Chapitre 2

3102 Words
Ses cheveux nattés et la femme de chambre renvoyée, Emma s’assit pour réfléchir à la triste situation qu’elle avait provoquée : c’était l’écroulement de tous ses projets et surtout c’était pour Harriet un coup terrible. L’ensemble lui apportait tristesse et humiliation, mais ce n’était rien, en comparaison du mal qui en résultait pour Harriet ; elle se fut volontiers soumise à être convaincue plus encore d’erreur, de faux jugement, d’inconséquence, à condition que les effets de ses bévues eussent été concentrés sur elle-même : « Si je n’avais pas persuadé à Harriet de prendre cet homme en affection j’aurais subi cet affront sans me plaindre… Mais cette pauvre Harriet ! » M. Elton avait affirmé n’avoir jamais pensé sérieusement à Harriet : jamais ! Elle chercha à se rappeler le passé, mais tout était confus dans son esprit ; elle était évidemment partie d’une idée préconçue et avait tout fait plier à son désir. Il fallait bien pourtant que les manières de M. Elton eussent été indécises, flottantes, douteuses pour qu’elle ait pu s’abuser à ce point. Le portrait ? Quel empressement il avait montré pour ce portrait ! Et la charade ? Et cent autres circonstances qui avaient paru désigner si clairement Harriet. Évidemment dans la charade il y avait une allusion à « l’esprit vif » mais il y en avait une aussi au « doux regard ». En réalité rien ne s’adaptait ni à l’une ni à l’autre : ce n’était qu’un pathos sans vérité et sans goût. Qui donc aurait pu voir clair à travers un tel tissu d’absurdités ? Sans doute elle avait souvent jugé les manières de M. Elton inutilement galantes, mais ayant remarqué depuis longtemps qu’il ne possédait qu’un usage imparfait du monde, elle avait interprété cet empressement comme une manifestation de reconnaissance. C’était M. Jean Knightley qui, le premier, lui avait ouvert les yeux. Elle reconnaissait que les deux frères avaient fait preuve, dans toute cette affaire d’une grande perspicacité. Elle se rappela ce que M. Knightley lui avait dit, un jour, à propos de M. Elton, l’avertissement qu’il lui avait donné, la conviction qu’il avait manifestée concernant la prudence des idées matrimoniales de M. Elton ; elle rougit en constatant combien il avait mieux pénétré ce caractère qu’elle n’avait su le faire ellemême ; elle se sentait cruellement mortifiée ; M. Elton lui apparaissait maintenant à beaucoup de points de vue exactement l’inverse de ce qu’elle avait imaginé et désiré qu’il fût : fat, présomptueux, vaniteux ; rempli du sentiment de sa propre importance et parfaitement indifférent aux sentiments des autres. Contrairement à ce qui arrive d’habitude, la préférence qu’il lui marquait avait fait perdre à M. Elton tout son prestige : elle se souciait peu de son attachement et ses espoirs l’offensaient. Elle voyait clairement qu’il désirait se marier avantageusement et qu’ayant eu l’arrogance de lever les yeux vers elle, il avait fait semblant d’être amoureux ; elle était parfaitement tranquille que les souffrances qu’il endurerait n’étaient pas d’une nature à inspirer la sympathie. Rien dans son langage ni dans ses manières n’indiquait une sincère affection ; il n’avait épargné ni les soupirs, ni les belles paroles, mais il eut été difficile de choisir des expressions moins naturelles ou d’imaginer un ton de voix plus étranger au véritable amour. Elle n’avait pas besoin de se tourmenter à son sujet ; il voulait simplement s’élever et s’enrichir ; et puisque Mlle Woodhouse de Hartfield, l’héritière de sept cent cinquante mille francs n’était pas si facile à obtenir qu’il l’avait imaginé, il ne tarderait pas à jeter son dévolu sur n’importe quelle jeune fille ayant de cinq à deux cent mille francs. Mais le fait qu’il ait pu parler d’encouragement, supposer qu’elle avait compris ses intentions, imaginer que l’idée lui était venue de l’accepter comme mari, voilà qui était particulièrement odieux. Cet homme se jugeait l’égal, comme situation et comme intelligence, de Mlle Woodhouse ! Il avait pour Harriet un dédain complet, comprenant à merveille la hiérarchie sociale au-dessous de lui et en même temps l’ignorant complètement au-dessus. Peut-être n’était-il pas juste de lui demander d’apprécier la différence qui existait, entre eux touchant les facultés et les raffinements de l’esprit ; cette inégalité même formant un obstacle à la perception d’une supériorité de ce genre ; mais il ne pouvait ignorer que, tant par la fortune que par la situation sociale, elle lui était grandement supérieure ; il devait savoir que les Woodhouse, la branche cadette d’une très ancienne famille, se trouvaient établis à Hartfield depuis plusieurs générations. L’importance foncière de Hartfield, à vrai dire, n’était pas considérable, la propriété ne formant qu’une sorte d’enclave dans le domaine de Donwell Abbey ; mais leur fortune par ailleurs était si considérable qu’ils se trouvaient être de bien peu inférieurs aux propriétaires de Donwell Abbey. Les Woodhouse tenaient depuis fort longtemps une place élevée dans la considération de leurs voisins, quand M. Elton était arrivé, il y avait deux ans à peine, pour faire son chemin comme il le pourrait, sans alliances sauf dans le commerce, sans rien pour le recommander, excepté sa situation et sa politesse. Le plus extraordinaire, c’est qu’il s’était imaginé qu’elle était amoureuse de lui ! Elle voulut se persuader tout d’abord qu’elle n’avait fourni à M. Elton aucun prétexte à s’illusionner de la sorte, mais, après réflexion, elle fut bien obligée de reconnaître avoir, par l’extrême bonne grâce dont elle avait fait preuve à l’égard du soupirant d’Harriet, rendu possible une interprétation erronée : du moment que le motif véritable de sa manière d’être demeurait incompris, un homme de facultés ordinaires et de délicatesse médiocre avait pu se croire encouragé. Puisqu’elle avait si mal interprété les sentiments de M. Elton, comment pouvait-elle s’étonner que, de son côté, aveuglé par l’amour-propre et l’intérêt, il se fût trompé ? Elle seule était responsable de l’erreur initiale. Il lui apparaissait maintenant que c’était une sottise de faire des efforts pour influencer l’union de deux personnes ; c’était s’aventurer trop loin, assumer une trop grande responsabilité, prendre légèrement ce qui est sérieux, mêler l’artifice à ce qui doit être simple. Elle se sentait toute honteuse et prit la résolution de ne plus agir ainsi à l’avenir. – Non sans peine, j’ai fini par amener Harriet à avoir une véritable affection pour cet homme. Si je n’étais pas intervenue, elle n’aurait jamais pensé à lui, du moins avec l’espoir d’être payée de retour, car elle est extrêmement modeste. Pourquoi ne m’être pas bornée à lui faire refuser le jeune Martin ! J’avais raison alors et j’aurais dû m’arrêter ; le temps et la chance aurait fait le reste. Je l’avais introduite dans la bonne compagnie et je lui donnais la possibilité de plaire à qui en valait la peine ; je n’aurais pas dû tenter plus. Mais maintenant cette pauvre fille a perdu son repos : je n’ai été pour elle qu’une triste amie. Et dans le cas où ce désappointement ne serait pas pour elle aussi sérieux que je le crois, je ne vois personne qui pourrait le moins du monde être un parti pour elle : William Cox ?… Non, je ne pourrais jamais admettre William Cox, un petit avocat prétentieux ! » Elle rougit et se mit à rire de cette prompte récidive puis considéra de nouveau toutes les conséquences de son erreur : les désolantes explications qu’elle aurait à donner à Harriet, et la gêne des rencontres ultérieures avec M. Elton, la contrainte qu’il lui faudrait s’imposer pour dissimuler son sentiment et éviter un éclat. Finalement elle se coucha, doutant d’elle-même et de tout, certaine seulement de s’être grossièrement trompée. Il est rare que le retour du jour n’apporte avec lui un soulagement appréciable aux chagrins de la jeunesse ; Emma se réveilla le lendemain matin dans de meilleures dispositions d’esprit et assez encline à ne plus considérer la situation, comme inextricable ; d’abord M. Elton n’était pas véritablement amoureux d’elle et, de son côté, elle ne manquait pas à son égard de cette sympathie qui eût pu lui rendre pénible la désillusion qu’elle lui infligeait ; en second lieu, elle se rendait compte que la nature d’Harriet ne la prédisposait pas à ressentir très profondément les émotions de ce genre ; enfin il n’était pas nécessaire que personne fût mis au courant de ce qui s’était passé et elle n’avait à craindre pour son père aucun contrecoup fâcheux. Ces pensées la réconfortèrent et la vue de l’épais tapis de neige qui couvrait le sol lui causa une agréable surprise comme propice à leur intimité familiale ; bien que ce fût Noël, elle avait une excellente excuse pour se dispenser d’aller à l’église ; elle évitait ainsi une rencontre pénible. Les jours suivants, l’état du temps demeura indécis entre la gelée et le dégel ; chaque matin commençait par la neige ou la pluie et chaque soir amenait la gelée. Il ne pouvait être question de sortir. Emma se trouva donc à même de profiter des avantages de son isolement : pas de communications avec Harriet, sauf par lettre ; pas d’église le dimanche suivant et aucune nécessité d’inventer une excuse pour l’absence de M. Elton ; il paraissait tout naturel à M. Woodhouse que l’on restât chez soi par un temps pareil, et il ne manquait pas de dire à M. Knightley qu’aucune température n’arrêtait : « Ah ! Monsieur Knightley, que n’imitez-vous M. Elton qui ne s’expose pas à prendre froid ! » Cette vie paisible et retirée convenait exactement à M. Jean Knightley dont l’humeur était un facteur important du bien-être général : du reste celui-ci avait épuisé si complètement sa mauvaise humeur au cours de l’expédition de Randalls que son amabilité fut invariable pendant tout le reste du séjour : il était gracieux pour chacun et parlait de tous avec bienveillance. Malgré la paix ambiante, Emma ne pouvait oublier toutefois qu’elle se verrait bientôt dans la nécessité d’avoir une explication avec Harriet et son esprit ne trouvait pas de repos. La captivité de M. et Mme Jean Knightley ne fut pas éternelle. Le temps s’améliora bientôt suffisamment pour leur permettre de repartir. M. Woodhouse, comme d’habitude, s’efforça de persuader sa fille de rester avec ses enfants, mais il dut finalement se résigner à les voir tous disparaître. Il reprit le cours de ses lamentations sur la destinée de cette pauvre Isabelle, laquelle, en réalité, entourée de ceux qu’elle adorait, perspicace pour leurs mérites, aveugle quand il s’agissait de leurs défauts, toujours surchargée de légères besognes, pouvait, à bon droit, être citée comme un modèle de bonheur féminin. Le lendemain de leur départ, il arriva une lettre de M. Elton pour M. Woodhouse, longue, polie, cérémonieuse : « Il présentait ses meilleurs compliments ; il comptait se mettre en route le lendemain matin pour Bath où l’appelaient des amis chez qui depuis longtemps il était invité à passer plusieurs semaines ; il regrettait beaucoup l’impossibilité où il s’était trouvé par suite du mauvais temps et de ses occupations d’aller prendre congé de M. Woodhouse ; il garderait toujours un souvenir reconnaissant de l’accueil amical qu’il avait trouvé à Hartfield ; il se mettait à la disposition de M. Woodhouse au cas où celui-ci aurait quelque commission à lui confier. » Emma fut agréablement surprise ; rien ne pouvait être plus désirable que l’absence de M. Elton en ce moment ; elle lui sut gré de son départ tout en ne pouvant pas admirer la manière dont il en faisait l’annonce. Le ressentiment ne pouvait être plus clairement exprimé qu’au moyen de cette missive nominativement adressée à son père et où son nom n’était même pas prononcé ! Il y avait dans cette manière de faire un changement si notoire et une solennité de si mauvais goût que la rupture était manifeste. Il parut impossible à Emma que les soupçons de son père ne fussent pas éveillés. Il n’en arriva rien cependant. M. Woodhouse, tout entier à la surprise que lui causait l’annonce d’un voyage si soudain et préoccupé des dangers auxquels M. Elton selon lui allait se trouver exposé, ne vit quoi que ce soit d’extraordinaire aux formules de la lettre. Elle eut même son utilité, car elle servit de matière de conversation pendant le reste de la soirée solitaire : M. Woodhouse exprima toutes ses alarmes que sa fille réussit peu à peu à dissiper. Emma résolut maintenant de mettre Harriet au courant de la situation ; celle-ci était presque entièrement remise de son indisposition et Emma jugeait désirable de lui accorder tout le temps possible pour surmonter cet autre malaise avant le retour de la personne en question. En conséquence elle alla dès le lendemain chez Mme Goddard pour affronter l’humiliation nécessaire de la confession : il lui fallut détruire toutes les espérances qu’elle avait éveillées avec tant d’industrie, assumer le rôle ingrat de la préférée et reconnaître son erreur complète, la fausseté de toutes ses idées sur ce sujet, de ses observations, de ses convictions, l’écroulement de toutes ses prophéties. Toute la honte qu’elle avait ressentie au premier moment fut réveillée par ce récit et la vue des larmes d’Harriet lui fit se prendre en horreur. Harriet supporta cette révélation aussi bien que possible, ne blâmant personne et faisant preuve dans tous ses discours d’une disposition si ingénue et d’une si humble opinion d’elle-même que son amie en éprouva une véritable admiration. Emma, à ce moment-là, était toute disposée à goûter la modestie et la simplicité et il lui paraissait que toutes les grâces qui devraient attirer l’amour étaient l’apanage d’Harriet et non le sien. Harriet ne se plaignait pas ; elle jugeait que l’affection d’un homme tel que M. Elton eût été disproportionnée avec son mérite, et elle pensait que personne, sauf une amie telle que Mlle Woodhouse, n’aurait jugé la chose possible ; elle pleura abondamment mais son chagrin était si naturel qu’aucune attitude de dignité n’aurait pu être plus touchante. Emma l’écouta et essaya de la consoler avec tout son cœur et son intelligence. Elle était véritablement convaincue dans cet instant qu’Harriet était des deux la créature supérieure. Elle aurait voulu lui ressembler. Il était un peu tard pour devenir simple d’esprit et ignorante, mais elle prit la résolution d’être humble et modeste et de modérer son imagination pour le reste de sa vie. Dorénavant, après les devoirs qu’elle avait vis-à-vis de son père, elle se considérait comme tenue de prouver à Harriet son affection d’une manière efficace. Elle l’invita à Hartfield et lui témoigna une invariable tendresse, s’efforçant de l’occuper et de l’amuser. Emma savait que le temps seul pourrait amener l’oubli et, sans prétendre être juge de la force d’un attachement inspiré par M. Elton, il lui semblait raisonnable de supposer qu’à l’âge d’Harriet ce résultat pourrait être obtenu à peu près à l’époque du retour de ce dernier. Harriet, il est vrai, continuait à voir en M. Elton toutes les perfections et elle persistait à le considérer comme supérieur à tout le monde, au physique comme au moral ; mais comme d’autre part Harriet acceptait sans aucune arrière-pensée la nécessité de lutter contre un attachement aussi stérile, Emma jugeait impossible que, dans ces conditions, Harriet persistât à placer son bonheur dans un amour sans espoir. Sans doute il était fâcheux qu’ils fussent établis tous trois dans le même pays mais puisqu’aucun d’eux n’était à même de changer de milieu il fallait se résigner à l’inévitable et se préparer à se retrouver souvent. Harriet était particulièrement mal placée à ce point de vue chez Mme Goddard : M. Elton étant un objet d’admiration perpétuelle pour les maîtresses et les élèves de l’école ; aussi Emma prit-elle résolution de faire venir son amie à Hartfield le plus souvent possible. C’était dans le lieu même où la blessure avait été faite qu’il fallait appliquer le pansement ! Emma sentait qu’elle ne retrouverait la paix de l’esprit que le jour où elle pourrait constater la guérison de son amie. M. Frank Churchill n’apparut pas. Peu de temps avant la date fixée il écrivit pour s’excuser : « Pour le moment, il ne lui était pas possible de se rendre libre, à son très grand regret ; cependant, il n’abandonnait pas l’espoir d’être en mesure de faire une visite à Randalls avant peu. » Mme Weston fut extrêmement désappointée, beaucoup plus en fait que son mari dont elle n’avait jamais pourtant partagé l’optimisme ; M. Weston, en effet, demeura surpris et attristé pendant une demi-heure, mais il eut vite fait d’oublier ce déboire et de renaître à l’espérance ; déjà il se rendait compte des avantages du retard apporté à la visite de son fils qui se trouverait avoir lieu sans doute deux ou trois mois plus tard, c’est-à-dire par la belle saison ; de plus, il ne doutait pas qu’à ce moment il ne fût possible à Frank de rester avec eux beaucoup plus longtemps. Ces pensées lui rendirent sa bonne humeur, tandis que Mme Weston après s’être tourmentée à l’avance au sujet du désappointement qu’elle prévoyait pour son mari, avait maintenant perdu toute confiance dans une visite reportée à une époque indéterminée. Emma ne se trouvait pas dans un état d’esprit qui lui permît de s’inquiéter beaucoup de l’absence de M. Frank Churchill, excepté relativement à Randalls. Cette connaissance à présent n’avait pas de charme pour elle ; elle préférait être tranquille et à l’abri de toute tentation ; mais comme il était désirable qu’elle apparût semblable à elle-même, elle eut soin de manifester de l’intérêt et de prendre part à la déception des Weston de la manière la plus convenable. Emma fut la première à annoncer la nouvelle à M. Knightley ; elle lui fit part de l’indignation que lui inspirait la conduite des Churchill et se mit à vanter bien au delà de son sentiment tous les avantages que la venue de Frank Churchill aurait procurés à leur société restreinte du Surrey. Elle se trouva bientôt en désaccord, à son grand amusement, avec M. Knightley et s’aperçut qu’elle soutenait précisément la contre-partie de sa véritable opinion, se préparant à se servir des arguments que M. Weston avait employés contre elle-même. – Je ne doute pas que les Churchill ne soient dans le tort, dit M. Knightley, « mais je pense néanmoins que si le jeune homme voulait, il pourrait venir ». – Je ne sais pourquoi vous parlez ainsi : il a le plus grand désir de faire cette visite mais son oncle et sa tante ne veulent pas se priver de lui. – C’est bien improbable ; il faudrait que j’eusse la preuve de cette opposition pour excuser le neveu.
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