Chapitre 2

2578 Words
2Le ciel orangé témoignait qu’il était encore tôt. La lumière, filtrée par la cime des arbres, donnait à la scène une note irréelle. Une myriade de couleurs scintillait au gré des ondulations de l’eau. La brume avait cédé la place à un lac immense dont la surface reflétait les sommets enneigés. Les rives de cette étendue liquide étaient clairsemées de petites notes de verdure contrastant avec les fleurs blanches des buissons environnants. Même le léger vent du nord en devenait agréable. Val n’avait rien d’un amoureux de la nature vagabondant le nez en l’air, mais il reconnaissait prendre plaisir à ces petites escapades. De temps à autre du moins. D’accord, le lieu était étrangement simple – une cascade et des couleurs –, mais il n’en demeurait pas moins apaisant. Il sembla au garçon que l’hiver n’avait pas eu d’emprise sur ce vallon. Val s’assit en haut de la petite colline où il se trouvait. Un bruit de branches cassées attira son attention. Il eut tout juste le temps d’apercevoir quelques biches s’enfoncer dans les bois. Comme beaucoup, il prêtait rarement attention à ce genre de détails. En général occupé à la forge ou à diverses besognes, il n’avait pas un instant à perdre. Il préférait nettement passer ces quelques moments de liberté à faire autre chose. Il fallait bien passer le temps durant ces longues journées de solitude ! Depuis il avait pris goût à ces petits moments ; il se surprenait même à les attendre avec impatience. Un gargouillis le rappela à l’ordre. Son estomac, lui, ne semblait pas se satisfaire du beau panorama. Après cette petite marche, l’assiette de ce matin n’avait visiblement pas suffi. Val sortit un morceau de pain qu’il grignota sans se presser. Il avait conscience de sa chance. Beaucoup au village n’avaient pu manger à leur faim cet hiver. Chacun épaulait son voisin comme il le pouvait. Lui-même avait veillé à réduire ses portions pour pouvoir les offrir à la petite Érine. Érine ! Elle avait dès le premier regard su gagner son cœur. Cette petite fille de quatre ans était la petite sœur qu’il n’avait jamais eue. Il lui rendait visite tous les jours. Souvent, elle lui confiait ses chagrins d’enfant. Et parfois, comme la veille au soir, elle préférait le silence, en s’abandonnant au simple réconfort de ses bras protecteurs avant de tomber de sommeil. Val était bercé par les remous réguliers de l’eau que les oiseaux accompagnaient de leur chant. Non, encore une fois, ce n’était pas un simple cliché. Cette prairie était reposante et plairait sans aucun doute à Érine. Il lui proposerait de l’accompagner quand l’occasion se présenterait. Il se sentait tellement détendu malgré la mauvaise nuit qu’il avait passée. Ouvert au monde, libéré de ses angoisses, il partagea l’enthousiasme du petit rouge-gorge célébrant la fin de l’hiver. Lui aussi avait dû souffrir du froid et de la faim. Il émietta ce qui lui restait de pain. Ce n’était qu’une simple bouchée pour lui, mais un véritable festin pour cette petite bête. Autant qu’elle en profite. D’abord hésitant, l’oiseau resta perché sur sa branche. Val pivota sur ses fesses et le fixa. « Je ne te veux aucun mal, prends », pensa-t-il très fort. À son grand étonnement, le petit rouge-gorge se posa à un bras de distance de lui. Il commença à picorer énergiquement. Quand il eut terminé, l’oisillon déplaça son attention sur le garçon. Un frisson parcourut Valérian. Bizarre, sûrement le froid. Mais son ventre fut parsemé de fourmillements qui se propagèrent rapidement à chaque parcelle de son corps. Cette chaleur était tellement soudaine et étrange. Le petit être se détourna et déploya ses ailes avant de disparaître dans le ciel. Ne sachant comment s’occuper, Valérian ramassa une bonne poignée de bois mort en prévision de la nuit à venir. Il ne se pressa pas pour choisir où camper : il ne manquait pas de temps. S’enfoncer un peu plus dans la forêt l’éloignerait du commissaire tout en l’exposant un peu plus aux prédateurs. Il opta finalement pour un petit espace dégagé, à distance raisonnable de la cascade. En effet, Val n’avait aucune envie de subir le bouillonnement de l’eau toute la nuit. Ce n’était agréable que pour les héros de contes de fées. Mais il s’agissait surtout de pouvoir entendre un éventuel prédateur qui s’approcherait d’un peu trop près. Voilà bien le genre de surprise que pouvait concocter le monde réel. Il arrêta son choix sur le flanc de la montagne, à bonne distance de la cascade. Une fois installé, Val s’ennuya fermement. Inutile de rechercher la moindre baie à récolter en cette saison, et l’idée même de chasser le répugnait. L’année précédente, les récoltes avaient été très mauvaises. Il avait fallu que Val se procure davantage de viande. Chasser le rendait inévitablement malade, suscitant en lui une forte nausée, et par la même occasion les moqueries des « camarades » de son âge. Peut-être était-il malgré lui une mauviette finalement. Val tua le temps comme il pouvait. Il amassa davantage de bois et joua aux osselets une bonne partie de la journée avant de partir en repérage. S’enfonçant pendant une bonne heure dans la forêt, il veilla à rester sur le sentier. S’il venait à s’égarer, le peu de provisions à sa disposition rendrait cette simple promenade rapidement périlleuse. Plus il avançait, plus les troncs étaient larges et espacés les uns des autres. Errer parmi les arbres centenaires lui procura un sentiment de plénitude qu’il ne se connaissait pas. Val marchait mécaniquement. Il imagina de nombreuses tactiques qu’il espérait pouvoir mettre en pratique s’il était un jour désigné capitaine à la guerre stratégique. Souvent, son équipe avait perdu alors que l’une de ses idées aussi brillantes que farfelues aurait pu fonctionner. Si seulement les autres lui accordaient un peu plus d’attention. Val espérait qu’avec le temps, la chance de montrer ce dont il était capable se présenterait. En fait, il espérait surtout pouvoir montrer à cette satanée Agathe ce qu’il avait dans le ventre. Il commençait à faire sombre. Le soleil peinait à se faufiler à travers les branches. Quel idiot ! Il avait marché des heures durant ! Val fit demi-tour et accéléra la cadence en espérant rejoindre la cascade avant la tombée de la nuit. Une bonne nuit de sommeil et il pourrait rentrer chez lui. La délégation royale ne s’attardait de toute manière jamais bien plus d’une journée dans son petit village perdu. Val posa son sac et en sortit un morceau de fromage. Crémeux, comme il les aimait. Il avait encore faim. Il faut dire qu’il n’avait pas mangé grand-chose, à déambuler et à rêvasser toute la journée. Comme toujours, c’était délicieux. Nébia avait la chance d’avoir son propre affineur-fromager qui revendait très cher ses produits aux étrangers, mais les offrait à un prix bien modeste aux villageois. Certes, la nourriture était une denrée rare, mais elle était de première qualité. Et dire qu’il pensait à la qualité du fromage alors qu’il aurait dû être sorti de cette forêt depuis longtemps ! Il s’activa. Remettant sa sacoche à l’épaule, Val repartit vers l’ouest, autrement dit vers le lac. Il eut un étrange pressentiment. Une bizarrerie de plus. Il l’ignora et se remit en marche. Le malaise s’accentua après seulement une poignée de secondes. De la peur. L’impression d’un danger imminent. Cette fois-ci, il ne pouvait l’ignorer. Val guetta le moindre mouvement, son couteau à la main. Les minutes s’écoulèrent sans un bruit. Soudain, un rugissement sauvage résonna dans la forêt ; sa crainte devint un véritable sentiment d’épouvante. Puis un hurlement – ou plutôt un jappement éperdu – se fit entendre. Un véritable appel à l’aide auquel Val répondit sur l’instant. Il courut. Non pas pour prendre ses jambes à son cou, mais bel et bien en direction du petit être en détresse, éperdu quelque part. C’était invraisemblable, il ne se reconnaissait plus. Depuis quand jouait-il au bon samaritain ? Peu importe, il cavalait à travers la forêt comme un ahuri. Sa tête lui sembla sur le point d’exploser. Toujours cette peur écrasante qui le poussait à courir malgré lui. Val bondit au-dessus d’un tronc. La peur. Il évita in extremis une branche assez large pour l’assommer. Un danger proche. Une vigueur nouvelle le gagna. Ils approchent. Il trébucha, et se releva aussitôt. Cette odeur. Les branches lui griffaient le visage. L’angoisse. Il accéléra. La frayeur. Il se baissa. La panique. Il sauta. Le désespoir. Ils l’ont trouvé ! Émergeant d’un fourré, Val s’arma et banda son arc dans un même mouvement. Il tira à bout portant dans l’encolure d’une bête haute de deux bons mètres qui émit un son étouffé. Un flot continu de sang se déversa sur le sol. Ce n’était pas un ours, mais une créature avec deux immenses cornes. Un beuglement et Val fit volte-face. Trois autres monstres se tenaient face à lui debout sur leurs pattes arrière. Des visages déformés par des balafres. Leurs têtes fixées sur un cou solide portaient des cornes de bouquetins redoutables. Des churlcks ! C’en était fini de lui, il ne pourrait jamais décocher une nouvelle flèche. Désespéré, il empoigna son couteau de chasse. Les bêtes empestaient. Immenses, elles avançaient d’un pas de prédateur vers lui. Val était encerclé, coincé au creux d’un minuscule vallon. Le sol vibra. Le tremblement de terre s’accentua. Les churlcks échangèrent un regard inquiet. Puis ce fut le chaos. Un grognement puissant retentit. Surgissant du néant, un magnifique animal écrasa de tout son poids l’un des monstres, avant de rompre le cou d’un second. Val bondit en arrière pour éviter la queue du fauve. La créature au pelage blanc était gigantesque. Elle pivota légèrement, juste assez longtemps pour permettre à Val de l’apercevoir. Il devait rêver : un loup des Hauts-Monts ! La troisième abomination se jeta aussitôt sur le loup, qui bondit de côté pour attaquer de flanc. Val était tétanisé. Il ne vit plus qu’un pelage blanc se mouvoir à une vitesse folle. Grognements saccadés et claquements de mâchoires. Le sol s’ébranla sous le combat des titans qui avaient maintenant disparu derrière la broussaille. Puis un craquement sec, et un silence inquiétant s’installa. Alors que Val s’apprêtait à décamper, un grondement menaçant le stoppa net dans son élan. Le loup blanc émergea doucement des buissons. La gueule ensanglantée, les babines retroussées sur des crocs redoutables, le géant avançait dans sa direction. Désespéré, Val nota que la longueur des dents de la bête rivalisait largement avec celle de son ridicule couteau de chasse. Reculant toujours à petits pas, son pied heurta une racine et il manqua de s’étaler sur le sol. Haletant, Val perçut un rapide mouvement sur sa droite. Surgissant de nulle part, ce qui lui semblait d’abord être un petit chiot s’interposa en poussant une plainte timide qui eut un effet instantané. Le loup géant s’apaisa immédiatement, avant de s’écrouler sur le sol. Aussitôt envahi par une peine indescriptible, Val était totalement désemparé. Le louveteau courut vers l’animal blessé. C’était sa mère. À l’évidence. Sans pouvoir l’expliquer, le garçon pouvait l’affirmer. Déchiré, Val ressentait comme s’il était le sien le chagrin indescriptible du louveteau. Abattu, il se laissa à son tour tomber au sol. Une tache de sang macula progressivement le pelage blanc du titan. La mère, en protégeant sa progéniture, avait été gravement blessée aux côtes. Une peine – non une véritable douleur – le gagna. Le louveteau hurlait. Pris de compassion, Val s’approcha précautionneusement de la louve. Il déchira un morceau de tissu de sa cape de voyage afin d’appuyer sur la blessure. L’étoffe s’imbiba immédiatement de sang. Il comprit qu’il ne parviendrait pas à endiguer l’hémorragie. L’animal respirait par saccades. Il croisa le regard de désespoir du louveteau. Val se décida. La louve s’accrochait toujours à la vie. Il devait au moins essayer de la sauver ! Le garçon appuya de toutes ses forces durant de longues minutes. Le louveteau gémissait faiblement. Redoublant de courage, Val n’abandonna pas, bataillant encore et encore contre le saignement en ajoutant un nouveau rectangle de tissu sur le premier. La redoutable créature s’accrochait avec détermination à la vie. La nuit approchait. La louve posa sur lui un œil brillant. Une vague d’énergie bienveillante semblait émaner de l’animal souffrant et le traverser tout entier. La poitrine de la magnifique créature se souleva une dernière fois. C’était terminé. Le louveteau émit de petits jappements. L’orphelin pleurait tellement, à en avoir le hoquet. La petite boule de poils chancela sur quelques mètres et se lova près de sa mère. Val était totalement désappointé. Se laissant tomber lourdement, hébété, il regarda la dépouille. Que venait-il de se passer ? Il avait agi sans hésiter, poussé par un instinct incontrôlable. Il avait porté secours à un loup géant des Hauts-Monts… à deux loups géants ! Certes, ce n’était encore qu’un louveteau, mais qui deviendrait très vite l’une de ces créatures inspirant la terreur. Montés par les officiers valkyries du Grand Guide, les loups géants étaient des monstres formés à la guerre. Toutes les histoires à leur sujet relataient la destruction. Pourquoi être parti à travers la forêt comme un fou furieux ? Pourquoi s’être jeté tête baissée au secours de ce louveteau ? ou mieux encore, comment avait-il su qu’un danger guettait ce dernier ? Tout s’était passé si vite. Val s’agenouilla face à la dépouille, soulevant légèrement le tissu imbibé ; la blessure était nette, mais peu profonde. L’odeur nauséabonde qui émanait des churlcks lui souleva le cœur. Immobile, le louveteau se tenait en boule contre le ventre de sa mère. Son cerveau tournait à plein régime pour tenter de s’expliquer les derniers instants. Se pourrait-il que… ? Impossible. Cependant, c’était la seule explication : il partageait tout ce que le louveteau ressentait. Pas plus grand qu’un chiot, il allait probablement mourir. Le garçon ne pouvait pas le laisser ici. Cette simple idée lui donnait la nausée. Mais comment le cacher à la vue des villageois, et surtout de l’Empire ? Quelque chose d’étrange le liait à ce petit. Il avait ressenti sa panique comme si elle était sienne, il avait partagé sa peur. Il réalisa que son choix était déjà fait : au diable les légendes des conteurs, il veillerait sur lui jusqu’à ce qu’il soit assez grand pour se nourrir seul. Val se reprit. Il tenta tout d’abord de décaler l’une des pattes de la mère afin de masquer la blessure aux côtes. Toujours à genoux, il ne parvint pas à la déplacer d’un centimètre. Il ne pouvait même pas faire le tour de l’imposant membre avec ses deux mains jointes. La créature était immense. Il se leva et parvint cette fois-ci à placer la patte de manière à masquer la profonde entaille. La sueur ruisselait le long de ses bras. Résigné, il accepta l’idée que l’enterrer était une tâche insurmontable. Val sortit une gourde de son sac et versa ce qu’il lui restait d’eau pour se laver les mains du sang qui commençait à sécher. Il sortit ensuite un morceau de viande fumée qu’il déposa près du louveteau. La frêle créature resta figée, les yeux entr’ouverts, toujours réfugiée auprès de sa mère. Val s’allongea à son tour. Sans hésiter, il attira le louveteau contre lui et lui fit une place au creux de ses bras. À son simple contact, il partagea sa peine, sa tristesse, sa détresse. Une larme perla sur sa joue. Val le rassura par quelques mots. Le louveteau semblait comprendre, il s’apaisa. Puis Val cessa de parler et les pensées remplacèrent les mots. Le fragile animal comprit encore, il se décontracta un peu plus. Les minutes s’écoulèrent et le sommeil gagna progressivement la petite boule de poils lovée au creux de ses bras. Val veilla sur son protégé. Son pelage gris-bleu scintillait légèrement à la lumière de la lune. Il le caressa en veillant à ne pas le réveiller. La fourrure du louveteau était très douce. Encore chétif, sa tête tenait tout juste au creux de sa main. La nuit était froide. Val frissonna. Il s’enveloppa dans sa cape de voyage en veillant à bien recouvrir son compagnon. L’air tiédit et Val se réchauffa instantanément. Il n’avait pas remarqué, jusque-là, que du corps du louveteau émanait une incroyable chaleur, une chaleur bienvenue alors que la nuit tombait. Alors qu’il commençait à s’assoupir, Val ressentit une pression à la frontière de son esprit. Le louveteau entr’ouvrit ses paupières et fixa le garçon. Après une légère hésitation, le garçon baissa sa garde et autorisa cette présence étrangère. Un frisson le parcourut des pieds à la tête. Il partagea des pensées qui n’étaient pas les siennes, des pensées d’une incroyable intelligence ! Le louveteau… ce n’était pas un mâle, mais une femelle. Une voix s’éleva dans son esprit : « Je suis Indra. » Serrés l’un contre l’autre, ils s’endormirent et leurs esprits s’entremêlèrent. Partageant tout, ils ne firent bientôt plus qu’un.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD