SILVER BLAZE-2

2023 Words
— Un instant ! m’écriai-je. Est-ce que le lad, en sortant avec le chien, avait laissé la porte de l’écurie ouverte ? — Bravo, Watson, bravo ! murmura mon compagnon. L’importance de ce détail m’a paru telle que j’ai télégraphié hier à Dartmoor à seule fin d’éclaircir le fait. Le lad a bien fermé la porte derrière lui, et je puis ajouter que la fenêtre était trop étroite pour donner passage à un homme. « Hunter attendit le retour de ses camarades, puis en envoya un raconter à l’entraîneur tout ce qui s’était passé. Ce récit parut agiter quelque peu Straker, quoique, selon toute apparence, il ne se soit pas bien rendu compte de l’importance de la chose. Néanmoins, il demeura vaguement inquiet ; à une heure du matin, sa femme, s’étant réveillée, l’aperçut qui s’habillait. Aux questions qu’elle lui fit, il répondit qu’il était trop préoccupé des chevaux pour pouvoir dormir, et qu’il allait aller jusqu’aux écuries s’assurer que tout était en ordre. Elle le supplia de rester, lui faisant remarquer qu’on entendait la pluie battre les vitres au dehors ; mais, quoi qu’elle pût dire, il s’enveloppa dans son imperméable et sortit. « Mrs. Straker se rendormit et, en se réveillant de nouveau à sept heures du matin, elle constata que son mari n’était pas encore rentré. Elle s’habilla à la hâte, appela la servante et se dirigea vers les écuries. La porte en était ouverte ; à l’intérieur, Hunter, affaissé sur une chaise, était plongé dans un état d’insensibilité complète, le box du favori était vide ; on ne voyait aucune trace de l’entraîneur. « Les deux lads qui couchaient dans le grenier à foin au-dessus de la sellerie furent immédiatement réveillés. Ils affirmèrent bien n’avoir rien entendu pendant la nuit, mais ils ont tous les deux le sommeil très dur. Quant à Hunter, il se trouvait, à n’en pas douter, sous l’influence d’un narcotique puissant ; comme il était impossible de le faire revenir à lui, on le laissa là, tandis que les deux lads et les deux femmes se précipitèrent à la recherche de l’homme et du cheval disparus. Ils espéraient encore que l’entraîneur avait, pour une raison quelconque, sorti le crack dans l’intention de lui donner son travail de bonne heure ; mais, en montant sur une butte qui se trouve près de la maison et d’où on domine toute la bruyère alentour, ils aperçurent, au lieu du cheval qu’ils cherchaient, un indice qui leur fit pressentir un malheur. « À cinq cents mètres de l’écurie, on pouvait voir, accroché à une touffe d’ajoncs, le manteau de John Straker… Derrière cette touffe, une dépression de terrain forme une sorte de cuvette, et ce fut là qu’on retrouva le corps inanimé du malheureux entraîneur. Il avait la tête fracassée ; on voyait qu’on avait dû lui porter des coups terribles au moyen d’une arme très lourde ; mais le crâne était dans un tel état que rien ne pouvait indiquer de quelle nature était cette arme ; de plus, il avait à la cuisse une blessure présentant le caractère d’une coupure longue et nette produite par un instrument très affilé. Il était clair que Straker avait dû se défendre vigoureusement contre ses assaillants ; car dans sa main droite, il tenait un petit couteau taché de sang jusqu’au manche, tandis que dans la gauche il serrait une cravate de soie rouge et noire, que la servante reconnut au premier coup d’œil pour être celle que portait, la veille au soir, l’étranger signalé auprès de l’écurie. « Hunter, lorsqu’il reprit ses sens, déclara également de la façon la plus formelle que c’était bien la cravate de cet homme. Il affirmait de plus que l’individu en question avait dû profiter de sa station près de la fenêtre pour droguer le plat de mouton au carry dans le dessein de priver l’écurie de son gardien. « Quant au cheval qui manquait, on voyait aux nombreuses traces qu’il avait laissées dans la boue au fond de cette fatale cuvette, qu’il avait bien été là au moment de l’attentat ; mais il avait disparu, et depuis ce jour, malgré toutes les récompenses promises, malgré toutes les recherches opérées par les bohémiens du Dartmoor, qui se sont immédiatement mis en quête, on n’en a pas eu la moindre nouvelle. « Enfin, en analysant ce qui restait du souper du lad, on y a constaté la présence d’une quantité considérable d’opium en poudre, bien que les gens de la maison, qui, ce soir-là, avaient mangé du même plat, n’en eussent ressenti aucun effet fâcheux. « Tels sont les faits, dans toute leur simplicité, et abstraction faite des conjectures auxquelles on peut se livrer. Je vais maintenant résumer le rôle joué jusqu’ici par la police. « L’inspecteur Gregory, auquel cette affaire a été confiée, est un agent d’une réelle valeur. S’il était seulement un peu mieux doué sous le rapport de l’imagination, il serait appelé à un brillant avenir dans sa profession. Dès son arrivée, il découvrit l’homme sur lequel pesaient naturellement tous les soupçons, et l’arrêta ; il n’eut guère de mérite à cela, car cet individu était parfaitement connu dans les environs. Il s’appelle, paraît-il, Fitzroy Simpson, appartient à une famille honorable, a reçu une bonne éducation, mais a dissipé toute sa fortune sur les champs de courses ; aussi est-il devenu maintenant une sorte de bookmaker élégant et vit-il en exerçant tranquillement ce métier dans les clubs de Londres où l’on s’occupe de ce sport. Un examen de son livre de paris a démontré qu’il était engagé pour plus de cent mille francs contre le favori du Wessex Cup. « Au moment de son arrestation, il avoua de lui-même être venu dans le Dartmoor avec l’espoir de se procurer quelques renseignements sur les chevaux de King’s Pyland et aussi sur Desborough, le second favori dans la course, qui est sous la direction de Silas Brown à l’établissement de Capleton. Il n’essaya pas de nier qu’il avait agi, le soir précédent, comme les témoins le déclaraient, et se contenta d’affirmer qu’il n’avait jamais eu aucun dessein criminel et que son seul but avait été de se procurer, à la source même, des renseignements certains. Mais lorsqu’on lui représenta sa cravate, il devint très pâle et ne put arriver à expliquer comment elle se trouvait entre les mains de la victime. Ses vêtements étaient encore mouillés et prouvaient qu’il s’était trouvé dehors la nuit précédente pendant l’orage ; enfin sa canne, un gros gourdin en bois des Indes, plombé à son extrémité, semblait être précisément l’arme avec laquelle on avait pu, au moyen de coups répétés, occasionner les terribles blessures auxquelles avait succombé l’entraîneur. « D’un autre côté, le sang dont était couvert le couteau de Straker montrait qu’au moins un de ses agresseurs devait porter les marques de la lutte qui avait eu lieu ; or, on n’a pas découvert sur la personne de Simpson la moindre trace de blessure… « Vous voyez, Watson, que vous tenez maintenant dans le creux de votre main tous les faits révélés par l’enquête ; si vous vous trouviez en mesure de me donner quelques éclaircissements, vous me rendriez vraiment service. » J’avais écouté avec la plus grande attention l’exposé qu’Holmes venait de me faire avec cette clarté si caractéristique chez lui. Quoique la plupart des faits me fussent déjà connus, je n’avais pas jusque-là suffisamment apprécié l’importance relative qu’ils pouvaient avoir entre eux et les liens qui les rattachaient l’un à l’autre. — Ne serait-il pas possible d’admettre, suggérai-je, que la blessure constatée sur le cadavre de Straker a été produite par son propre couteau, au milieu des convulsions dans lesquelles se débattent toujours les individus dont le cerveau a été atteint ? — C’est plus que possible, c’est même probable, répondit Holmes. Dans ce cas, l’un des arguments qui plaident le plus en faveur de l’inculpé vient à disparaître. — Et cependant, dis-je, même maintenant, je ne vois pas bien quelle peut être la version adoptée par la police. — Je crains bien que toutes les versions possibles ne prêtent à de sérieuses objections, reprit mon compagnon. Voici, d’après moi, ce que doit croire la police. Fitzroy Simpson s’était procuré d’une manière quelconque une double clef de l’écurie ; après avoir donné au lad un narcotique, il a ouvert la porte et, sans prendre la peine de la refermer, a emmené le cheval avec l’intention évidente de le faire disparaître ; il a dû mettre à Silver Blaze sa bride, car on ne l’a pas retrouvée. – Pendant qu’il traversait la lande avec le cheval, l’entraîneur l’a ou rencontré, ou surpris. Naturellement, il y a eu dispute, et Simpson, avec son gros gourdin, a assommé son malheureux adversaire sans avoir reçu aucune blessure du petit couteau qu’avait tiré Straker pour se défendre ; ensuite, de deux choses l’une : ou le voleur a conduit le cheval dans une cachette, dans laquelle celui-ci est resté caché depuis lors, ou il l’a laissé échapper pendant la lutte, et l’animal se promène maintenant à travers la lande. Voilà comment la police doit envisager l’affaire, et, malgré les nombreuses improbabilités que renferme cette version, toute autre en présente bien plus encore. Enfin quand je serai sur les lieux, je saurai bien vite à quoi m’en tenir ; mais jusque-là je ne vois pas comment nous pourrions parvenir à y voir plus clair. La journée touchait à sa fin lorsque nous arrivâmes à la petite ville de Tavistock, qui se trouve plantée au centre du Dartmoor comme une bosse au milieu d’un bouclier. Deux personnes nous attendaient à la gare : l’une était un grand homme blond aux yeux bleu clair d’une pénétration singulière, mais avec des cheveux et une barbe qui le faisaient ressembler à un lion ; l’autre, petit, vif, très fringant dans sa mise soignée vêtu d’une redingote et d’une culotte se terminant par des guêtres, portait des petits favoris parfaitement peignés et avait un monocle dans l’œil. Ce dernier était le colonel Ross, le sportsman bien connu ; l’autre, l’inspecteur Gregory, un homme en train de faire rapidement son chemin dans la police anglaise. — Je suis enchanté de vous voir, monsieur Holmes, dit le colonel. M. l’inspecteur a fait tout ce qu’il était humainement possible de faire ; mais je compte ne reculer devant rien pour venger ce pauvre Straker et pour retrouver mon cheval. — Avez-vous découvert quelque chose de nouveau ? demanda Holmes à Gregory. — Hélas ! je dois avouer que nous avons fait bien peu de progrès, répondit l’inspecteur. Mais nous avons là une voiture découverte, et comme je pense que vous désirez examiner les lieux avant qu’il fasse nuit, nous pourrions, si vous le voulez bien, causer de tout cela en route. Un instant après nous étions tous assis dans un confortable landau et nous roulions dans les rues de cette petite ville du Devonshire, si vieille et si pittoresque. L’inspecteur Gregory était plein de son sujet, et il se mit à défiler tout un chapelet de remarques, tandis qu’Holmes l’interrompait de temps à autre, soit par une question, soit par une exclamation. Le colonel Ross se tenait renversé en arrière, les bras croisés et son chapeau rabattu sur les yeux ; quant à moi, j’écoutais de toutes mes oreilles les paroles qui s’échangeaient entre les deux policiers. Gregory était en train de formuler ses théories, et elles se trouvaient être presque mot pour mot ce que Holmes avait prévu en chemin de fer. — Toutes les mailles du filet se resserrent sur Fitzroy Simpson, dit-il, et pour mon compte, je crois que nous tenons bien le vrai coupable. Néanmoins, je reconnais que nous ne nous basons que sur des probabilités, et que de nouvelles découvertes peuvent tout modifier. — Quel est votre avis au sujet du coup de couteau dont Straker porte la trace ? — Nous sommes absolument convaincus qu’il a dû se blesser lui-même en tombant. — Mon ami, le docteur Watson, a eu la même idée et m’en a fait part pendant le voyage. S’il en était ainsi, cela serait une charge de plus contre ce Simpson.
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