Aliona descendit la première, talons assurés, robe fluide caressant ses jambes à chaque pas. À son bras, You portait un costume anthracite parfaitement taillé, l'air faussement détendu. Il glissa un regard complice vers elle.
- Tu vas faire de l'ombre à leur architecture, souffla-t-il.
Elle ne répondit pas, concentrée. Son regard balayait les silhouettes, les visages. L'endroit respirait l'argent et le pouvoir. Ils entrèrent. L'ambiance à l'intérieur était feutrée, luxe discret. Lustres suspendus, œuvres d'art modernes accrochées aux murs, serveur en gants blancs proposant champagne et amuse-bouches.
Un murmure parcourut la salle : Lev Volkov venait d'arriver.
Aliona se figea un instant, dos droit, regard fixé vers l’entrée où l’agitation avait crû d’un cran. Lev Volkov venait de faire son apparition, entouré de deux collaborateurs, costume bleu nuit parfaitement ajusté, une main dans la poche, l’autre esquissant des saluts polis à ceux qui le reconnaissaient.
Il n’avait rien d’un homme politique. Trop jeune, trop élégant. Trop vrai. C’est justement ce qui dérangeait Aliona.
— Il est là, murmura You près d’elle.
Elle acquiesça sans détourner les yeux. Lev traversait la salle, un sourire calme aux lèvres, saluant quelques visages influents, serrant des mains, acceptant les compliments. Il n’avait pas encore remarqué leur présence.
— C’est maintenant que ça commence, déclara Aliona en attrapant une coupe de champagne au passage. Elle but une gorgée, avant d’ajouter plus bas : On entre dans la gueule du loup.
You lui jeta un regard inquiet, mais ne dit rien. Elle avait ce regard qu’il connaissait bien celui de sa détermination, celui qu’aucune peur ne pouvait fissurer.
Ils s’enfoncèrent un peu plus dans la salle, à quelques mètres de Lev désormais. Ce dernier tournait la tête vers eux. Et leurs regards se croisèrent pour la première fois.
Parmi les convives élégamment vêtus, les conversations allaient bon train dans l’écrin doré d’une salle de fête privatisée pour l’occasion. L’événement célébrait l’ouverture imminente de la Galerie Dvor, située juste en face du petit restaurant où Aliona et You avaient déjeuné la veille. Mais ce soir-là, ce n’était pas la galerie en elle-même qui accueillait les invités, mais cette grande salle en retrait, aux hauts plafonds et aux lustres massifs, louée spécialement pour le prestige de l’inauguration.
Lev Volkov monta sur scène, tiré à quatre épingles dans un costume sobre. Il saisit le micro, salua l’assistance, puis prononça un discours concis, presque humble, dans lequel il évoqua l’importance de redonner vie aux bâtiments historiques de Saint-Pétersbourg et de relier l’ancien au contemporain. Il évoqua son rôle d’architecte dans la restauration de la Galerie Dvor, insistant sur le travail d’équipe, le respect du patrimoine et l’innovation.
Mais Aliona, perchée sur ses escarpins noirs, un verre à la main, n’écoutait que d’une oreille distante. Elle n’était pas là pour ça. Son regard balayait la foule, scannant les visages, écoutant les fragments de conversation qui passaient près d’elle. Les rires sonnaient creux. Le champagne, inutile. Elle n’avait qu’un objectif : approcher de plus près ce Lev Volkov qui, sans le savoir, portait peut-être la clé d’un passé enfoui.
You, toujours à l’aise dans les cercles sociaux, échangeait avec un petit groupe. Il revint près d’Aliona, penché vers elle pour murmurer :
— J’ai parlé à un gars de la boîte de com’ qui bosse avec eux. Apparemment, Lev voit très peu son père. Il vit à l’écart, ne travaille pas pour le ministère… Il a même refusé des subventions officielles.
Aliona ne répondit pas tout de suite, le regard figé vers l’estrade.
Après le discours, l’attention de l’assemblée se tourna vers l’écran géant installé au fond de la scène. Une présentation PowerPoint était censée montrer en images les plans de rénovation de la galerie, les étapes du chantier, des rendus 3D lumineux. Mais l’écran resta noir. Un cliquetis nerveux se fit entendre. Puis un technicien s’agita derrière un pupitre. Des visages se tournèrent. L’image clignota, disparut à nouveau.
Un silence inconfortable s’installa. Lev s’approcha du micro :
— Veuillez nous excuser pour ce petit contretemps… problème informatique apparemment.
Dans un sourire crispé, il se tourna vers l’équipe technique qui bataillait dans l’ombre. Puis le maître de cérémonie, un homme jovial en smoking bleu nuit, plaisanta dans le micro :
— Si un génie de l’informatique se cache parmi nous, qu’il n’hésite pas à s’illustrer !
Un rire poli parcourut la salle. Aliona, elle, resta immobile. Elle savait qu’elle pouvait résoudre le souci en quelques minutes, mais elle ne voulait pas attirer l’attention. Pas comme ça.
You se pencha vers elle, voix basse :
— C’est ton moment, princesse des processeurs.
Elle secoua la tête.
— Hors de question.
— Tu ferais mieux que ces gars-là en dormant, allez…
Elle resta figée. Son cœur battait plus vite. L’idée de s’approcher, de le croiser, de risquer d’être vue… Mais en même temps, c’était peut-être l’occasion de gagner un accès plus direct. De faire diversion, de voir le système, peut-être même de laisser une trace.
— You… j’suis pas venue pour me faire remarquer.
Il lui sourit en coin.
— T’es venue pour infiltrer un monde que t’as juré de détruire. C’est pas en restant dans l’ombre que tu vas y arriver.
Elle hésitait. Les regards des invités commençaient à se détourner, certains sortaient leur téléphone. Un malaise flottait. Aliona serra son poing. Son cerveau analysait déjà le chemin vers l’ordinateur, les câbles visibles, le modèle du vidéoprojecteur.
Alors que Lev s’apprêtait à annoncer dans le micro que la présentation serait finalement reportée, une voix discrète dans la salle l’interrompit à peine. Aliona, le souffle court, posa son verre, traversa la foule et monta calmement les marches de la scène.
Les techniciens la regardèrent, surpris. Elle ne demanda pas la permission. Elle se pencha directement sur l’ordinateur, ses doigts se mettant à courir sur le clavier. Derrière elle, un silence sceptique flottait. Puis, le présentateur lança avec humour :
— Eh bien… une jeune femme à la rescousse ! Voyons voir si elle fait mieux que nos ingés…
Des rires polis fusèrent dans la salle. D’autres plus moqueurs. Certains convives échangèrent des regards, haussant les sourcils, comme si la scène était trop insolite pour être prise au sérieux.
Mais en moins de trente secondes, l’écran noir clignota, puis la première diapositive de la présentation apparut, nette et fluide. Les plans de la Galerie Dvor se déployèrent avec élégance, les images défilaient, les animations étaient intactes. Le système avait été contourné, réparé.
Un souffle parcourut la salle. Puis des applaudissements éclatèrent, spontanés, plus nourris qu’on ne s’y attendait. Même les plus sceptiques se redressèrent, surpris.
Lev resta un instant figé, fixant l’écran, puis Aliona, comme s’il n’arrivait pas à croire que c’était elle qui venait de sauver son moment. Il prit le micro, un léger sourire au coin des lèvres.
— Eh bien… un immense merci à cette jeune femme. Vous venez de sauver la soirée.
Le présentateur rebondit aussitôt, hilare :
— La preuve qu’il ne faut jamais sous-estimer quelqu’un. Surtout pas une fille, hein !
D'autres rires, cette fois admiratifs. Aliona, droite mais tendue, quitta la scène sans un mot, croisant brièvement le regard de Lev. Il la suivit un moment des yeux avant de reprendre le fil de la présentation.
Plus tard, alors que l’ambiance s’était détendue, que les coupes de champagne circulaient et que la musique reprenait doucement, Lev s’approcha d’Aliona et de You, un verre à la main.
— Je voulais vous remercier personnellement, dit-il en s’adressant à elle. Ce que vous avez fait… c’était bien plus qu’un coup de main.
Aliona, surprise par sa proximité, tenta de garder contenance.
— Je n’ai rien fait d’extraordinaire, répondit-elle en haussant légèrement les épaules.
— C’est justement ça qui m’impressionne, répondit Lev doucement. Vous avez fait quelque chose de très grand avec une telle simplicité.
Son regard la frappa de plein fouet. Pas le regard d’un homme arrogant ou supérieur. Un regard doux, franc, attentif. Presque vulnérable.
Aliona sentit un trouble glisser en elle. Elle détourna brièvement les yeux. Elle luttait intérieurement. Il était celui qu’elle était venue observer, celui dont elle voulait démasquer la vérité. Mais en face d’elle, il y avait un homme qui ne ressemblait pas à un monstre. Elle sentait une sensibilité, une sincérité qu’elle n’avait pas anticipées.
Culpabilité. Confusion. Son cœur battait plus fort.
Elle se força à sourire, polie, silencieuse. Mais au fond d’elle, une faille venait de s’ouvrir.
Lev la remercia encore d’un regard, puis se laissa happer par un groupe de convives venus le féliciter. Aliona le suivit des yeux quelques secondes, puis sentit You se pencher à son oreille.
— Il t’a regardée comme si t’étais la solution à tous ses problèmes…
Elle esquissa un sourire, secoua la tête sans répondre.
A suivre