PRÉFACE : LA VAMPIRE SURVIENT AU CRÉPUSCULE-3

3511 Words
Pourquoi m’appelez-vous Vampire ? Il est cruel ; mais je suis pire. Et pourtant je n’ai pas ses ongles griffants. Je suis douce, tendre et câline. Ma bouche en fleur sent la praline. Laissez venir à moi les petits enfants. Riches vieillards, gardez vos sommes. Il me faut de tout jeunes hommes Dont je boive le sang et s**e les os. Il me faut des amoureux vierges Que je fonde ainsi que des cierges. Laissez venir à moi les beaux jouvenceaux. (« La Succube », in Les Blasphèmes, Paris : Maurice Dreyfous, 1884) On en conviendra, la différence entre les deux fatales séductrices n’est pas si évidente. En sortant du sépulcre, la vampire a donc l’apparence d’une femme séduisante, à l’image de ce qu’elle fut de son vivant. Mais son comportement, dicté par le nouvel état, a bien changé. La jeune fille timide, l’épouse réservée, est maintenant entreprenante et totalement désinhibée, choisissant avec autorité qui de l’homme ou de la femme sera la victime de son dangereux amour. L’élu(e) se défend mollement contre ces assauts qui lui ouvrent les portes d’un univers de félicités, banni jusqu’ici par les convenances. La vampire de Baudelaire se dit totalement irrésistible : Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles, La lune, le soleil, le ciel et les étoiles ! Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés, Lorsque j’étouffe un homme en mes bras redoutés, Ou lorsque j’abandonne aux morsures mon buste, Timide et libertine, et fragile et robuste, Que sur ces matelas qui se pâment d’émoi, Les anges impuissants se damneraient pour moi ! (« Les Métamorphoses du vampire », Complément aux Fleurs du Mal, 1869) La vampire stigmatisée, désignée comme étant une créature diabolique de laquelle il n’y a rien de bon à attendre, se révèle pour peu qu’on s’attache à sa personne, comme le symbole de la transgression, d’une liberté sexuelle qui ne demande qu’à s’exprimer et que la société réprime autant que possible. Et ce n’est pas un hasard si quelques œuvres maîtresses ont été produites sous les contraintes de la société victorienne. Tout cela s’exprime parfaitement dans The Vampire de Philip Burne-Jones (1861-1926), célèbre tableau exposé pour la première fois à Londres en 1897, d’une rare audace pour son époque : une jeune femme légèrement vêtue (la vampire) est à califourchon sur un homme affalé dans son lit. On ne sait s’il faut le plaindre ou l’envier, et ne devrait-on pas y voir, comme dit plus haut, l’allégorie d’un féminisme triomphant ? En tout cas, le tableau fit sensation et même scandale, mais pas pour les raisons que l’on pourrait croire : l’actrice Mrs Patrick Campbell, dont la relation amoureuse avec Burne-Jones venait de prendre fin, se reconnut — et beaucoup d’autres la reconnurent — dans l’indécente posture de la vampire dominatrice. Cette œuvre aujourd’hui disparue, inspira un poème sarcastique à Rudyard Kipling (cousin de Burne-Jones), également intitulé The Vampire11 (1898), et dont un vers résume bien le propos : « Mais l’insensé, il l’appelait sa belle dame. » Ici, la vampire est dans sa dimension métaphorique puisque désignant une femme fatale bien vivante, une implacable séductrice dénuée de scrupules, à laquelle on ne saurait résister. L’influence du tableau ne s’arrête pas là. De fait, le poème inspira ensuite la pièce de Broadway A Fool There Was (1909), qui a son tour sera adaptée au cinéma sous le même titre. Il s’agit d’un film de 1915 dans lequel Theda Bara (1885-1955) devenait la première « vamp » de l’écran. The Vampire de Philip Burne-Jones est assurément une œuvre marquante, mais dont le sujet s’avère moins novateur qu’il n’y paraît à première vue, car on doit à la vérité de dire que juste dix ans auparavant, le peintre allemand Max Kahn (1857-1926) fixa pareille attitude de domination féminine, quoique d’une tonalité plus agressive, dans une composition tout aussi fantasmatique : Ein Vampir (1887). The Vampire, Mrs Patrick Campbell & Theda Bara. Les amours sulfureuses de la vampire ont été portées à un sommet avec Carmilla, chef-d’œuvre de la littérature fantastique, maintes fois réédité, cité, analysé et adapté au cinéma. Cette longue nouvelle de Joseph Sheridan Le Fanu (1814-1873) parut en feuilleton dans The Dark Blue, de décembre 1871 à mars 1872, puis fut ensuite recueillie dans le volume In a Glass Darkly (Londres : R. Bentley & Son, 1872), où les différents textes sont placés sous l’autorité du Dr Hesselius, un des tout premiers détectives des Ténèbres. Carmilla relate l’épisode final de la nouvelle vie vampirique de la comtesse Mircalla de Karnstein12, morte depuis plus d’un siècle. Son attirance pour les jeunes personnes de son s**e est une constante, éprouvant à leur égard « un attachement v*****t fort semblable à la passion amoureuse ». La force pernicieuse du souvenir nous susurrait que la « funeste passion » était suggérée, et qu’il fallait donc beaucoup interpréter. Mais une relecture montre à quel point ce texte est audacieux dans le parcours de cet écrivain, et une singularité parmi la littérature victorienne. Si, effectivement, la séduction saphique s’installe insidieusement entre Carmilla la vampire et l’innocente Laura, au point qu’il est d’abord difficile de démêler la simple tendresse amicale que se portent deux jeunes filles, des véritables élans amoureux, les choses se précisent au point que le moindre doute n’est plus permis. L’inexpérimentée jeune fille, troublée par les « folles étreintes » et les « tendres baisers » de sa compagne, en arrive même à se demander si Carmilla n’est pas un amant travesti. Laura se dit gênée, mais sa résistance n’est que de principe pour une demoiselle de sa condition, et elle s’abandonne toute frémissante, cédant « à une sorte d’extase pour n’en sortir qu’à l’instant où ses bras me libéraient ». Ein Vampir (1887) par Max Kahn (1857-1926). Précédemment, ont été notées quelques curieuses correspondances existant entre La Vampire, ou La vierge de Hongrie (1825) par le baron de Lamothe-Langon, et la nouvelle Carmilla (1872). Sheridan Le Fanu a-t-il pu connaître ce roman français plutôt confidentiel ? Cela semble improbable. Il n’empêche que le déchaînement de sensualité qui caractérise Carmilla, détonne au point que rien dans les autres œuvres de Le Fanu, semble-t-il, n’explique un pareil débordement. Par contre, le romancier anglais ne pouvait ignorer l’existence de Christabel13 (1816), un poème narratif inachevé de son compatriote S. T. Coleridge (1772-1834). Christabel annonce de façon troublante Carmilla : la douce Christabel vit seule avec son père le baron Leoline, dans un château écossais à l’écart du monde. Un soir qu’elle s’en va prier dans la forêt pour son fiancé, un chevalier qui est au loin, Christabel fait une surprenante rencontre. Attirée par un gémissement, « Elle y voit une étincelante jeune fille, / Vêtue de la blancheur d’une robe de soie, / Qui, spectre lumineux, brillait au clair de lune : / Son cou, auprès de quoi semblait terne sa robe, / Son cou harmonieux, et ses bras, étaient nus ; / Ses pieds, veinés de bleu, n’avaient pas de sandales ; / Les pierreries à ses cheveux mêlées, / Étrangement çà et là scintillaient. / J’imagine effrayant de voir, en un tel lieu, / Dame si richement parée, — / Belle, bien au-delà de toute expression ! » L’inconnue qui dit s’appeler Géraldine paraît en grande détresse, précisant qu’elle vient d’échapper à ses ravisseurs. Comme elle implore d’être secourue, Christabel la ramène, pantelante, au château de son père qui vu l’heure tardive est déjà couché ainsi que tous les serviteurs. En conséquence, eu égard aux circonstances exceptionnelles, l’innocente Christabel propose à la séduisante Géraldine de partager pour le restant de la nuit, sa chambre et son lit. Comme la mystérieuse Dame l’en priait, Christabel « dévêtit ses membres gracieux / Et s’étendit dans sa beauté. / […] En son esprit cependant s’agitaient / Tant de pensées de bonheur et de peine, / Que c’est en vain qu’elle fermait les paupières ; / Aussi, se soulevant à demi sur son lit, / S’appuya-t-elle sur son coude / Pour regarder Dame Géraldine. […] Comme en proie au frisson de la peur, [Géraldine] défit / La ceinture nouée sous sa poitrine : / Blanche robe de soie, vêtements de dessous, / Tombèrent à ses pieds, et, offerts au regard, / Voyez ! son sein, son flanc, à demi découvert ! — / Spectacle que l’on peut rêver, non pas décrire ! / Protégez ! protégez la douce Christabel ! » Géraldine se glisse dans le lit, prend la jeune fille dans ses bras, et à voix basse prononce ces mots : « Au contact de ce sein agit un charme, / Maître de tes paroles, Christabel ! » Au réveil, le lendemain matin, Christabel est fort perplexe : « À coup sûr, j’ai pêché ! », murmure-t-elle, et constate que Géraldine est encore plus belle qu’au soir et que sa vitalité est sans pareille. Bien que le poème soit inachevé, l’auteur fit comprendre dans l’ébauche de la suite que Géraldine était en fait un être surnaturel malfaisant que l’on mit en déroute. Ici non plus, les mots vampire et sang ne sont pas formulés — il est pourtant question d’un attouchement régénérateur entre la prédatrice et sa victime. Nonobstant cette réserve, comment ne pas voir dans Christabel toute la substance de Carmilla ? Si l’on en juge uniquement au contenu du recueil In a Glass Darkly (1872) — où figure « Carmilla » —, Le Fanu semble avoir l’emprunt facile puisqu’il est avéré qu’une autre nouvelle, « Le Thé vert », est profondément inspirée par « Le Chien spectral » de Samuel Warren. Alors ! Pourquoi pas « Carmilla » ? Quoi qu’il en soit, cette nouvelle de Le Fanu est une œuvre majeure de littérature fantastique. Carmilla et Laura - Illustration de David Henry Friston (1820-1906) pour « Carmilla » (The Dark Blue, 1872). Elle s’appuya sur son coude pour regarder Dame Géraldine. Illustration (1891) de Lancelot Speed (1860-1931). Carmilla a fait l’objet de plusieurs adaptations cinématographiques s’attachant davantage au personnage fascinant de la belle vampire, qu’à la trame proprement dite du récit de Le Fanu. Si Vampyr (1932) de Carl Theodor Dreyer est un incontestable chef-d’œuvre « librement adapté du roman (sic) In a Glass Darkly de J. Sheridan Le Fanu », bien malin celui qui pourrait sérieusement affirmer qu’il a reconnu dans ce long-métrage les évènements ou les personnages de Carmilla. Et mourir de plaisir (1960) de Roger Vadim serait donc la première adaptation réelle, revendiquée au générique, encore qu’ici l’histoire modernisée s’éloigne beaucoup du sujet. Tout compte fait, nous avons un film décevant, manquant d’audace, prodigieusement ennuyeux. Le résultat est beaucoup plus convaincant avec La Crypte du vampire (La cripta e l’incubo, 1964) de Camillo Mastrocinque, film important du fantastique gothique italien, à l’esthétique noir et blanc splendide. On y retrouve les jalons essentiels de la nouvelle — bien que Le Fanu ne soit pas crédité —, notamment l’arrivée mouvementée de Carmilla chez ses hôtes, à la suite d’un accident d’attelage, et, au final, sa destruction, une fois découvert son tombeau séculaire. Entre ces deux scènes, les scénaristes ont brodé sur une histoire de sorcellerie et de vengeance posthume. L’« innocente » Laura que l’on croit coupable de vampirisme porte le nom maudit de Karnstein, et Carmilla s’appelle Ljuba, mais cela n’affecte pas le récit. On peut cependant regretter que les relations particulières entre les deux jeunes filles, à peine esquissées, passent pour une simple amitié. La vénérable firme Hammer, gagnée par la libération des mœurs, proposa en 1970 une version de Carmilla explicite, qu’agrémentaient quelques plans d’un nu féminin, au demeurant fort convenables. Mais que d’émotion à contempler la plastique dévoilée de Carmilla alias Ingrid Pitt (1937-2010). Déjà, le titre même de ce film, The Vampire Lovers de Roy Ward Baker, était en soi une promesse, si bien tenue que la Hammer récidiva l’année suivante non pas avec une suite, mais plutôt une variation : l**t for a Vampire (1971) de Jimmy Sangster. Cette fois-ci, le rôle de « Carmilla Karnstein » fut dévolu à l’actrice danoise Yutte Stensgaard. L’accueil populaire réservé à ces deux films allait déclencher un véritable engouement pour la femme-vampire. Ainsi, on notera quelques influences de Carmilla dans La Comtesse noire (1973) de Jess Franco, un long-métrage érotico-fantastique sans grand intérêt qui vaut uniquement par la présence magnétique de la regrettée Lina Romay (1954-2012), parfaite dans le rôle de la séduisante vampire Irina Karlstein (sic). Deux autres films de Jess Franco exploitent le même thème, en mêlant étroitement les péripéties des romans Dracula et Carmilla : Vampiros lesbos (1971) — Renfield est une jolie jeune femme, tout aussi possédée (ou folle) que l’original —, et La Fille de Dracula (1972) où l’on retrouve la famille maudite des Karlstein (resic). En marge de ce que nous venons d’exposer, on signalera aussi l’adaptation assez fidèle de « Carmilla » en b***e dessinée14 par Robert Jenney (in Creepy n° 19, Warren Publishing, mars 1968, 20 planches)15. Après Carmilla, bien d’autres femmes-vampires ont eu en littérature un rôle déterminant, et nous citerons volontiers au gré de nos plaisirs de lecture, quelques pâles séductrices dont le charme mortifère opère si bien sur les bienheureux-malheureux qui se laissent surprendre quand vient le crépuscule. Nous pensons d’abord à cette belle jeune fille aux cheveux d’or, au visage lisse, aux lèvres si rouges, bien que morte depuis sept mois, et dont un homme charmé réchauffe le corps froid au péril de sa vie : son histoire nous est contée dans le poème « The Vampyre » - in The Poetical Works of Owen Meredith (Boston : Houghton, Mifflin & Co, 1880) — de Robert Bulwer-Lytton (1831-1891). Arriva aussi le moment de la diversification, et place fut alors faite à la vampire psychique, telle l’éblouissante Lady Deverish de la nouvelle Les Proies de la Vampire d’Arabella Kenealy16 (« A Beautiful Vampire » in The Ludgate Magazine, mai 1896) — elle précède de très peu les fugitives séides de Dracula (1897). Cette noble dame, soucieuse de son apparence physique, obsédée par les atteintes de l’âge, a sa méthode personnelle pour rester éternellement jeune. Elle se nourrit du « fluide vital » des proches, et chaque homme qu’elle séduit se meurt ensuite de langueur. Il faudra toute sa détermination au redoutable enquêteur Lord Syfret, pour mettre fin à ses agissements criminels. En 1887, déjà, Anne Crawford (1846- ?) — sous le pseudonyme Von Degen — avait évoqué les méfaits d’une autre « beautiful vampire », nommée Vespertilia, dans la nouvelle Un mystère de la campagne romaine17 (« A Mystery of the Campagna » in The Witching Time : Tales for the Year’s End [Londres, 1887]). La nouvelle « The Vampire Maid » figure au sommaire de Stories Weird and Wonderful (1900) de l’Écossais James Hume Nisbet (1849-1923) : un jeune citadin parti à l’aventure sur la lande du Westmorland, décide de louer une chambre dans un cottage solitaire occupé par une veuve et sa fille malade, une brunette au teint livide préoccupant. Au fur et à mesure que les jours passent, la jeune fille reprend de la vigueur, alors que décline la santé du locataire amoureux, tombé sous son charme étrange. Une singulière morsure se distingue sur l’un des bras du jeune homme qui, comprenant enfin le danger qu’il court, trouvera le salut dans la fuite. L’officier de marine anglais Frederick George Loring (1869-1951) publia dans le Pall Mall Magazine de décembre 1900, la nouvelle « The Tomb of Sarah » qu’il signa F. G. Loring. Lors de la restauration d’une vieille église, le maître d’œuvre est amené à changer de place le sépulcre de la comtesse Sarah, morte dans le déshonneur au XVIIe siècle. Il libère alors, malencontreusement, une sensuelle femme-vampire qu’il ne pourra neutraliser, tel un Carnacki avant l’heure, que grâce à ses connaissances en sciences occultes. Tout comme sa sœur aînée Anne Crawford le fit auparavant avec A Mystery of the Campagna, Francis Marion Crawford (1854-1909) a situé en Italie son histoire de femme-vampire : « For the Blood is Life »18 (Collier’s, 16 décembre 1905). Christina, belle créature de la nuit assoiffée de sang, a jeté son dévolu sur un jeune homme rêveur, d’autant moins enclin à se défendre qu’il est subjugué par cet amour surnaturel. Il est fait appel au détective des Ténèbres Aylmer Vance d’Alice et Claude Askew, pour résoudre la délicate affaire de « The Vampire »19 (The Weekly Tale-Teller, 1er août 1914). La vampire de cette nouvelle fait le mal à son corps défendant, et c’est la raison pour laquelle, consciente de son état, la jeune femme avait d’abord refusé d’épouser l’homme dont elle est très amoureuse. Une fois le mariage prononcé, l’antique malédiction s’attachant à sa famille peut s’exercer. L’épouse aimante devient alors une vampire assoiffée de sang qui pourrait mener le pauvre mari à sa perte, si le détective Vance n’intervenait pas. À en croire certains, il n’existerait de tout temps, que des histoires de vampires anglo-saxonnes. C’est loin d’être le cas, et c’est bien méconnaître la littérature francophone. Trois textes français de ce début de XXe siècle méritent toute notre attention. Il y a d’abord « Les Yeux d’émeraude »20 de John-Antoine Nau — pseudonyme d’Eugène Torquet (1860-1918) —, une nouvelle figurant dans le recueil posthume Archipel Caraïbe (Paris : Éditions Excelsior, 1929). Ce texte fut très probablement écrit avant 1906, car il établit le thème que Nau développera dans son roman La Gennia, publié cette année-là aux Éditions E. Messein. Le triste héros des « Yeux d’émeraude », Morrox, est marqué par l’infortune. Sans l’avoir voulu, il est de retour dans le port andalou de Malaga, où pour son malheur, il y a neuf ans de cela, il épousa l’étrange Pepa Murcielago (chauve-souris en français). Il dut très vite affronter son caractère changeant, incompréhensible, puisqu’elle passait sans explication de refus sauvages et haineux à des abandons frénétiques. Et puis vint la fameuse nuit où Morrox, couché auprès de sa femme, sentit « des bras glisser sur les siens, se nouer à lui, l’attirer, l’emprisonner fougueusement ; pendant quelques instants, c’était une étreinte comme il n’en avait jamais subi aucune, brisante, délicieuse et épouvantable. Puis une douleur aiguë le dégrisait, une morsure glaciale s’enfonçait dans son cou ; du sang tiède mouillait sa poitrine. Il faisait un effort terrible, rompait l’enlacement dont ses vertèbres craquaient et, à la lueur brève d’une allumette, apercevait nettement une face féminine inconnue, une face exquise et féroce convulsée de fureur où brillaient rivés aux siens deux yeux de fulgurante émeraude, connus, eux, mais où ? et quand ? où étincelaient des dents éblouissantes encore roses au bout ». Alors, donc, qu’il revient à Malaga, et que neuf années ont passé depuis ces tragiques événements, le voyageur aperçoit la figure de Pepa à la fenêtre de la chambre qui fut aussi la sienne. Un détail important : il sait bien que son épouse est morte depuis longtemps, ayant assisté à son enterrement avant de quitter la ville. « La Vampire »21 de Jean Bouvier (1869-1935) est une nouvelle parue en feuilleton dans La Vie mystérieuse (Paris, 10 septembre au 25 novembre 1910; puis, texte revu et corrigé, en feuilleton dans Romans pour tous, Paris, [1919]). La jeune Mirka Kowieska, morte et ressuscitée, cache sa nature vampirique sous les dehors souffreteux d’une héroïne de Jean Lorrain. Le médecin appelé pour la soigner ne se laisse pas séduire par son « balancement gracieux des hanches et de la croupe », car très vite elle lui inspire de la terreur. J.-H. Rosny Aîné (1856-1940) proposa en 1920 La Jeune Vampire22 (Flammarion, « Une heure d’oubli »), un petit texte décevant, auquel on peut reprocher surtout d’escamoter un sujet prometteur. Bien qu’officiellement décédée, et miraculeusement revenue à la vie, la jeune Evelyn Grovedale épouse un bon garçon nullement effrayé par sa pâleur excessive. Il ne sait pas encore qu’elle est devenue vampire, mais quand la vérité éclatera, l’horreur cèdera à la compassion, et la pauvre créature éprouvera du remords à prélever le sang d’un mari si attentionné. De cette union naîtra un petit vampire, preuve s’il en est que la maternité n’est pas interdite à ces femmes revenues de l’au-delà. Illustration d’Eugène Damblans (1865-1945) pour la réédition (1919) de La Vampire de Jean Bouvier. Une des caractéristiques essentielles de la vampire étant sa préoccupation de survie, et donc la recherche d’un bénéfice « vital » dans la prédation, nous avons écarté à contrecœur la belle mauresque Fatima de la nouvelle éponyme Fatima23 (1907) de Jean Joseph-Renaud (1873-1953), car celle-ci ne semble animée que d’une malignité gratuite lorsqu’elle tue à distance ses amoureux, de façon astrale ou télépathique, en les faisant mourir d’épouvante. La nouvelle « The Mystery of the Queen of Beauty » de H[arold] Frankish (in Dr Cunliffe, Investigator, Londres : Heath, Cranton & Ouseley, [1913]) appartient à cette même veine : une jeune femme de très grande beauté — en fait une femme-serpent (une lamie ?) — séduit des étudiants d’Oxford, et exige en échange de ses faveurs une fidélité absolue. Tout manquement est aussitôt sanctionné, comme l’attestent ces cadavres retrouvés avec une morsure à la joue. Et puis, en marge de tout, il y a Mademoiselle B.24 (Denoël, 1973) du mésestimé Maurice Pons (Strasbourg, 1927-), une manière de chef-d’œuvre, en tout cas une absolue réussite mêlant épais mystère, fantasmes et arcanes de la création littéraire, où le fantastique s’insinue dans les esprits, tel un poison. Les personnes les plus dissemblables, mais aux parcours jusqu’ici sans histoires, médecin, prêtre ou simple employé, sont attirées dans la maison solitaire de l’énigmatique Mademoiselle B., une femme sans âge aux origines douteuses, et se donnent ensuite la mort, quand elles ne disparaissent pas sans laisser de trace. L’enquête que mène l’auteur — il est personnage de son propre roman — nous fait suivre des pistes confuses, pleines de sous-entendus, ouvertes aux pires suppositions, d’où nous tirons cette singulière description de la demoiselle, qui fait furieusement penser à une vampire : « Ses yeux, deux longs yeux en amande, d’un bleu presque blanc de lac gelé, son mince sourire, car elle souriait, reflétaient une étonnante jeunesse, mais une jeunesse qu’on pourrait qualifier de séculaire. […] Elle était telle qu’on imagine volontiers une jeune morte d’autrefois, errant dans un cimetière au lendemain de ses funérailles, curieusement vêtue de tout un amoncellement de tulle, de gaze, de dentelles, de rubans, dont l’accumulation neutralisait la transparence, pas assez cependant pour qu’on ne devinât point, sous ce qui lui tenait lieu de corsage, la naissance de seins minuscules et drus, en forme de bourgeons d’artichaut, et juchés sur la poitrine à une hauteur vertigineuse, presque sous la dépression des clavicules. » On a peut-être là, dans une approche biaisée, la quintessence du récit vampirique, car le récit qui se place par principe en retrait du surnaturel, provoque constamment le lecteur par ses allusions fantastiques, jusqu’à laisser penser que Mademoiselle B. pourrait être une créature hybride, une soi-disant gravure du XVIIe siècle servant de support à ce terrible soupçon : « Tiens ! dis-je à Fabien, la voilà la demoiselle de Jouff, telle qu’elle fut conçue il y a trois cents ans ! Épouvantable, terrifiante. Ses ailes membraneuses déployées comme un linceul et fichées par de gros clous dans une porte, la créature velue, sans bras ni jambes, tient à la fois du vampire chiroptère et de la sphinge bréhaigne. Et pourtant elle est une femme. De la femme, ou plutôt de la jeune fille, elle a le corps soyeux, les rondeurs et les dépressions tendres, les jeunes seins drus, en bourgeon d’artichaut, plantés à une hauteur vertigineuse. » La troublante créature est reproduite, tel un simple ornement, sur la jaquette du volume, sans que cela puisse révéler quoi que ce soit. En fait, on se perd en conjectures, et c’est très bien ainsi. Mademoiselle B. disparaîtra comme par enchantement lors de l’incendie de sa maison.
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