— Tu veux que je continue à chercher des infos sur lui ou tu préfères qu’on change d’objectif ? ajouta-t-il, mi-sérieux, mi-taquin.
— Cherche, dit-elle d’un ton bas, presque lointain. Je veux savoir qui il est vraiment. Pas ce qu’il montre.
Elle prit une coupe sur le plateau d’un serveur, y trempa à peine les lèvres. Le reste de la soirée s’étira, rythmé par les discours polis, les échanges mondains, les regards curieux. Plusieurs invités vinrent saluer Aliona, certains lui demandèrent si elle travaillait dans l’événementiel ou dans la cybersécurité. Elle répondit vaguement, sans jamais donner son nom de famille.
Ainsi, à la fin de la soirée, ils rentrèrent. Aliona ne dit presque rien sur le chemin du retour. Lev lui avait souri une dernière fois avant de disparaître dans la foule des invités. You, lui, ne cessait de commenter la soirée, la mine euphorique. Mais elle, elle avait le cœur serré sans trop savoir pourquoi.
Le lendemain matin, un cri d’homme la tira brutalement du sommeil.
— ALIONA ! VIENS VOIR !
Elle ouvrit les yeux en sursaut, la respiration heurtée. Elle se redressa d’un coup sur le canapé-lit où elle avait fini par s’endormir, encore habillée. You déboula dans le salon, les yeux rivés à son téléphone, l’air halluciné.
— T’es partout ! T’es littéralement partout sur le net !
Il lui tendit l’écran, surexcité. Les images défilèrent. Captures d’écran, vidéos de la conférence, extraits zoomés sur elle, commentaires en russe, en anglais. Des tweets, des articles de blogs. Certains saluaient son génie, d'autres s’étonnaient qu’une inconnue ait résolu en quelques minutes un problème que l’équipe technique n’arrivait pas à débloquer depuis deux heures.
Puis elle vit l’un des titres s’afficher, et son sang se glaça.
"Aliona Rakitina, la fille d’Elena Rakitina, journaliste morte dans des circonstances suspectes il y a huit ans."
Ses lèvres s’entrouvrirent. Elle répéta à voix basse, presque incrédule :
— … La fille de la journaliste…
Un vertige la prit. En une nuit, sa vie venait de basculer.
— Je suis désolé, murmura You. Je savais que c’était risqué, mais… fallait bien que tu sortes de l’ombre un jour, non ? Regarde ! Il y a déjà trois start-ups qui veulent t’embaucher. Même une boîte d’intelligence artificielle suédoise. Et regarde ça ! La police ! Ils disent vouloir te contacter pour un poste de consultante. C’est dingue !
Il riait presque d’excitation.
Mais Aliona, elle, restait figée.
— La police… Tu plaisantes ?
— Bah quoi ? C’est une bonne nouvelle, non ? Même les flics veulent bosser avec toi ! C’est la consécration, Ali !
— You… la police est du côté de Volkov. Tu crois qu’ils veulent m’aider ? Non. Ils veulent savoir ce que je sais. Me surveiller. M’acheter, peut-être.
Il la dévisagea, plus grave, un peu inquiet à présent.
— Tu crois qu’il sait déjà ?
Elle hocha la tête.
— Maintenant qu’il connaît mon nom, c’est fini. Il sait. Et il n’a pas pour habitude de laisser des témoins. Il a tué ma mère. Il peut me tuer, moi aussi. Et faire passer ça pour une chute dans un escalier, une overdose, un faux suicide. Tu le connais pas, You. C’est un monstre.
Un silence pesant s’installa.
Puis elle se leva brusquement, déterminée.
— Je dois accélérer les choses. Avant qu’il m’efface. Avant qu’il me fasse taire, comme il l’a fait avec elle.
Alors qu’Aliona fixait toujours l’écran du téléphone, sidérée par l’ampleur de ce qui venait de se produire, une notification en direct s’afficha sur le haut de l’écran de You.
— Attends… dit-il en cliquant y’a un live sur VK. C’est devant la galerie Dvor. Des journalistes parlent à… p****n, à Lev Volkov.
L’image s’ouvrit en grand, floue au début, puis nette : Lev, costume gris anthracite impeccable, était entouré d’une dizaine de reporters. Il souriait poliment, les mains dans les poches, visiblement pris à la sortie d’un rendez-vous. L’un d’eux prit la parole.
— Monsieur Volkov, un mot sur la soirée d’hier à la galerie Dvor ? Une réussite, non ?
Lev hocha doucement la tête.
— Une très belle inauguration. L’espace est prometteur. Et je pense que les artistes exposés méritaient un public comme celui d’hier.
Un autre s’avança aussitôt :
— Et cette jeune femme, celle qui a sauvé la soirée avec votre algorithme ? Vous avez découvert en même temps que nous qu’elle est la fille de la journaliste Elena Rakitina, morte il y a huit ans alors qu’elle enquêtait sur votre père…
Aliona sentit son estomac se contracter. Elle serra les dents.
Sur l’écran, Lev sembla figé. Une ombre passa sur son visage. Il baissa les yeux un instant.
— J’avais déjà entendu le nom d’Elena Rakitina, dit-il enfin. Je savais qu’elle enquêtait sur mon père, oui. Mais… je me suis toujours tenu loin de ses affaires. Très loin. Je n’ai aucun lien avec ce qu’il faisait.
Il reprit, plus doucement :
— La mère de cette jeune femme peut reposer en paix. Parce que sa fille est brillante. Elle aura une carrière exceptionnelle si elle le veut. C’est tout ce que je peux dire.
Il fit un pas en arrière. Mais un journaliste; celui-là même que Aliona avaient entendu à la télévision des jours plus tôt, qui à évoquer la mort d’Elena leva la voix, implacable :
— Monsieur Volkov, que ressentez-vous en apprenant que cette fille, aujourd’hui sous les projecteurs, est celle d’une femme qui s’opposait ouvertement à votre père, le ministre ? Est-ce une revanche posthume ? Ou une coïncidence troublante ?
Lev releva le menton, ses traits tendus.
— Je ne me mêle pas des histoires de mon père. Je l’ai dit. Et je ne juge pas une personne par l’histoire de ses parents. Cette fille est brillante. Point.
Puis il tourna les talons et quitta la scène sous les flashs.
Dans l’appartement, Aliona fulminait. Elle se leva d’un bond.
— Il ne se mêle pas ?! Il va s’en mêler, crois-moi. Parce que son père est impliqué. Parce que toute cette m***e, elle va remonter à la surface, et je jure qu’ils vont couler ensemble. Lev, le ministre, tous ceux qui ont couvert l’assassinat de ma mère.
Elle tremblait de rage, les poings serrés. You la regardait, muet.
— Je vais aller jusqu’au bout, You. Maintenant c’est trop tard pour reculer.
You se leva d’un bond, comme électrisé.
— Je vais filer au bureau, voir si je peux gratter d’autres infos, dit-il en attrapant sa veste.
Aliona, toujours figée sur l’écran, releva brusquement la tête.
— Donne-moi l’adresse de Lev Volkov.
You s’arrêta net, les sourcils froncés.
— Quoi ? Pourquoi tu veux l’adresse de ce mec ? T’es sérieuse, là ?
— Cherche. Et arrête de poser des questions.
Un silence tendu s’installa une seconde. Puis You leva les mains, faussement offusqué.
— Ok, calmos, Rakitina. Je t’envoie ça. Je te connais, tu lâcheras pas.
Il sortit, refermant la porte derrière lui avec précaution.
Restée seule, Aliona sentit la colère retomber, laissant place à un vertige plus vaste. Elle s’assit un instant, les coudes sur les genoux, les mains dans les cheveux. Le visage de sa mère s’imposa brutalement. Sa voix. Son odeur. Sa silhouette dans ce manteau bleu qu’elle portait l’hiver.
Les larmes montèrent sans prévenir. Elle les laissa couler en silence, sans drame, juste cette brûlure sèche au fond de la gorge.
Puis, comme animée par une force obscure, elle se leva. Elle se brossa les dents, prit une douche froide pour chasser la torpeur, enfila un hoodie noir et prépara un sandwich vite fait. Quand elle revint dans le salon, une notification clignotait sur son écran. C’était l’adresse. You avait fait ce qu’elle lui avait demandé, sans un mot.
Aliona resta quelques secondes immobile devant le message, puis hocha la tête.
Elle termina son assiette, rangea son bol, puis entra dans sa pièce secrète. Son sanctuaire. L’endroit où elle redevenait Aliona Rakitina, hackeuse, fille de journaliste, traqueuse d’ombres.
Et ce matin-là, plus que jamais, elle était prête à les faire tomber.
Les écrans s’allumèrent un à un, jetant leur lumière bleutée sur les murs sombres. Aliona enfila son casque, attacha ses cheveux en un chignon serré et glissa ses doigts sur le clavier avec une précision froide. Son visage n’exprimait plus rien : ni peur, ni colère. Juste une concentration brutale, presque chirurgicale.
L’adresse de Lev Volkov s’affichait encore sur son téléphone, transmise par You. Un quartier chic, pas le plus hautain, mais suffisamment protégé pour dissuader les curieux. Il vivait seul. C’était confirmé par les données croisées qu’elle avait déjà collectées les jours précédents. Aucun colocataire, pas de femme, pas d’animal. Seulement un gardien à l’entrée de l’immeuble et une surveillance standard.
Elle activa un logiciel de cartographie thermique piraté sur les serveurs de sécurité urbaine et repéra les caméras de surveillance autour de l’immeuble. Certaines lui appartenaient déjà. Les autres tombèrent en moins de trois minutes.
À suivre