand le moment sera venu. Elle demanda : – As-tu peur qu’on te fasse des ennuis à cause de moi ? Il hésita imperceptiblement, avant de répondre : – Mais oui, évidemment... J’aurais des comptes à rendre à la justice, chère Manon, pour t’avoir si cavalièrement enlevée à l’autorité de ton tuteur. Il faut donc, momentanément, garder le silence. Elle murmura : – Cela me fait de la peine, à cause d’eux... Je me demande ce qu’ils s’imaginent... – Qu’as-tu à te tourmenter de cela ? Tu es heureuse, ici... très heureuse, tu me l’as dit. Oublie tout, Manon, pour ne songer qu’à notre amour. Sa main avait rejeté le voile qui couvrait la tête de la jeune femme et caressait l’admirable chevelure d’un brun si chaud, dans laquelle brillait un anneau d’or ciselé, orné d’émeraudes et de diamants. Mais Manon dit gravement : – Il faut penser à d’autres qu’à nous seuls, Maun. Nous avons des devoirs à remplir, ne l’oublions pas. Il sourit, en baisant le front charmant. – Ô ma sage Manon, nous tâcherons d’y penser ! Mais quand je suis près de toi, le monde entier n’existe plus pour moi. Elle le savait, et cette conscience de son pouvoir l’amenait à espérer que, peu à peu, influencé par elle, Maun-Sing deviendrait tel qu’elle l’eût souhaité. Mais il faudrait de la patience et une inébranlable fermeté, de sa part, pour qu’elle restât, moralement, plus forte que lui – ce qui était le secret de sa domination sur ce cœur orgueilleux, saturé des plus serviles adulations. Un peu plus tard, ils gagnèrent le petit palais de Manon... Sur eux, la lune versait sa pâle lumière. Ils s’arrêtèrent un instant près d’un bassin où jaillissait une eau argentée par ces rayons lunaires. Maun-Sing entourait de son bras les épaules de sa femme, et sa voix chaude répétait les mots d’amour que Manon ne se lassait pas d’entendre. Derrière une colonne, une ombre se blottissait, en attachant sur eux, des yeux brillants de haine. Une femme était là, qui frissonnait de douleur et de jalousie furieuse, en les écoutant, en les regardant. Elle les suivit des yeux, tandis qu’ils disparaissaient dans le petit palais blanc, éclairé pour les recevoir... Alors, elle s’éloigna à son tour. Mais ses jambes fléchissaient et son buste se courbait comme celui d’une vieille femme. Au moment où elle allait atteindre la véranda du pavillon occupé par la princesse Ahélya, un homme surgit d’un bosquet voisin et lui barra le chemin. Elle s’immobilisa, avec une exclamation d’effroi. L’homme dit à voix basse : – Tais-toi !... Je suis ton frère. Elle balbutia : – Juggut ! – Oui, c’est moi. Viens ici, j’ai à te parler, Sâti. Il l’entraîna vers le bosquet. – Là, nous serons mieux. Il ne faut pas qu’on connaisse ma présence ici, pour diverses raisons que je ne t’expliquerai pas aujourd’hui. L’une d’entre elles est que je ne suis pas dans les bonnes grâces de Sa Hautesse, ni dans celles de Dhaula, mon oncle très estimé. Un sourire de sarcasme soulevait sa lèvre épaisse, montrant des dents aiguës comme celles d’un carnassier. Il était plus petit que sa sœur, mince, d’apparence très agile. Les traits de son visage apparaissaient d’une régularité parfaite ; les yeux étaient beaux, mais leur expression manquait de franchise, et d’inquiétantes lueurs y passaient souvent. Sâti considérait son frère avec une vive surprise... Elle murmura : – Et moi qui te croyais à Delhi ! Il leva les épaules. – Tu te trompais, voilà tout ! J’étais plus près, beaucoup plus près. Mais, comme je viens de te le dire, je ne me soucie guère d’être mal reçu par le maharajah et par mon oncle. – Pourquoi serais-tu mal reçu ?... Tu n’as rien fait, que je sache ?... – Non... Mais j’ai conscience d’avoir toujours déplu à Sa Hautesse. Quant à mon oncle, il se défie de moi. La preuve en est que j’ai été envoyé à Delhi – parce que, ici, on ne veut que des hommes sûrs. Donc, silence sur la visite que je te fais, Sâti ! Elle inclina affirmativement la tête, en disant : – Personne ne la connaîtra, je te le promets. – C’est bien... Maintenant, écoute... J’attends encore autre chose de toi. Il faut que tu arrives à savoir ce qui se trame entre Sa Hautesse et Dhaula. Elle répéta d’un ton stupéfait : – Ce qui se trame ? À quel propos ?... – C’est ce que tu devras m’apprendre. Tu es souple, intelligente. Tu sauras te glisser où il faut, entendre et te souvenir. Une lueur avait passé dans les yeux de la jeune fille. Elle dit lentement : – Si tu m’avais demandé cela il y a quelques mois, je t’aurais répondu « non » aussitôt. – Pourquoi ? Elle garda le silence... Ses doigts, minces et nerveux, faisaient glisser lentement les anneaux d’or le long de son bras. Juggut répéta, d’un ton impatient : – Pourquoi ? – Parce que je n’aurais pu avoir, même un seul instant, la pensée de trahir Maun-Sing. Un sourire glissa entre les lèvres du jeune homme. – Oui, naturellement, tu l’aimais ! Et qu’a-t-il donc fait pour que, maintenant ?... Le visage de Sâti frémit et ses prunelles s’allumèrent d’un feu sauvage. – Il a ramené une Française, dont il est follement épris. Cette femme, je la hais !... Et lui... lui, je l’aime plus que jamais ! Il faut que je les sépare. Il faut que je la fasse souffrir, cette Manon, si belle, qu’il aime éperdument. Ah ! si tu les avais vus, tout à l’heure, Juggut !... Je frissonnais de désespoir et de haine, en les regardant, en les écoutant ! Cette étrangère est tout pour lui. Je n’ai plus l’espoir d’attirer jamais son regard, qui déjà auparavant me considérait avec indifférence... Alors, je veux me venger de lui et d’elle à la fois. Si tu m’en offres le moyen, sois le bienvenu, Juggut ! Il mit sa main sur l’épaule de sa sœur, en plongeant ses yeux dans le regard brillant de haine. – Je te l’apporte. Pour le moment, je ne peux t’en dire davantage, car j’ai promis le secret. Mais fais ce que je te dis, surveille, écoute, tâche de surprendre quelque chose. Tous les trois jours, je viendrai ici, à cette même heure, et tu me rapporteras ce que tu as pu savoir. – Ce sera fait. – Bien... Maintenant, je te quitte, Sâti. – Au cas où j’aurais quelque chose de pressant à t’apprendre, comment t’en informerais-je ? Il réfléchit un moment. – Aurais-tu un messager sûr ? – Personne... Ici, tous sont fanatiquement dévoués à Maun-Sing. – En ce cas, tu rédigeras ton message en termes un peu obscurs et tu le feras porter chez Adoul, un pieux solitaire qui a élu domicile près de l’étang sacré, dans les ruines d’un palais abandonné. Au revoir, Sâti, et à bientôt ! Il se glissa hors du bosquet et disparut dans la nuit. Sâti resta un moment immobile, les traits contractés. La flamme mauvaise luisait plus que jamais dans ses prunelles... Et elle murmura farouchement : « Ah ! la vengeance !... la vengeance, comme ce sera doux ! » Une heure plus tard, deux hommes s’entretenaient à voix basse, dans une des pièces encore existantes d’un vieux palais qui s’écroulait lentement, sur la rive de l’étang. L’un était Juggut. L’autre, plus âgé, avait des yeux vifs et durs, qui luisaient dans son visage bronzé, parsemé de rides. Le jeune disait : – Sâti fera ce que nous voudrons, Sangram. Elle est furieusement jalouse de la favorite de Sa Hautesse, qui est, paraît-il, une Française d’une grande beauté. Sangram sursauta : – Une Française ?... Tu dis une Française ? Sais-tu son nom ? – Sâti a dit en parlant d’elle : « Cette Manon. » Le regard de l’ancien brahme s’éclaira d’une joie diabolique. – Manon !... C’est elle ! Ah ! quelle chance merveilleuse de la retrouver ici ! Et voici donc expliquée sa mystérieuse disparition. Juggut demanda : – Tu la connais ? Mais, déjà, Sangram avait repris sa physionomie calme et fermée. – Oui... Elle nous a déjà donné beaucoup d’ennuis, à un de mes amis et à moi. Il faudra que nous réglions un jour cela avec elle. Maintenant, Juggut, va dormir. La partie est engagée contre Maun-Sing et Dhaula. Qu’ils prennent garde à eux ! Quelques instants plus tard, tandis que Juggut se roulait dans une couverture, sur le dallage brisé, Sangram, toujours assis, laissait sa pensée errer et sa vie défilait devant ses yeux avec une netteté extraordinaire. Vingt ans plus tôt, fidèle de Maun-Sing, il l’avait trahi et avec la complicité d’un Français, le comte de Courbarols, il avait tenté de découvrir le secret du trésor caché par le frère du maharajah, au moment de l’arrivée des Anglais en Inde. Leurs tentatives n’ayant pas été couronnées de succès, ils étaient partis pour la France. Là, ils avaient uni leurs efforts pour faire passer de vie à trépas une enfant de six ans qui gênait le comte de Courbarols. Mais, curieux hasard, Maun-Sing, en réveillant l’enfant, avait fait échouer leur tentative. Sans se décourager, ils avaient multiplié les attentats contre cette enfant devenue une jeune fille, provoquant la chute d’un cadre qui devait l’assommer, payant un assassin qui avait tué, par erreur, sa propre sœur... Tout avait échoué ! La jeune fille semblait jouir d’une protection occulte qui la rendait taboue. De plus, toujours, le maharajah s’était trouvé sur leur route. Et aujourd’hui ? Aujourd’hui, revenu en Inde, conspirant encore contre Maun-Sing, il retrouvait cette jeune fille, cette Manon, devenue la femme du maharajah.
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