Chapitre 3

2407 Words
3Val se réveilla dans une clairière bordée par la forêt. Il sursauta lorsque la petite boule de poils remua légèrement dans ses bras. Indra était toujours lovée contre lui. Avec précaution, il la déposa au sol et se leva. Il retira sa cape dont il enveloppa la louve encore endormie. Les dépouilles de la mère d’Indra et des churlcks gisaient à quelques mètres à peine. Val fit quelques pas et étira ses membres endoloris. S’il ne voulait pas que tous les charognards de la vallée fondent sur la clairière, il devait se remuer. Sans compter qu’il était hors de question qu’Indra se réveille entourée des responsables de la mort de sa mère. Non sans peine, il traîna les trois bêtes cornues dans la forêt. Hautes de deux mètres au moins, leurs cornes se coinçant dans chaque racine, une bonne demi-heure fut nécessaire à Val. Une fois de retour dans la clairière, il fut surpris par la noblesse qui émanait de sa sauveuse. Son pelage, d’un blanc éclatant, contrastait avec les couleurs ternes de la clairière. Les yeux clos, elle semblait simplement endormie. En s’approchant, il ne put que constater une nouvelle fois les proportions titanesques de la mère. Elle était longue d’au moins cinq bonnes enjambées et large d’un bon mètre. Il ne parviendrait jamais à la déplacer, et encore moins à l’enterrer. Sans oublier qu’il n’avait aucune pelle à disposition. C’était un problème, et un sérieux. Le cœur serré à l’idée que les charognards puissent souiller la dépouille, il opta pour la seule option envisageable : une sépulture par le feu. Il rassembla des brindilles et arracha de la broussaille afin que le feu prenne bien. Puis il rechercha de gros morceaux de bois. Il ne restait plus qu’à disposer le tout. Tout autour du corps démesuré, il amassa les brindilles en un épais tapis sur lequel il disposa à la verticale, accolée au loup géant, une grande quantité de bois mort. Se mettre en mouvement lui permettait de ne pas trop penser. Val n’était encore qu’un enfant. D’accord, davantage un jeune homme désormais. Mais ce petit être dépendait entièrement de lui. Cette responsabilité l’effrayait. Val ne cessa de se demander s’il ne commettait pas une énorme erreur. Les allers-retours se succédèrent durant plus d’une heure jusqu’à ce qu’il soit satisfait. Val s’arrêta un instant pour souffler. Il contempla les fruits de son travail. Les premiers arbres se trouvaient à vingt mètres au moins et le vent était calme. Le feu ne risquait pas de se propager. Du moins, il l’espérait. « Valérian. » La voix pleine de mélancolie résonna dans sa tête, tel un écho lointain. Il se retourna et vit Indra le fixant de ses petits yeux gris-vert. Il se laissa glisser sur les genoux pour être à sa hauteur, et lui expliqua à haute voix : — J’ai souhaité lui offrir une sépulture. Je n’ai pas la force de la déplacer et chez nous, l’adieu par le feu est digne des rois. Indra resta silencieuse quelques secondes, le fixant avec intensité. La louve fouillait les pensées du garçon à la recherche de ce qu’était un souverain. « Ton geste est noble Valérian. Observe. Sache de quoi tu m’as sauvée. » Un flot d’images se déversa alors dans son esprit. Des journées froides où la faim tiraillait l’estomac. Puis le retour de mère avec sa chasse encore chaude que frères et sœurs dévorèrent avidement. La douce chaleur des corps blottis les uns contre les autres, avec le battement apaisant des cœurs de ses Amis-de-sang. Puis une folle course. Une traque durant des jours et des nuits. Mère restant derrière pour ralentir les ennemis à cornes. La disparition de son frère et de ses deux sœurs. Indra était seule maintenant. La panique. Un cri mental pour appeler Mère. L’odeur des bêtes se rapprochait. Courir. Un étrange animal sur deux pattes surgit en jetant des bâtons donnant la mort. Des coups de crocs, de griffes et de cornes. Et le chagrin se déversa en elle. Mère. Val fut désarçonné par cette série d’images le submergeant. Il tenta de faire le tri parmi toutes ces informations. Indra était très jeune, elle devait avoir quelques semaines tout au plus. Néanmoins, le jeune homme ressentait une sorte de sagesse ancestrale émanant d’elle. Indra n’était pas un simple animal. L’apparence d’un louveteau, elle avait au moins l’intelligence d’un homme. Si ce n’était pas davantage… Ses yeux émeraude termineraient de convaincre les plus sceptiques. Alors qu’il tentait de remettre de l’ordre dans ses idées, Indra ajouta : « Il est temps de se séparer de Mère. Allume le feu de tes rois. » Frappé une nouvelle fois par la profondeur de cette voix, Val s’exécuta. Il sortit du coton carbonisé qu’il déposa sur du silex. Frappant énergiquement avec son briquet en fer, il souffla doucement sur le coton incandescent afin de l’attiser avant de le jeter, une fois enflammé, dans la broussaille sèche. Il réitéra le processus tout autour de la dépouille jusqu’à ce que le feu ait suffisamment pris. Il rejoignit alors Indra, assise à seulement quelques mètres de lui. Côte à côte, ils observèrent la dépouille disparaître derrière les flammes. Val avait l’impression d’avoir vieilli de plusieurs années. Il n’était plus le jeune homme insouciant de la veille. Il pleurait la mort de sa sauveuse et regrettait de ne pas avoir pu faire davantage. Il se devait de lui rendre hommage d’une quelconque manière. Envahi par la tristesse, révolté par la tournure des évènements, l’estomac noué, il s’engagea en pensée : « Je promets de veiller sur Indra. Je te souhaite de trouver le repos, majestueuse créature. » L’esprit d’Indra se mêla de nouveau au sien et une nouvelle vague d’énergie le traversa, puis une autre. Des picotements se diffusaient dans sa colonne vertébrale. C’était agréable. Les fourmillements s’étendirent à tout son corps. Les flammes s’éteignirent peu à peu. Il tourna les talons, suivi de près par Indra. Jetant un dernier regard en direction des cendres, il lui sembla apercevoir une petite pousse végétale blanche au centre du bûcher. Une plante ? Il hallucinait, probablement une branche carbonisée. Il s’engouffra alors dans la forêt aux côtés de sa protégée. Bien qu’il lui parût long, le retour se déroula sans encombre. Val en profita pour réfléchir à la manière dont il allait bien pouvoir dissimuler au village l’existence d’Indra. Si les Nébiens découvraient son existence, ils réclameraient qu’elle soit abattue sur-le-champ. Il en était hors de question. Mais l’élever, l’éduquer ne serait pas une mince affaire. Une louve géante ! Et comment parviendrait-il à la nourrir ? Perdu dans ses pensées, il avait fermé par mégarde son esprit à Indra. Rassemblant tout son courage afin de paraître sûr de lui histoire de ne pas l’alarmer davantage, il rechercha la présence de la louve avec son esprit. Bizarrement, il ne réussit qu’à effleurer sa conscience sans parvenir à se fixer dessus. Se tournant vers la louve, il changea de tactique : — Je ne parviens pas à mêler mon esprit au tien. Elle rétablit elle-même le contact : « Je sais que vous – les deux-pattes – avez du mal à discipliner votre esprit. Tu devras m’interpeller à haute voix pour que je puisse mêler tes pensées aux miennes. » « Si je n’ai pas le choix », répondit-il, déçu. Sur le restant du chemin, il continua à réfléchir à une ligne de conduite. Mais cette fois-ci, Indra approuva ou non les différentes possibilités, et en proposa d’autres. Son plan prenait forme petit à petit. Val avait maintenant une idée relativement précise de la manière de procéder. Il récupéra ses affaires au campement qu’il avait dressé la veille. Puis toujours uni à Indra, il lui envoya une image de la cascade où il remplirait sa gourde pour le voyage du retour. Il sentit un sentiment nouveau irradier de la louve. L’animal se mit à remuer dans tous les sens. Perplexe, Val tenta de comprendre ce qui la rendait si nerveuse. Un loup géant à moitié fou ! Ces grosses bêtes étaient décidément bien étranges. À quelques mètres du lac, la louve se mit à courir à une vitesse impressionnante. Alerté, Val s’arma de son couteau. Soudain, une joie intense se communiqua à lui lorsque sa protégée sauta dans l’eau tout en rugissant. Éclatant de rire, Val la suivit aussitôt. Elle n’était finalement pas si folle. Il l’aimait bien. « Alors comme ça, les loups des Hauts-Monts rugissent comme des lions ? Enfin, comme de petits lionceaux dans ton cas », la provoqua-t-il en l’éclaboussant d’un geste rapide. « Évidemment ! Nous ne sommes pas nos minuscules cousins-loups qui hurlent de manière pitoyable. » Indra glana dans son esprit une image de ce qu’était un lion avant d’ajouter : « Et nous écrasons sans problème le plus fort de ces petits lions que vous admirez tant. » Un grondement léger émana de la louve. D’abord sceptique, Val comprit, amusé par sa découverte : Indra riait. Ils ne prirent pas le chemin que Val avait emprunté la veille, pour préférer un sentier s’enfonçant dans la forêt. Ce long détour était une perte de temps nécessaire s’ils ne voulaient pas se faire surprendre. En amont de sa maison, à une centaine de mètres dans la forêt, Val trouva enfin ce qu’il cherchait. Sa vieille cabane, le refuge secret de ses jeunes années. Néanmoins, la construction semblait bien fragile. Après réflexion, ce n’était pas plus mal de tout recommencer. Il démêla les cordes s’entrelaçant en un vrai sac de nœuds. Puis il sélectionna les planches selon leur état. Il utilisa le bois endommagé pour faire un semblant de plancher. Il planta quatre piquets à chaque coin du rectangle creusé préalablement. Puis il disposa les planches en bon état à l’aide des cordages. L’abri prit forme petit à petit. En fin de journée, il ne resta plus que la toiture. Pendant qu’il fabriquait un cadre pour supporter le toit, Indra creusa deux galeries sous les murs. « Que fais-tu ? » « Si un chasseur-de-loups me découvre, s’expliqua-t-elle tandis qu’une image d’ours apparut dans l’esprit de Val, je m’échapperai par le deuxième tunnel. » Plutôt ingénieux. « Tes cousins loups sont peut-être minuscules et pitoyables, mais tu t’inspires de leur terrier avec ces deux tunnels. Les lapins aussi procèdent ainsi, non ? » se moqua-t-il. « Et tu ne t’es pas demandé si ce n’était pas eux qui s’étaient inspirés de nos méthodes ? » répliqua-t-elle aussitôt, son orgueil piqué au vif. Décidément, il l’aimait bien. Elle avait un sacré caractère et un amour-propre digne de rivaliser avec celui d’Audric. Il imaginait déjà ce que pourrait donner un concours de vanité entre cette petite boule de poils et le chaudronnier grincheux. Val en savait déjà la réponse : Audric n’avait aucune chance. Épuisé, Val s’étala sur le sol pour admirer le fruit de ses efforts. Dissimulée derrière un entrelacs de branches, la petite bâtisse était à peine visible, haute de moins d’un mètre ; il ne restait plus qu’à espérer que la louve ne grandirait pas trop vite. Ce n’était qu’une question de mois. Rapidement, Indra deviendrait le plus gros prédateur de la région et le problème serait réglé. Un gargouillement le rappela à l’ordre. Son estomac le tiraillait. Il réalisa alors que ni lui ni sa jeune protégée n’avaient grignoté la moindre petite chose de la journée. Il se tourna vers Indra qui reniflait son nouveau terrier : « Je m’en veux de t’avoir oubliée. Tu dois avoir faim ? » « Nous pouvons nous passer de nourriture durant plusieurs jours. Mais il est vrai que je n’ai rien mangé depuis trois cycles de cercle blanc. » « Reste bien cachée. Je vais voir ce que je peux trouver chez moi. » « Je t’attendrai. » Quelle négligence ! Il allait devoir faire mieux à l’avenir. Il descendit la légère pente en direction de sa demeure. Passé quelques dizaines de mètres, le lien qui l’unissait à Indra se fit plus fragile avant de disparaître totalement. Val se sentit soudain comme privé d’une partie de lui. Une conversation animée se tenait dans la cuisine. Lorsque la porte claqua derrière lui, les voix s’estompèrent brusquement. Dès qu’il gagna la cuisine, sa mère se jeta sur lui. L’enlaçant avec force, elle semblait totalement paniquée. Lorsqu’elle fut calmée, Earl demanda, sans parvenir à dissimuler son inquiétude : — Où étais-tu, mon garçon ? Nous étions prêts à mettre en place une battue pour te retrouver. La délégation royale ne reste que jusqu’au matin, tu le sais non ? Pourquoi avoir autant tardé ? Il fait bientôt nuit, tu es parti deux jours ! « Nous » désignait une grande partie du conseil des pères du village. Ils patientaient tous pour lui, dans sa cuisine. Il allait avoir droit à un sermon dans les formes. Derrière son père se trouvait Orto, paysan, mais également bûcheron à ses heures. Romélus, le tanneur et cordelier, semblait totalement impassible, les yeux fixés sur Val, en attente de sa réponse. Quant à Lucas, le père d’Érine, il était seulement soulagé de le revoir et lui adressa un sourire discret. Au fond de la pièce, dans l’ombre, Naomi, la guérisseuse, regardait par la fenêtre sans paraître se soucier de ce qui pouvait se dire, comme à son habitude. Val, pris au dépourvu, valsa d’une jambe sur l’autre. Il ne s’attendait pas à se retrouver ainsi face à la quasi-totalité de ses parents adoptifs. Il s’empressa de concocter une histoire pouvant justifier son retard et choisit de faire simple, en restant dans le vrai : — J’ai marché à la recherche de pistes de gibier et j’ai cueilli quelques baies. Je n’ai pas vu le temps passer. J’ai été contraint de dormir en pleine forêt avant de pouvoir rentrer ce matin. Désolé… — Tu rentres malgré tout à une heure bien tardive jeune homme, rétorqua le tanneur. — Pardonnez-moi, ça ne se reproduira plus, s’excusa Val en baissant la tête pour faire bonne mesure. Son père le prit par l’épaule en lui adressant une tape affectueuse. — Le principal est que tu sois rentré sain et sauf, non ? Ce n’était pas une question : Earl venait de mettre un terme à l’interrogatoire. Chacun retourna respectivement chez soi. Avant de les quitter, Lucas lui proposa de se joindre à eux pour le dîner du lendemain, et Val accepta bien volontiers, tout heureux à l’idée de revoir la petite Érine. Le repas sembla interminable à Valérian. Les sujets de conversation tournèrent autour de banalités. Il s’agissait de s’organiser, maintenant que l’hiver touchait à sa fin. Des questions de semences et de réparations sans importance… Discussion vraiment passionnante. Il avait quand même affronté trois churlcks à lui tout seul ! Mais il ne pouvait en dire un mot. Ses pensées étaient plutôt tournées vers Indra qui n’avait toujours pas mangé, attendant son retour. Dès qu’il lui fut possible de quitter la table, il se rendit dans le garde-manger pour emporter une bonne quantité de viande séchée et un petit peu de lait. Il trouverait une solution plus tard pour ce qui était de l’approvisionnement en eau. Après avoir souhaité une bonne nuit à ses parents, il s’éclipsa discrètement par la fenêtre de sa chambre. Elle donnait directement sur la forêt, à l’arrière de la maison. C’était parfait pour ses futures excursions ! Val remonta en courant la légère pente jusqu’à la cabane. Il ne voulait pas passer une minute de plus privé de la présence réconfortante de la louve. En deux minutes à peine, il était arrivé. Indra somnolait, la tête en dehors du terrier. Il la réveilla doucement. Indra dévora son repas. Pendant ce temps, Val disposa à l’intérieur de la tanière les couvertures qu’il avait pris soin d’emporter. Il s’autorisa encore un instant pour caresser la louve. Exténuée, elle s’endormit aussitôt. Sans la réveiller, il tourna les talons. Après quelques mètres, alors que leurs esprits étaient sur le point de se séparer, Val perçut un murmure lointain : « Merci Petit-homme. »
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