CHAPITRE 1-1

2029 Words
CHAPITRE 1 Je n’arrivais pas à ouvrir les yeux. Mes paupières étaient lourdes, collaient. L’énergie me manquait, et tout mon corps était affreusement douloureux. Du sang avait taché mes vêtements. Dans la pièce régnait une insupportable odeur de whisky et de tabac refroidi. Tout était sombre. Une horloge indiquait seize heures, mais les volets empêchaient la lumière d’entrer. Il n’y avait pas le moindre bruit. Autour de moi, trois corps gisaient. Il y avait une fille sur la vieille moquette rouge. Son maquillage avait coulé. Elle avait certainement pleuré. Deux hommes étaient un peu plus loin, sur la gauche. Je ne pouvais dire s’ils étaient inconscients ou simplement endormis. À dire vrai, je ne voulais pas le savoir. Je ne pensais qu’à partir, qu’à sortir d’ici le plus rapidement possible. À chaque réveil, c’était le même refrain. Le corps endolori, le ventre vide, la peur. Essayer d’être discrète, de ne pas réveiller Max. Un cauchemar, mais bien réel. Cette fois-ci, j’avais mal. Encore plus que les autres. Je savais que je ne supporterais pas une nouvelle nuit ici. Je regrettais amèrement tout ce qui s’était passé la veille. Je me dégoûtais. J’avais le sentiment d’être un échec, un « déchet ». Ce mot avait été prononcé il y a six mois par l’homme qui m’avait donné la vie. C’était apparemment ce que je représentais à ses yeux, ce que mon parcours et mes choix lui inspiraient. Il avait hurlé, avait vidé mon sac par terre. Son regard sur moi avait changé, j’avais compris que rien ne serait plus comme avant. J’avais pris mon envol, peu après cette dispute. J’étais certaine de pouvoir jouer à l’adulte quelque temps, de pouvoir me débrouiller sans eux. J’imaginais leur prouver de quoi j’étais capable, me sentir à nouveau vivante, profiter de ma liberté, découvrir la vraie vie. Je pensais que mon père reviendrait auprès de ma mère, qu’ils comprendraient tous deux les erreurs qu’ils avaient pu commettre, le mal qu’ils avaient pu me faire. J’étais certaine qu’ils regretteraient. Finalement, six mois plus tard, voilà où j’en étais. Les bras couverts de bleus, le T-shirt sale, et les yeux cernés. J’avais perdu tout ce que j’aimais, tout ce qui me raccrochait à un quelconque avenir. Ma vie tournait en rond. Je passais mes journées seule, à errer, mes soirées à chercher un endroit où me reposer, et mes nuits dans un état second, à jouer avec le feu. Nous étions au mois de novembre, mais je n’avais presque jamais froid. Si je cherchais des abris, c’était seulement pour me protéger de la rue, pour ressentir cette illusion de sécurité. J’avais réalisé que la simple présence de quatre murs et d’un toit pouvait tout changer. Je me déplaçais peu, uniquement pour trouver de quoi m’endormir, de quoi m’apaiser. J’avais essayé le cannabis, la cocaïne. Seuls, mélangés à de l’alcool, à des antidépresseurs, à des anxiolytiques. Mais c’était d’une poudre blanchâtre dont j’étais tombée amoureuse. Un vrai coup de foudre, aussi intense que brutal. La dépendance s’était installée, sournoisement, puis s’était renforcée. Aujourd’hui, je n’avais plus que son nom à la bouche. Héroïne. C’était tristement comique. Elle avait remplacé le héros de mon enfance et détruisait désormais ce qui restait de ma vie. Du haut de mes dix-sept ans, j’avais l’impression qu’aucun espoir ne m’était plus permis, que je n’avais plus qu’à oublier, qu’à fuir. Ma chance était passée, les rêves étaient finis. À chaque fois que j’ouvrais les yeux, des images du passé me revenaient. Je revoyais mes parents, l’appartement où j’avais grandi. Puis je repensais aux disputes, à la façon dont j’avais tout laissé tomber : les études, le sport, la musique. J’aurais pu devenir quelqu’un, réaliser de jolies choses, me construire un avenir. Au lieu de ça, j’avais choisi la liberté, à n’importe quel prix. Je me pressais aujourd’hui, avec mon vieux sac en toile sur le dos, du sang sur mon T-shirt et un jean troué à l’évidence trop grand pour moi. J’avançais, aussi loin que mes jambes me le permettaient. J’avais la peur au ventre, l’angoisse d’être suivie. Je retrouvais cette paranoïa des premières nuits dehors, où j’avais découvert l’enfer de la rue. Il ne m’avait pas fallu beaucoup de temps pour réaliser ce qui m’attendait. Le deuxième soir, alors que je m’étais assoupie sur un banc, dans un parc, j’étais été littéralement dépouillée. Mes papiers, le jeu de clé de chez mes parents, un livre, un stylo, une couverture en polaire, une bouteille d’eau, quelques médicaments et une tenue de rechange. Les dernières traces de ma vie d’avant, de ma vie d’enfant. Cette expérience m’avait poussée à me rapprocher de ceux qui me fournissaient en drogues, avant ma fugue. Max et ses deux associés. Ils m’avaient toujours aidée, avaient semblé me comprendre lorsque je leur avais parlé de mes parents, de nos conflits. J’avais cru pouvoir compter sur eux, cru qu’ils me soutiendraient une fois partie, une fois livrée à moi-même. Au lieu de cela, ils avaient ri de ma situation, de mes larmes. Ils m’avaient expliqué que tout se monnayait, leur aide y compris, et que même pour une nuit, un toit ne serait pas gratuit. J’avais alors réalisé mon erreur. Ce n’était pas la liberté, c’était une autre sorte d’emprise, accompagnée d’un grand vide. Ma descente aux enfers s’était ainsi accélérée. J’avais commencé à voler dans les boutiques du quartier, sur leurs conseils. Comme une débutante, je m’étais rapidement fait repérer par les vigiles. Ils connaissaient bien Max, Bill et Jesse. J’avais dû fuir, à plusieurs reprises, prétendre que j’étais majeure et sans-papiers lorsqu’ils me rattrapaient. En général, ils me laissaient sortir au bout d’une demi-heure, en me donnant l’adresse d’une assistante sociale et le numéro d’un centre d’accueil d’urgence. Ils compatissaient, semblaient désolés pour moi. L’un d’eux, plutôt grand, le visage doux, m’avait averti des différents trafics qui sévissaient, et des risques que présentait la vie dans la rue pour une jeune femme comme moi. S’il avait su... S’il avait su ce que je vivais, d’où je venais, et pourquoi j’en étais arrivée là, il ne m’aurait peut-être pas laissée repartir. Il aurait averti mes parents, m’aurait mise à l’abri. Pourtant, ce jour-là, j’avais eu envie de partir le plus rapidement possible, qu’on me laisse mener mon existence comme je le souhaitais. Je ne voulais pas qu’ils m’arrêtent, qu’ils me fassent la morale. Quelques heures plus tard, j’avais regretté. On m’avait tendu la main au lieu de m’enfoncer, et je n’avais pas su la saisir. Je l’avais même repoussée. Finalement, au bout de quelques semaines, on m’avait interdit l’accès à la plupart des magasins. Les raisons avancées étaient naïves : éviter que je ne récidive, que je ne me fasse exploiter. J’avais alors été obligée de revoir mes plans, de trouver une autre solution. Ce fut un vieil homme qui m’inspira. Son portefeuille ressortait négligemment de la poche arrière de son pantalon, il marchait juste devant moi. Il n’en fallut pas plus pour que je décide que les passants seraient ma prochaine cible, et leurs portefeuilles mes prochains revenus. Après quelques jours seulement, je faisais preuve d’une incroyable agilité. Je me surprenais moi-même. Il me suffisait de rester trois secondes dans leur dos et, d’un geste discret, leur argent était mien. C’était presque un art. J’étais douée, mais c’était insuffisant au vu de ma consommation. J’avais besoin de toujours plus, de toujours plus puissant. Max augmentait ses prix, menaçait de ne plus m’héberger. Je me ruinais, m’endettais, ne mangeais plus. Les doses étaient toujours trop faibles à mes yeux. J’avais atteint un état de manque permanent. Un soir, Max avait compris la détresse dans laquelle je me trouvais. Blême, amaigrie, épuisée, je n’y arrivais plus. J’avais perdu tout espoir de voir ma situation s’améliorer. Je comptais me résigner à dormir dans la rue à nouveau. Il m’avait alors proposé une autre sorte d’arrangement. Vu mon état, il pouvait envisager de me laisser profiter d’un toit quelques heures, et même de quelques grammes de ce qu’il aurait sous la main, mais il faudrait que je sois gentille, complaisante. C’était du donnant-donnant comme il disait. Je n’avais plus d’argent, le manque d’héroïne m’était insupportable, je n’avais nulle part où dormir et j’étais à bout. Le soir même, je découvrais que je n’avais plus ni fierté, ni conscience, ni limite. Max, ça le faisait rire. Il voyait ce dilemme comme un jeu. Les premiers temps, il me prenait en photo, me caressait, me déshabillait devant ses amis. Bill et Jesse profitaient du spectacle, toujours à côté. Le simple fait de savoir que j’étais à lui semblait lui suffire. Les doses de stupéfiants qu’il ingérait l’empêchaient de jouer avec moi trop longtemps. Lorsqu’il réussissait à enlever ses vêtements, il tenait à peine debout. Parfois, je m’endormais. Je sentais qu’il me touchait, souriait, me regardait, mais ça s’arrêtait là. Il ne me faisait jamais mal. C’était presque supportable. Je m’étais faite à l’idée, à ma situation. Je développais des moyens de défense. J’essayais de me convaincre qu’il y avait pire. Cet accord avait duré jusqu’à hier. Les réveils étaient douloureux, les nuits destructrices, mais j’avais tenu bon. J’ignorais pourquoi, mais je voulais vivre. En début de soirée, il m’avait expliqué qu’il avait pris une autre fille sous son aile. Beaucoup plus fraîche, plus belle, plus souriante, plus attirante. Beaucoup moins abîmée. Il ne voulait plus de moi, avait décidé de mettre fin au marché que nous avions passé. J’allais de nouveau être livrée à moi-même. - Alison, il va falloir que tu finances ta consommation seule, que tu trouves un moyen de te débrouiller. Je ne vais pas continuer à t’entretenir comme ça, ce n’est plus possible pour moi. Ce n’est pas sain pour toi non plus, tu n’es plus une enfant. Sans demander plus d’explications, ni relever l’ironie de ses paroles, j’étais partie. Il m’avait alors retenue par le poignet, brutalement. Non, mais ne pars pas... J’ai une proposition à te faire. Tu imagines bien que je ne vais pas te laisser comme ça, dans cette situation.Il me serrait de plus en plus fort. J’étais persuadée que mes os finiraient broyés. Mon instinct de survie me criait de fuir. Je détournais le visage, essayant de me calmer, de ne pas céder à la panique, de ne pas pleurer devant lui. Je ne voulais pas lui faire ce plaisir, ne pas lui prouver, une fois de plus, qu’il contrôlait ma vie, mes peurs. Je peux te trouver du travail si tu veux. Quelque chose qui serait parfait pour toi. Tu pourrais dormir chez un ami, le soir, et financer ta consommation seule, comme une grande. Mon ami habite près de Soho. Il cherche des filles un peu dans ton genre. Tu es encore jeune, mince, je suis certain qu’il serait intéressé. Si je lui parle de toi, il ne me dira pas non. En revanche, il faudra que tu y mettes du tien, que tu m’aides à le convaincre. Mais ça ne te posera aucun problème, tu sais te montrer gentille quand tu veux...Sa main avait alors lâché mon poignet. Il avait commencé à caresser mon visage en riant. J’en avais profité pour m’enfuir. Au bout de quelques rues, à bout de souffle, j’avais chuté. Mes bras avaient raclé le bitume et ma cheville s'était brisée. Physiquement, moralement, j’étais détruite. Max avait envoyé Bill et Jesse me chercher et n’avait mis qu’une dizaine de minutes à me retrouver. Ces deux-là auraient donné leurs vies pour lui. Ils étaient complètement assujettis. De vrais esclaves, de simples objets. Max n’avait même pas besoin de les contraindre. Ils ne pensaient pas, n’avaient pas d’avis, n’analysaient rien. Ils se contentaient d’exécuter les ordres. Le sale boulot ne les dérangeait pas. Ils semblaient presque nés pour cela. Sans même me regarder, ils m’avaient traînée jusqu’à lui. Ils n’avaient pas dit un mot. J’avais les jambes éraflées, les bras couverts de bleus, je pleurais. Max m’avait observée, satisfait, presque heureux. Il m’avait enfermée dans une minuscule pièce et m’avait injecté quelques drogues. À moitié consciente, je l’avais vu, nu, sur moi. Il ne m’avait pas quittée des yeux, à aucun moment. Mon affolement l’excitait. À chacune de mes larmes, il souriait. Il avait attendu que les produits agissent et que je commence à m’assoupir pour me v****r. Mon cri avait alors résonné, comme celui d’une bête à l’abattoir, qui comprend qu’elle va mourir, mais ne peut rien faire. Après quelques coups, ma vue s’était brouillée, les sons s’étaient éloignés et j’étais tombée, raide. J’avais fini par me réveiller, à seize heures, dans cette chambre. Couverte de sang. Choquée. Comateuse. Les images de la veille, elles, étaient intactes. *** Elle était venue me voir avec son visage d’ange et son incroyable innocence. J’aimais ce genre de filles. Derrière sa candeur, elle était à l’évidence perdue. Le mieux, c’est quand elles ont besoin d’aide. Avant qu’elles ne soient indépendantes, lorsque leurs envies de rébellions se font trop fortes et que leurs idées ne sont plus claires. Elles n’ont plus conscience de rien. Elles sont prêtes à tout. Je n’en fais qu’une bouchée. Cette Alison n’était pas comme les autres. Sa petite rébellion ne s’était pas arrêtée à quelques grammes d’herbes. Elle était partie de chez elle, sans savoir où elle allait vivre, sans savoir ce qu’elle allait faire pour s’en sortir. Sa cupidité n’avait aucune limite. Que s’imaginait-elle ? Qu’un prince charmant l’emmènerait dans un château ? Qu’un ange gardien la prendrait sous son aile, s’occuperait d’elle ? Elle ne connaissait pas la vie, elle ne connaissait pas la rue. Elle venait de quitter sa prison dorée pour se jeter dans la gueule du loup. Il me faudrait du temps, mais elle me rapporterait gros. Au premier coup d’œil, je l’avais su.
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