CHAPITRE 1-2

2291 Words
L’important était de leur faire prendre conscience de leur fragilité, de créer un manque, un besoin de sécurité, de les convaincre que personne d’autre ne pourrait leur porter secours. Il était évident que toutes sortes d’addictions pouvaient aider : alcool, drogues, médicaments. Il était impératif de les couper de tout, de tout le monde. De les isoler et de réduire leur existence au strict minimum. Une fois ce point atteint, elles perdaient tout discernement, devenait de vrais pantins. L’affaire était dans le sac. J’étais fier de ce que j’étais devenu, fier de m’en être sorti, fier de contrôler mon monde. Très jeune, je parlais fort, prenais beaucoup de place. J’étais au centre de l’attention. Mes parents me consacraient l’intégralité de leur temps. J’avais cru que cela durerait, mais après le décès de ma mère, tout avait changé. J’étais devenu invisible pour mon père. Il avait sombré, ne me voyait même plus. Il ne considérait plus rien autour de lui, ne quittait plus son lit. Il y passait ses journées, sans s’imaginer mon besoin d’amour, d’attention, de soutien. Malgré mes insolences, rien n’y avait fait. Je n’étais pas parvenu à le sortir de cet état permanent de semi-conscience. Alors j’avais décidé d’imposer ma loi à l’école, en primaire. J’avais joué au dur, à la brute, j’étais devenu une célébrité dans ce microcosme. Mon attitude m’avait attiré la crainte des filles et la sympathie des autres garçons. Ils voulaient tous être l’ami de celui qui faisait tant d’histoires, jouer au plus fort avec moi, apprendre à devenir insolents à leur tour. Ils fantasmaient sur ces b****s, ces gangs qu’ils voyaient dans les films ou à la télévision. Leur stupidité m’impressionnait. Elle semblait s’accroître chaque jour qui passait. Parallèlement, les professeurs ne supportaient plus mon attitude. Après une période de tolérance suite au décès de ma mère, un fossé s’était creusé entre eux et moi. Certains m’avaient fait comprendre qu’ils ne pouvaient plus rien pour moi, d’autres ne me lâchaient plus, essayant en vain de me faire rattraper un train déjà parti depuis trop longtemps. C’était là que mon avenir s’était joué. À ce moment précis que j’avais compris que l’école ne me ferait aucune faveur, ne m’ouvrirait aucune porte et que j’avais d’autres cartes en main. Les rencontres s’étaient enchaînées, j’avais monté mon business, sécurisé mes contacts. C’était un peu comme une entreprise. J’avais appris à gérer les hommes et mes affaires sur le terrain. La machine s’était rodée et j’avais compris qu’elle ne s’arrêterait pas, qu’elle m’aurait jusqu’à l’os avant que je n’en voie la fin. Alors j’en profitais, je m’amusais des pantins de passage. Je m’étais, pour ma sécurité, entouré de deux vieux amis aux capacités limitées, Bill et Jesse. Plus jeunes, ils avaient rapidement lâché les cours, mais leur physique avait évolué de façon impressionnante. J’avais immédiatement vu l’intérêt que je pourrais en tirer. Je m’étais donc fait passer pour leur sauveur en leur offrant un toit et un emploi. Je m’étais également assuré de leur loyauté, et leur demandais désormais de réaliser tout ce que je ne pouvais effectuer seul. Notre trio accomplissait de vraies merveilles. L’argent ne manquait jamais. Les risques étaient mesurés, et nos nombreux associés nous garantissaient une agréable part de marché. Tout allait pour le mieux jusqu’à ce que cette petite idiote ne parvienne à s’enfuir. La psychose avait alors commencé à me gagner, à grignoter le moindre de mes plaisirs. Cette Alison était absolument introuvable. Droguée jusqu’aux dents, elle avait pourtant réussi à m’échapper, à passer entre les mailles de mon filet. C’était inadmissible. Nous avions commis une grave erreur et je commençais à imaginer le pire : qu’elle nous dénonce, se rende au commissariat le plus proche pour tout raconter. Que savait-elle exactement ? À quoi avait-elle assisté ? Qu’avait-elle retenu de ses moments d’inconscience ? La rage m’avait alors gagné, incontrôlable. J’avais frappé la première fille que j’avais eue sous la main, lui avais fait peur. Une chose était sûre : cette idiote ne m’aurait pas. Je la retrouverai avant qu’elle n’ait eu la chance de prononcer mon nom. Cette fois-ci, elle ne m’échapperait pas. *** J’avais encore du mal à réaliser ce qui s’était enchaîné ces derniers mois. Juste avant l’été, je dormais au chaud, dans mon lit d’adolescente, sous mes draps fraîchement lavés. J’avais deux parents aimants à mes côtés, une jolie chambre, trois repas par jour, de bons résultats scolaires, quelques amis et un brillant avenir devant moi. Tout s’était envolé si rapidement... C’est une fois que tout a disparu, une fois livrés à nous même que nous réalisons la valeur de ce que nous avions, de ceux qui nous entouraient. Rien n’est plus pareil. Il avait suffi d’une valise, de l’annonce d’un divorce, d’une dispute. Mon père était parti. Il nous avait laissées, ma mère et moi. Je nageais dans l’incompréhension la plus complète. Il me reprochait tout. La moindre de mes erreurs me revenait en pleine figure. J’avais beau analyser mes choix, mes faux pas, je n’arrivais pas à concevoir un tel abandon, une telle réaction. Étais-je si horrible comme fille ? Avait-il honte à ce point ? Me croyait-il définitivement perdue ? Du haut de mes seize ans, j’avais perdu pied. Je me noyais au milieu de cet océan de haine et d’incompréhension. Chaque nuit, je me torturais en me remémorant les images de nos vacances, les sourires sur nos visages. Aucune fausse note. Chacun était parfaitement à sa place. Devant mes yeux défilait tout ce que j’avais perdu, tout ce que j’avais eu et tout ce bonheur que j’aurais pu connaître. Ma famille me manquait terriblement. Je regrettais. Après quelques centaines de mètres, j’eus l’impression que mon cœur allait exploser. Ma respiration était saccadée, je me sentais oppressée. L’énergie me quittait. J’eus alors un flash. Je revis une photo de moi, lors d’une course, au collège. Cette fameuse photo trônait sur le meuble de l’entrée, avec quelques autres récompenses, dans l’appartement qu’occupait à présent ma mère. C’était la façon qu’elle avait d’exprimer sa fierté. Elle ne me disait rien, ne parlait pas. Elle n’esquissait pas même un sourire lorsque je lui annonçais mes exploits. Elle n’avait que cet éclat dans ses yeux et cette manie d’orner ce meuble, tel un temple, des souvenirs de mes réussites. J’avais passé ma jeunesse à essayer de rendre mes parents fiers de moi. J’avais eu à cœur de me montrer digne de la vie qu’ils m’avaient offerte. Les années avaient défilé, sans que mes efforts ne leur suffisent. J’avais alors eu envie qu’ils me remarquent, qu’ils me prouvent leur amour, qu’ils comprennent ce que je pouvais vivre. Au lieu de cela, ils avaient déversé leur haine sur moi, et m’avaient rendue responsable de l’échec de leur mariage. Je n’étais pas assez mature, pas assez travailleuse, pas assez indépendante, pas assez compréhensive. C’est certainement à cela que l’on reconnaît le libre arbitre. La faculté d’échouer alors que nous avions tout pour réussir. Ce petit rien qui fait que nous étions destinés à de magnifiques choses, mais que nous nous retrouvons finalement plus bas que terre. Cet échec tient parfois à bien peu de choses... Un mot, un geste ou une décision. Pour ma part, ce fut les trois. Un reproche, un claquement de porte, et la décision de ne pas revenir tant que je ne serais pas capable de vivre seule. Je m’étais écartée de la route que l’on m’avait tracée. Aujourd’hui, je ne savais plus où aller. Physiquement, psychologiquement, il m’était impossible de retourner chez mes parents. J’étais incapable de m’excuser, même au vu de mon état, de ma situation. Je n’aurais pu soutenir la honte dans leur regard, les jugements, les reproches et les cris. Le pardon prendrait du temps. Renouer un semblant de relation également. Je n’y avais pas renoncé, mais je savais que ce n’était pas le moment. Notre famille avait perdu son équilibre, et ne le retrouverait peut-être jamais. Au fond, je n’avais pas envie que tout redevienne exactement comme avant. J’avais évolué, gagné en maturité. Il était temps de montrer que j’assumais les conséquences de mes actes, de me comporter en adulte responsable. Je voulais revenir grandie, tirer de cette triste expérience quelques leçons. Pour le moment, l’urgence absolue était de trouver un endroit sûr. Un endroit où Max et sa b***e ne me retrouveraient pas. Le reste attendrait. Je ne pouvais plus avancer, et mes chaussures, usées jusqu’à la corde, rendaient l'âme. Je décidai donc de m’arrêter. La douleur ne m’avait pas quitté depuis mon réveil. À chaque pas, ma cheville enflait un peu plus. Le frottement de la toile sur ma peau me brûlait et je devais retenir mes larmes. Mes pieds risquaient de ne plus jamais pouvoir me porter. J’avais besoin de reprendre un peu de forces, de me calmer. Une chaise, un toit et un minimum de sécurité feraient l’affaire. Face à moi se trouvait un vieux café, dans lequel je décidai d’entrer. L’endroit était sombre, vétuste, mais il était entouré de quatre murs et accueillait du public. L’employé, debout, derrière le bar, paraissait agréable. Trois hommes d’un certain âge occupaient une table au fond de l’établissement, bruyamment. Une jeune maman buvait son café, près de l’entrée, sans quitter son nourrisson des yeux. Je n’étais plus seule. Tremblante, je m’approchais du comptoir. J’avais peur, j’étais honteuse. Je suis désolée, je n’ai même pas de quoi me payer un café. J’aurais juste besoin de rester une petite heure assise, en sécurité... On vous a agressé ? Vous avez un bleu sur la joue et vos mains sont abîmées... Vous voulez que j’appelle les secours, la police ? Non. Surtout pas. Il n’y a eu aucune agression. C’est assez compliqué. J’ai uniquement besoin de me calmer, ça va aller. Alors, restez. Surtout, prenez le temps qu’il vous faudra, ça ne me pose aucun problème. Merci. Vraiment... Vous avez de la chance, le patron ne vient pas aujourd’hui, je suis seul aux commandes. Il n’aurait pas apprécié ? Pas vraiment...Il esquissa un sourire et, pendant que nous parlions, sortit une énorme tasse. J’avais du mal à lui donner un âge, il avait un corps d’homme, un visage d’enfant et de petits yeux. Ses pommettes saillantes s’accentuaient dès qu’il souriait. Il semblait totalement insouciant. Rien à voir avec les visages que j’avais pu croiser ces derniers temps. *** Elle était entrée, affolée, un peu comme un ouragan. Ses yeux avaient scruté la salle. Elle respirait l’inquiétude, la terreur. Un hématome bleu foncé habillait sa joue, et les traces de sang sur sa main témoignaient d’une récente agression. Elle aurait fait peur à n’importe qui. À n’importe qui, mais pas à moi. Je ne voyais que sa détresse, sa fragilité. Lorsqu’elle s’était approchée, je n’avais pu m’empêcher de la fixer. Ses gestes étaient hésitants, son regard fuyant. De longs cheveux recouvraient ses épaules, son dos, et une imposante ceinture noire retenait un pantalon à l’évidence trop grand pour elle. À sa manière, elle était belle. Après quelques mots échangés, elle s’était assise, sur un tabouret, accoudée au bar. Sa gêne était emplie de tristesse. J’avais envie de l’aider, mais sans vraiment comprendre. Que lui était-il arrivé ? De quoi avait-elle besoin ? Sans pouvoir m’en empêcher, je la détaillais alors de plus près. Son visage était marqué, sa fatigue visible. Son T-shirt laissait apparaître des bras pâles, maigres. Pourtant, je ne sais quelle force l’habitait. Elle n’avait pas encore perdu l’éclat de la jeunesse. Il m’était impossible de lui donner un âge. Elle semblait terriblement jeune, mais déjà usée par la vie, par les épreuves. J’aurais voulu lui dire que tout allait s’arranger, juste pour la voir sourire. Au lieu de cela, je décidais de lui préparer un chocolat chaud. Si ma mère m’avait appris une chose, c’est bien que le sucre a le pouvoir de tout adoucir. Et rien de mieux que du chocolat fondu dans du lait chaud pour retrouver un peu d’énergie. *** À peine assise, mes paupières commencèrent à se fermer. Ma tête flanchait. La fatigue et la faible luminosité ambiante incitaient à la somnolence. J’entendis alors un bruit de vaisselle, tout près, juste devant moi. L’homme qui m’avait permis de rester venait de déposer une énorme tasse sous mes yeux. Une douce fumée et un agréable parfum s’en échappaient. C’est pour vous. Un chocolat chaud maison, préparé par mes soins, ça ne peut que vous faire du bien. Non, je suis désolée, mais... C’est un cadeau. Ça ne se refuse pas. Buvez-le tant qu’il est à bonne température, vous avez l’air glacée.Je n’avais pas de mots. J’étais sous le choc, dans une incompréhension totale. Était-ce un piège ? Une mauvaise technique d’approche ? Qu’attendait-il de moi, exactement ? Je ne veux pas profiter de vous. Je ne vous demande pas la charité. J’ai simplement... Vous êtes affaiblie, épuisée et dans une mauvaise passe. Ça vous fera du bien. Et bien, vu sous cet angle... Merci. Au fait, vous pouvez me tutoyer. Je m’appelle Jarod. Moi, c’est Alison.Le silence se fit. Ses yeux paraissaient traduire une réelle inquiétude. Il me regardait avec bienveillance. Dans cette salle trop grande, sous ces néons trop jaunes, je commençais à me calmer. Le chocolat me réchauffait, me rappelait les longues et froides après-midis d’hiver, chez ma grand-mère, lorsque j’étais plus jeune. Elle avait su rendre mon enfance douce, agréable. Je lui avais trop rarement dit à quel point je l’aimais, à quel point elle était importante pour moi. Je me rendais compte, aujourd’hui, de la place qu’elle occupait dans ma vie, et de ce manque qu’elle avait laissé. Cette chaleur, et la vision du sucre disparaissant dans la tasse m’aidèrent à retrouver un peu d’espoir. J’allais devoir m’en sortir. Je n’aurais pas le choix. C’est une habitude d’offrir des consommations aux filles qui entrent ici ? Non. Je ne m’autorise un tel écart que si la demoiselle est en détresse.Je ne sus quoi dire, me renfermai. C’était terriblement vrai. J’étais en détresse. J’ignorais ce que j’allais bien pouvoir faire, une fois que j’aurai bu ce chocolat, une fois que je serai sortie. Je n’avais aucun endroit où aller, aucun endroit où dormir. Jarod était visiblement gêné. Je suis désolé. C’était maladroit. Tu as quelque part où passer la nuit ? J’aurais aimé inventer une jolie histoire, avec un prince qui m’attendrait dans un beau château, mais... Non. Je ne connais personne. Ni ici, ni ailleurs. Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où je vais pouvoir dormir ce soir. J’habite un petit appartement, juste au-dessus. Si tu n’as vraiment nulle part où aller j’ai un canapé sur lequel tu pourrais passer la nuit et de quoi manger. Tu peux rester, au moins le temps de te retourner, tu ne dérangeras pas. Hors de question. Ce chocolat, c’était déjà trop. Une nuit dehors ce n’est pas la fin du monde. Je suis parfaitement capable de me débrouiller.Son visage s’assombrit. Il semblait mal à l’aise, touché par ma situation. Il n’osait pas me forcer la main. Un client lui fit signe. Après quelques secondes d’hésitation, il se hâta vers le fond de la salle. J’en profitais pour savourer le chocolat qu’il m’avait offert. C’était doux, agréable, comme une caresse pour mon estomac si vide. C’était sans nul doute la meilleure des boissons que j’avais pu boire ces derniers mois. Les mains collées à la tasse brûlante, les narines au-dessus de la tasse, je fermais les yeux. C’était enivrant. La notion de « bien-être » me revenait, peu à peu.
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