L’enterrement fictif des noyés
LE « PROELLA »
À Ouessant, où tous les hommes sont marins, la mer prélève sur la race un nombreux tribut de victimes. Les cadavres que l’on retrouve ont leur dernière demeure assurée dans le cimetière. Mais la liste est longue, de ceux que l’océan ne rend jamais. Pour que ces noyés sans sépulture ne soient pas condamnés à errer sans fin dans l’autre monde, les Ouessantins pratiquent pour le repos de leurs Anaon un simulacre d’enterrement. L’ensemble de la cérémonie s’appelle un proella (corruption peut-être du début de quelque hymne funéraire latine commençant, je suppose, par Pro illa anima…)
On procède de la manière suivante :
Dès que le syndic des gens de mer, en résidence à l’île, a été prévenu administrativement de la disparition d’un « îlien », il mande, non la mère, ou la veuve, ou la fille du mort, mais l’homme le plus ancien de la parenté, et il lui fait part du décès probable du « disparu ». L’« ancien » se met aussitôt en route à travers l’île, entre chez tous les proches de la famille, dont le nombre dépasse quelquefois soixante et même quatre-vingts, et leur annonce la triste nouvelle, en se servant de cette formule invariable :
– Vous êtes avertis qu’il y aura, ce soir, proella chez un tel.
Et ce n’est qu’à la tombée de la nuit qu’il se rend à la maison du mort. Il entre dans la cour à pas de loup, va regarder par la fenêtre si la femme, qui ne sait pas encore qu’elle est veuve, est chez elle, et, s’il l’aperçoit dans la cuisine, frappe trois petits coups à la vitre. Après cette sorte de préambule et de préparation, il passe la porte, en se contentant de prononcer la phrase sacramentelle :
– Il y a proella chez toi, ce soir, ma pauvre enfant.
Les femmes du voisinage, accourues derrière lui, se précipitent alors dans la maison et, par leurs gémissements et leurs cris, font bruyamment chorus avec la douleur de la famille. C’est ce qu’on appelle « mener le deuil ». Plus les plaintes sont aiguës et déchirantes, plus elles réjouissent l’âme du mort. Tout en se livrant à ces démonstrations, on vaque aux apprêts funèbres. Sur la table, déblayée des restes du repas, on étale une nappe blanche ; puis, sur cette nappe, on dispose en croix deux serviettes pliées ; et enfin, au croisement de ces serviettes, on couche une petite croix, fabriquée instantanément avec deux de ces bouts de cire que l’on fait bénir à l’église le jour de la Chandeleur. Cette croix est censée représenter le défunt. Une assiette, dans laquelle on verse le contenu du bénitier de la maison et où l’on met à tremper un rameau de buis, complète, avec des chandelles allumées de part et d’autre sur les bancs, cette décoration funéraire improvisée.
De tous les coins de l’île, cependant, les proches arrivent pour le proella. Et la veillée de mort commence. Une « prieuse » de profession récite les prières habituelles et l’assistance donne les répons. Quelquefois, entre deux De profundis, la prieuse entonne l’éloge du « disparu ». Il y avait naguère, dans l’île, une vieille femme réputée pour ce genre d’oraisons funèbres ou, comme on dit, ces prézec.
Le lendemain, le clergé vient, comme pour un enterrement ordinaire, chercher le « corps », c’est-à-dire la petite croix de cire jaune posée sur les serviettes blanches et portée à bras, ni plus ni moins que s’il s’agissait d’un vrai cercueil. Toute la foule suit, les hommes tête nue, les femmes encapuchonnées dans leurs mantes. Le catafalque est dressé, au milieu de l’église, pour recevoir la croix du proella. L’officiant célèbre la messe, donne l’absoute, puis va à une sorte d’armoire scellée dans le mur d’un des bas-côtés et y enferme la croix, parmi nombre d’autres qui l’y ont devancées. Elle demeurera dans cette sépulture provisoire jusqu’au soir du 1er novembre. Ce jour-là, à l’issue des vêpres, on transporte processionnellement toutes les croix de proella, entassées au cours de l’année, dans un monument spécial bâti au centre du cimetière pour servir de tombeau collectif à tous les Ouessantins disparus en mer. Et ce monument, semblable à une petite citerne que ferme un grillage, est désigné, lui aussi, par le nom de proella.
(Communiqué par M. Crenn, juge de paix à Ouessant.)
CHAPITRE XI
Les villes englouties