LA BOÎTE DE LAQUE-1

2087 Words
LA BOÎTE DE LAQUECe fut une chose curieuse, dit le précepteur ; un de ces incidents bizarres et saugrenus comme il ne s’en produit pas deux fois dans une existence. J’y perdis la meilleure situation que je doive, sans doute, jamais rencontrer. Ce qui ne veut pas dire que je ne me félicite d’être allé à Thorpe Place ; car j’y gagnai… Mais cela, c’est ce que vous apprendra mon histoire. Je ne sais pas si vous connaissez bien cette partie des Midlands qu’arrose l’Avon. C’est la région la plus anglaise de l’Angleterre. Elle nous a donné Shakespeare, qui fut la fleur de notre race. Terre de longs pâturages, se plissant et se gonflant à l’ouest pour former les hauteurs de Malvern. Pas de villes, mais des quantités de villages, chacun avec son clocher de pierre grise. Vous avez laissé derrière vous la brique des comtés du Sud et de l’Est ; ici, tout est de pierre, depuis les murs jusqu’aux dalles des toits envahies par le lichen ; tout est farouche, solide et massif, comme il convient au cœur d’un grand pays. Au centre de la région, et pas très loin d’Eversham, sir John Bollamore habitait le vieux logis ancestral de Thorpe Place, où il me manda pour l’éducation de ses deux fils. Sir John était veuf : sa femme, morte trois ans auparavant, lui avait laissé deux garçons âgés de huit et dix ans, et une fille âgée de sept. Miss Witherton, aujourd’hui ma femme, était l’institutrice de la fillette ; j’étais le précepteur des garçons : pouvait-il y avoir prélude plus net à un mariage ? Aujourd’hui, c’est sur moi qu’elle exerce son autorité, et les deux garçons que je dresse sont les nôtres. Mais voilà que je vous ai déjà révélé ce que je gagnai à Thorpe Place ! C’est une vieille, très vieille maison, incroyablement vieille, prénormande en certaines parties : les Bollamore s’y glorifiaient d’un établissement très antérieur à la conquête. J’eus froid au cœur lorsque, en arrivant, je vis ces murs gris d’une épaisseur énorme, ces blocs de pierres qui s’effritaient, et quand je sentis l’odeur de bête mourante que donnait à l’édifice la moisissure de ses plâtres. Cependant, l’aile moderne avait bel aspect et le jardin était fort bien entretenu. Puis, quelle maison peut sembler triste alors qu’au dedans elle abrite une délicieuse jeune fille et qu’au dehors elle fait un pareil étalage de roses ? Abstraction faite d’une domesticité très complète, nous n’étions que quatre personnes à constituer la maison : Miss Witherton, âgée de vingt-quatre ans, et aussi jolie… ma foi, aussi jolie que l’est aujourd’hui Mrs. Colmore ; moi-même, Frank Colmore, qui avais trente ans ; Mrs. Stevens, la gouvernante, personne sèche et taciturne ; enfin Mr. Richards, un homme de haute taille et d’allures militaires, qui dirigeait en qualité de régisseur le domaine de Bollamore. Nous prenions ensemble nos repas ; sir John, lui, mangeait seul d’ordinaire dans la bibliothèque. Il dînait bien parfois avec nous ; mais, en somme, nous aimions autant qu’il n’en fît rien. Car son aspect avait quelque chose de formidable. Imaginez un homme de six pieds trois pouces, avec un visage au grand nez aristocratique, des cheveux mouchetés, des sourcils durs, une grande barbe méphistophélique taillée en pointe, et, sur le front, autour des yeux, des lignes profondes, comme creusées au canif. Avec cela, des yeux gris, las et désespérés, fiers et néanmoins pathétiques, qui réclamaient la pitié en lui interdisant de se produire. Bien que voûté par l’étude, il gardait encore pour son âge – environ cinquante-cinq ans, – toute la beauté qu’aurait pu lui souhaiter une femme. Sa présence n’avait rien de récréatif. Toujours courtois, toujours raffiné dans ses manières, il était singulièrement replié et sobre de paroles. Je n’ai jamais vécu aussi longtemps près d’un homme pour le connaître aussi peu. S’il ne sortait pas, il passait son temps soit dans son grand cabinet de la tour de l’est, soit dans sa bibliothèque, qui faisait partie de l’aile moderne. La régularité de ses habitudes permettait de dire exactement, à toute heure, en quel endroit il se trouvait. Deux fois par jour, il montait dans son cabinet de travail : une fois après le petit déjeuner, une autre fois après le dîner, à dix heures. Nous aurions pu régler notre montre sur le battement de la lourde porte. Le reste de sa journée s’écoulait dans la bibliothèque, à ceci près que, l’après-midi, il faisait, pendant une heure ou deux, une marche ou une promenade à cheval, solitaire comme toute son existence. Il aimait ses enfants et s’intéressait au progrès de leurs études ; mais il les effrayait un peu par son silence ; et ils l’évitaient de leur mieux. Ce que, d’ailleurs, nous faisions nous-mêmes. Je fus quelque temps sans rien savoir du passé de sir John Bollamore : car Mrs. Stevens, la gouvernante, et Richards, le régisseur, avaient trop de loyauté pour s’entretenir familièrement des affaires de leur maître. Quant à l’institutrice, elle n’en savait pas plus que moi, et notre commune curiosité fut l’une des raisons qui nous rapprochèrent. À la fin arriva un incident qui me fit faire plus ample connaissance avec Richards, et, par là, pénétrer un peu dans la vie de l’homme que je servais. Cet incident eut pour cause immédiate la chute de Master Percy, 1a plus jeune de mes élèves, dans le canal du moulin, et le danger de mort que nous courûmes l’un et l’autre, car je m’étais exposé pour le sauver. Ruisselant, exténué, plus bouleversé que l’enfant lui-même, je regagnais ma chambre, lorsque sir John, attiré par le bruit, ouvrit la porte du cabinet de travail et me demanda ce qui se passait. Je le lui dis, en le rassurant sur son fils. Il m’écouta sans qu’un pli bougeât sur son visage sévère ; mais l’intensité de son regard, la contraction de ses lèvres trahissaient l’émotion qu’il s’efforçait de cacher. — Une minute ! Entrez ! Donnez-moi des détails ! fit-il en repassant la porte. Ainsi, je me trouvai dans le petit sanctuaire où j’appris ensuite que nul n’avait mis les pieds depuis trois ans, à l’exception d’une vieille femme de ménage chargée de l’entretenir. C’était une pièce ronde – ménagée dans la tour, elle en gardait la forme, — basse de plafond, n’ayant qu’une seule étroite fenêtre à guirlandes de lierre, et meublée le plus simplement du monde. Un vieux tapis, un siège unique, une table à manger, une grande étagère à livres en constituaient tout le luxe. Sur la table était posée, debout, la photographie en pied d’une femme : je ne prêtai pas une attention particulière aux traits, mais je me rappelle qu’il s’en dégageait surtout une impression de douceur et de grâce. Il y avait là en outre une grande boîte de laque noir et un ou deux paquets de lettres ou de papiers retenus par des élastiques. Nous ne causâmes guère, car sir John Bollamore s’aperçut que j’étais trempé et que j’avais besoin de me changer au plus tôt. Mais cette aventure me fournit l’occasion d’une intéressante conversation avec Richards. Il n’avait, lui, jamais pénétré dans la chambre que le hasard m’avait ouverte. Brûlant du désir de savoir quelque chose, il vint à moi cet après-midi même, et nous fîmes les cent pas dans l’allée du jardin, tandis qu’auprès de nous mes deux élèves jouaient au tennis sur la pelouse. — Vous imaginez à peine, dit-il, quelle exception vient d’être faite en votre faveur. Cette chambre reste si fermée, elle reçoit de sir John des visites si assidues et si régulières, qu’elle a fait naître dans la maison une espèce de sentiment superstitieux. En vérité, s’il me fallait vous répéter tout ce qu’on raconte à propos de cette chambre – visites mystérieuses, voix entendues par les domestiques, – vous soupçonneriez sir John d’être retombé dans ses anciennes habitudes. — Qu’entendez-vous par « retombé » ? demandai-je. — Est-il possible que vous ignoriez les antécédents de sir John Bollamore ? — Absolument. — Vous me confondez. Je ne croyais pas qu’ils fussent ignorés d’un seul homme en Angleterre. Je me garderais d’en parler si vous n’étiez aujourd’hui des nôtres et si, en taisant les faits, je ne vous exposais à ce qu’on vous les présentât un jour sous une forme plus désobligeante. J’ai toujours admis que vous étiez rentré à bon escient chez Bollamore-le-Diable. — Pourquoi « le Diable » ? — Ah ! vous êtes jeune et le monde va vite ! Mais il y a vingt ans Bollamore portait un des noms les plus connus de Londres. Il tenait la tête de la société la plus lancée. Casseur de vitres, boute-en-train, joueur, buveur, il incarnait le dernier survivant de l’ancien type, et l’un des mauvais entre les pires. Je regardai Richards avec stupeur. — Quoi ! m’écriai, cet homme tranquille, studieux et triste ? — Le plus parfait libertin, le plus grand débauché de l’Angleterre ! Tout ceci entre nous, Colmore. Mais vous me comprenez maintenant quand je dis que cela éveillerait les soupçons si l’on venait à entendre dans sa chambre une voix de femme. — Et qui donc l’a changé à ce point ? — La petite Béryl Clare, le jour où elle accepta le risque de devenir sa femme. Là se place le tournant de sa vie. Il avait poussé si loin les excès que dans son monde même on l’avait jeté par-dessus bord. Entre un homme qui boit et un ivrogne, il y a, vous le savez, un abîme. Tous ces gens-là boivent ; mais, tous n’en ferment pas moins leur porte aux ivrognes. Il était devenu, sans espoir, sans recours, l’esclave de son vice. Elle intervint à ce moment. Elle vit ce qu’il restait de ressources chez cet homme de qualité, même à ce degré de déchéance. Elle courut la chance de l’épouser, alors qu’elle pouvait choisir les maris à la douzaine. Elle le ramena pour ainsi dire à l’état d’homme et au sentiment de sa dignité. Vous avez remarqué qu’il n’entre pas une liqueur dans la maison. Ce fut ainsi depuis le jour où la jeune femme en franchit le seuil. Même aujourd’hui, une goutte de liqueur serait pour lui comme du sang pour un tigre. — Elle le tient donc encore sous son influence ? — C’est là le miracle. Quand elle mourut, voici trois ans, nous eûmes tous l’appréhension de le voir retourner à son vice. Elle le craignait elle-même, et cette crainte lui rendait la mort plus terrible, car elle était l’ange gardien de cet homme et ne vivait que pour une idée. À propos, avez-vous vu dans la chambre de sir John une boîte noire en laque ? — Oui. — Je présume qu’il y garde les lettres de sa femme. Quand d’aventure il s’absente, ne fût-ce qu’une nuit, il emporte la boîte de laque. Je vous en ai dit là, Colmore, plus que je n’aurais dû peut-être ; mais j’attends de vous la pareille s’il vous arrivait jamais d’apprendre quelque chose d’intéressant. Je voyais le brave homme consumé de curiosité et un peu piqué de ce que moi, le dernier venu, j’eusse trouvé accès le premier dans la chambre interdite. Mais cette particularité me haussa dans son estime ; et nos rapports en devinrent plus étroits. En même temps, je sentis croître mon intérêt pour la silencieuse et majestueuse personne de sir John. Je commençai à comprendre le regard étrangement humain de ses yeux et les sillons profonds de son inquiète figure. Il soutenait une bataille sans trêve ; il maintenait à longueur de bras, du soir au matin, un horrible adversaire qui essayait de s’accrocher à lui pour jamais, un adversaire qui, s’il parvenait à l’enserrer dans ses griffes, lui dévorerait le corps et l’âme. Tandis que je l’observais, morose et courbé, allant et venant par le corridor ou se promenant dans le jardin, il me semblait voir le danger prendre forme, et le plus répugnant, le plus redoutable des esprits malins se blottir dans l’ombre même de cet homme, comme un fauve intimidé se fait tout petit près de son gardien, en attendant la première minute d’inattention pour lui sauter à la gorge. Et la femme morte, la femme qui avait consacré sa vie à le préserver du péril, se représentait, elle aussi, à mon imagination ; et je la voyais, ombre charmante, tendre sans cesse des bras protecteurs à l’homme qu’elle aimait. Une divination subtile l’avertit de la sympathie qu’il m’inspirait ; et il sut, à sa manière, sans se départir de son silence, me montrer qu’il y était sensible. Il m’invita même un après-midi à partager sa promenade. Si nous n’échangeâmes pas deux mots en cette circonstance, du moins il me donna là une marque de confiance qu’il n’avait encore donnée à personne. Il me demanda aussi de dresser le catalogue de ses livres, qui constituaient l’une des plus belles bibliothèques privées de l’Angleterre : en sorte que je passai des heures, le soir, en sa présence sinon en sa compagnie, lui à son bureau, lisant, moi dans un petit retrait près de la fenêtre, remettant de l’ordre parmi le chaos des volumes. En dépit de ces relations étroites, il ne m’invita plus à entrer dans la chambre de la tour. Sur ces entrefaites, un incident vint bouleverser mes sentiments, changer ma sympathie en répulsion, me prouver que Bollamore restait l’homme qu’il avait toujours été, mais compliqué d’un hypocrite. Voici comment les choses se passèrent. Miss Witherton avait dû se rendre un soir à Broadway, le village voisin, où elle chantait dans un concert de charité. J’allai, selon ma promesse, l’y chercher pour la reconduire. La grande allée longe la tour de l’est, et j’observai en passant qu’il y avait de la lumière dans la chambre ronde. Nous étions en été ; la fenêtre, un peu au-dessus de nous, était ouverte. Absorbés par la conversation, nous avions fait halte sur la pelouse bordant la vieille tour. À ce moment, quelque chose coupa net notre entretien et nous détourna de nos affaires personnelles.
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