LA BOÎTE DE LAQUE-2

2128 Words
Une voix parlait, sans conteste une voix de femme. Elle parlait si bas que nous ne l’eussions pas entendue sans le calme de l’atmosphère ; mais, si assourdi qu’en fut le timbre, il n’y avait pas à douter qu’il fut d’une voix féminine. Et elle parlait précipitamment, par phrases saccadées et brèves, voix pitoyable, haletante et implorante. Miss Witherton et moi, nous restâmes un instant à nous regarder l’un l’autre. Puis nous nous dirigeâmes vivement vers la porte du vestibule. — Cela venait par la fenêtre, dis-je. — Nous n’avons pas à jouer le rôle d’espions, répondit-elle. Oublions ce que nous avons entendu. Elle manifestait si peu de surprise que j’eus un soupçon. — Vous avez déjà entendu cette voix ? m’écriai-je. — Bien malgré moi. Et souvent. Car je loge dans la tour, à l’autre étage. — Qui peut être cette femme ? — Je n’en ai aucune idée. Mais n’en parlons plus, je préfère. À son accent, je devinai suffisamment ce qu’elle pensait. Mais en admettant que sir John menât tune vie double et douteuse, qui pouvait-elle être, la femme mystérieuse qui lui tenait compagnie dans le cabinet de la vieille tour ? Je savais, pour les avoir vérifiées de mes yeux, la tristesse et la nudité de cette chambre. Certainement, elle n’y vivait pas. Et alors, d’où venait-elle ? Impossible qu’elle fît partie de la maison : Mrs. Stevens exerçait sur tout le personnel une surveillance sévère. C’était bien du dehors que venait la visiteuse : mais comment ? L’idée me frappa, tout d’un coup, que dans une aussi antique maison devait exister un passage secret datant du Moyen Âge. Il n’est guère de vieux château qui n’ait le sien. Le cabinet de sir John occupait le bas de la tour ; en sorte que, d’après mon hypothèse, le passage devait s’ouvrir dans le parquet. Les alentours immédiats ne manquaient pas de cottages : l’autre extrémité du passage devait avoir son issue au milieu des ronces, dans les taillis voisins. Je ne dis rien à personne ; mais je sentis que je tenais le secret de sir John. Et plus je m’en persuadai, plus j’admirai la façon dont il dissimulait sa véritable nature. Maintes fois, considérant cet austère visage, je me demandai s’il se pouvait réellement qu’un tel saint eût une double existence, j’essayai de me convaincre que mes soupçons, après tout, manquaient de base. Et pourtant, cette voix féminine, ce rendez-vous clandestin, la nuit, dans la chambre de la tour… comment donner à ces faits une interprétation innocente ? Je conçus de l’horreur pour cet homme. Une hypocrisie aussi foncière, aussi déterminée, m’emplissait de dégoût. Une seule fois dans l’espace de plusieurs mois, il m’apparut dépouillé du masque impassible et désolé qu’il présentait d’ordinaire à ses semblables. J’entrevis dans une lueur fugitive le volcan qu’il étouffait en lui depuis si longtemps. Il suffit pour, cela d’une occasion bien médiocre, d’une colère qu’il prit contre la femme de ménage dont j’ai parlé tout à l’heure, personne d’âge, seule admise à pénétrer dans la chambre mystérieuse. Je suivais le couloir menant à la tour, car j’habitais de ce côté, lorsque, soudain, j’entendis des cris d’épouvante, que dominaient la voix rauque, les grondements inarticulés d’un homme en fureur, pareils aux rugissements d’un fauve. Et je finis par reconnaître la voix de sir John, frémissante de rage : « Vous oseriez ! criait-il, vous oseriez me désobéir ! » Presque aussitôt, la femme de ménage passa devant moi, fuyant le long du couloir, livide et tremblante, tandis que la terrible voix tonnait derrière elle : « Allez vous faire régler par Mrs. Stevens ! Et ne remettez jamais les pieds à Thorpe Place ! » Intrigué au plus haut point, je ne pus me défendre de la suivre. Je la trouvai au tournant du couloir. Elle s’appuyait contre le mur, et le cœur lui sautait dans la poitrine, comme à un lièvre effarouché. — Qu’y a-t-il, Mrs. Brown ? lui demandai-je. — C’est le maître… bégaya-t-elle. Ah ! quelle peur il m’a faite ! Si vous aviez vu ses yeux, Monsieur Colmore ! J’ai cru qu’il me tuait ! — Pourquoi cela ? — Pourquoi, Monsieur ? Mais pour rien. Pour rien qui valût tant de bruit. C’est tout juste si j’avais porté la main sur cette boîte noire qu’il a ; je ne l’avais pas même ouverte. Il entra… et vous avez entendu sa colère ! J’ai perdu ma place. Tant mieux. Près de lui, maintenant, je ne me sentirais plus tranquille. Ainsi, la cause de cet esclandre, c’était la boîte de laque, la boîte dont sir John ne se séparait jamais ! Quel rapport y avait-il – et y avait-il un rapport quelconque – entre cette boîte et les secrètes visites de la dame dont j’avais entendu la voix ? La colère de sir John n’était pas moins tenace que violente : car depuis ce jour Mrs. Brown, la femme de ménage, disparut de la cuisine ; et Thorpe Place ne la revit plus. Il me reste à dire par quel hasard singulier j’eus le mot de l’énigme et surpris le secret de sir John. Sans doute se demandera-t-on si ma curiosité ne l’emporta pas sur mes scrupules et si je ne condescendis pas au rôle d’espion. Et je ne puis empêcher qu’on le croie, pour peu qu’on le veuille. Je puis seulement garantir que les faits, si invraisemblables qu’ils paraissent, se passèrent exactement de la façon que voici. Tout d’abord, le petit cabinet de la tour devint inhabitable par suite de l’effondrement d’une poutre de chêne vermoulue qui supportait le plafond. Un beau matin, rongée par l’âge, elle se rompit par le milieu, entraînant une quantité de plâtras dans sa chute. Par bonheur, sir John ne se trouvait pas à ce moment dans le cabinet. Sa précieuse boîte fut sauvée d’entre les décombres et transportée dans la bibliothèque, où désormais il la garda sous clef, dans son bureau. Sir John ne prit aucunes mesures pour réparer le dommage, et l’occasion ne s’offrit jamais à moi de rechercher le passage secret dont j’avais conjecturé l’existence. Quant à la dame, j’aurais cru que l’accident avait mis fin à ses visites si je n’avais, un soir, entendu Richards demander à Mrs. Stevens quelle était la dame qui avait eu un entretien avec sir John dans la bibliothèque. Je ne saisis pas la réponse de Mrs. Stevens ; mais je vis à son attitude que la question avait dû lui être posée d’autres fois. — Vous avez entendu la voix, Colmore ? me demanda le régisseur. Je confessai que je l’avais entendue. — Qu’en pensez-vous ? Je haussai les épaules et répliquai que je n’avais pas à me mêler de cette affaire. — Voyons, voyons ! Vous êtes aussi curieux que n’importe qui d’entre nous. Est-ce un homme ou une femme ? — Certainement, c’est une femme. — D’où la voix venait-elle ? — Du cabinet de la tour, avant la chute du plafond. — Mais je l’ai entendue dans la bibliothèque la nuit dernière. Comme j’allais me coucher et passais devant la porte, j’entendis, aussi nettement que je vous entends, des plaintes et des prières. Peut-être est-ce une femme… — Eh ! qui voulez-vous que ce soit ? Il me regarda fixement. — « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre… », fit-il. Si c’est une femme, comment s’introduit-elle ? — Je l’ignore. — Moi aussi. Pourtant, si c’est ce que je… Mais pour un individu positif, pour un homme d’affaires au vingtième siècle, un pareil sujet de conversation frise le ridicule. Là-dessus, il me tourna les talons. Et je compris ce qu’il ne disait pas. À toutes les histoires de revenants installées dans Thorpe Place, voilà qu’il s’en ajoutait une, sous nos yeux même ! Et sans doute y est-elle aujourd’hui établie en permanence : car si tout s’expliqua pour moi, il n’en fut pas de même pour les autres. Comment tout s’expliqua pour moi, je vais vous le dire. Une névralgie m’avait tenu éveillé toute la nuit, et, vers midi, j’avais pris, pour calmer un peu mes douleurs, une forte dose de chlorodyne. J’achevais à cette époque mon catalogue et travaillais tous les jours, de cinq à sept, dans la bibliothèque. Ce jour-là, je luttais contre le double effet de ma nuit d’insomnie et de mon narcotique. La bibliothèque, ai-je dit, avait un retrait où je me tenais d’habitude : je m’y installai résolument pour travailler. Mais la fatigue eut raison de moi ; à la fin, je me renversai sur mon canapé et tombai dans un profond sommeil. Combien de temps je dormis, je n’en sais rien ; mais quand je m’éveillai il faisait nuit noire. Encore étourdi par la chlorodyne que j’avais prise, je demeurai là immobile, dans un état de demi-conscience. La vaste pièce, avec ses hauts murs couverts de livres, se dessinait confusément, obscurément, autour de moi. Une fenêtre, à l’autre bout, diffusait un peu de clarté lunaire ; si bien que j’aperçus, se silhouettant sur cet arrière-plan moins sombre, sir John Bollamore à sa table de travail. Sa tête bien plantée, au profil tranché, s’accusait en vigueur dans le faible rayonnement du carré qui lui servait de cadre. Il se pencha : j’entendis une clef tourner dans une serrure et du métal racler du métal. Comme dans un rêve, vaguement, je rattachai ces bruits à la boîte de laque placée devant lui. Il me sembla qu’il en avait retiré quelque chose, quelque chose de trapu et de baroque, et l’avait posé sur la table. Si grande était ma torpeur mentale, si complet mon hébétement, que je ne m’avisai pas que je violais l’intimité de sa vie puisqu’il croyait être seul dans la salle ! Et juste à l’instant où un sentiment d’horreur, m’envahissant, me rendait à moi-même, quand déjà je me soulevais à demi pour signaler ma présence, j’entendis un grattement métallique sinueux et bizarre, puis la voix. Oui, c’était, sans erreur possible, une voix de femme ; mais une voix si chargée de supplication, d’émotion et de tendresse, que mes oreilles n’en oublieront jamais l’accent. Elle avait une espèce de résonance lointaine ; et les mots s’en détachaient très faibles, – faibles comme les derniers mots d’une mourante : « Je ne vous quitte qu’en apparence, John, murmurait-elle. Je reste près de vous, mon coude contre le vôtre, en attendant que nous nous retrouvions. Je meurs heureuse en pensant que nuit et jour vous entendrez ma voix. Soyez fort, John ! soyez fort, jusqu’au jour de notre réunion définitive ! » J’ai dit que je m’étais soulevé pour signaler ma présence. Mais pouvais-je la signaler tant que cette voix résonnait ? Je ne pouvais que rester là, dressé à mi-corps, paralysé, figé de surprise, écoutant ces paroles venues de loin, cette musicale prière ; et lui-même, tout entier à ce que disait la voix, Bollamore n’aurait pu m’entendre. Mais la voix se tut. Alors, je balbutiai des explications et des excuses. Il s’élança, tourna un commutateur électrique, et je le vis, les yeux enflammés, le visage convulsé de fureur, tel que l’avait vu, quelques semaines auparavant, la malheureuse femme de ménage. — Vous ici, monsieur Colmore ! Qu’est-ce que cela veut dire ? En mots haletants, je lui contai tout : ma névralgie, le narcotique, et comment j’avais cédé au sommeil, et comment je m’étais réveillé. À mesure qu’il m’écoutait, la colère s’effaçait, et le triste, l’impassible masque retombait sur son visage. — Monsieur Colmore, dit-il, mon secret devient le vôtre. Je n’ai à m’en prendre qu’à moi-même d’un relâchement de précautions. Des demi-confidences sont pires que des confidences ; et sachant ce que vous savez, vous pouvez tout savoir. Après ma mort, faites de cette histoire ce qu’il vous plaira ; mais, jusque-là, vous me répondez sur l’honneur de n’en souffler mot à âme qui vive. J’ai encore mon orgueil, Dieu me pardonne ! ou, du moins, trop d’orgueil pour ne pas souffrir de la pitié qu’on m’infligerait. Je souris de l’envie et je méprise la haine ; je ne supporte pas la pitié. Vous n’ignorez plus d’où vient la voix, cette voix qui, je m’en rends bien compte, intrigue si fort mes gens. Je sais les rumeurs qu’elle a fait naître. Scandaleux ou superstitieux, je dédaigne les commentaires, et je pardonne. Ce que je ne pardonnerais jamais, ce serait qu’on m’épiât sournoisement, qu’on écoutât aux portes, chez moi, pour satisfaire une curiosité illicite ! Mais de cela, monsieur Colmore, je crois pouvoir vous absoudre. Tout jeune encore, beaucoup plus jeune que vous ne l’êtes, je me trouvai jeté en plein Londres sans un conseiller, sans un ami, avec une fortune qui n’attirait que trop vers moi les faux amis et les faux conseillers. Je bus largement à la coupe de la vie ; si quelqu’un y a bu plus largement que moi, je ne l’envie guère. Je m’en ressentis dans ma bourse, dans mon caractère, dans ma santé. J’en arrivai à ne pouvoir me passer de stimulants. Je devins un homme contre qui ma mémoire se révolte. Et ce fut alors, ce fut au temps de ma pire abjection, que Dieu m’envoya l’âme la plus exquise, la plus tendre, qui jamais descendit du ciel pour exercer ici-bas le ministère d’ange. Elle m’aima dans ma misère, elle m’aima ! Je m’étais ravalé au niveau de la brute : elle voua sa vie à refaire de moi un homme ! Mais elle subit les atteintes d’un mal inexorable ; et je la vis dépérir sous mes yeux ! Dans la minute de son agonie, ce n’était pas à elle-même qu’elle pensait, ni à ses souffrances, ni à sa mort : c’était à moi. Sa seule crainte, c’était que je vinsse à retomber dans mes égarements le jour où elle n’exercerait plus sur moi son influence. En vain – je lui, jurai que pas une goutte de vin ne mouillerait jamais plus mes lèvres : elle savait trop à quel point le démon me tenait ; elle avait trop dû combattre pour lui faire lâcher prise ! Et l’idée qu’il pût me ressaisir dans ses griffes la tourmentait nuit et jour. Des amis, en causant dans sa chambre de malade, lui révélèrent une invention récente : le phonographe. Avec cette promptitude d’esprit que l’amour donne à une femme, elle comprit tout de suite comment le faire servir à ses fins. Elle m’envoya lui chercher à Londres l’instrument le plus perfectionné que je pusse trouver ; et, d’une voix mourante, elle y murmura les mots qui depuis lors me soutiennent. Seul et brisé, quel autre appui aurais-je au monde ? Mais j’en ai dit assez. Plaise à Dieu que le jour où il nous réunira je reparaisse sans honte devant elle ! Voilà mon secret, monsieur Colmore. Tant que je vivrai, je le mets sous votre sauvegarde.
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