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2854 Words
— Ta croix du Christ tu vas la tirer derrière toi, ma vieille. Comme une bête de somme, en ruminant. Bon en même temps, il n’y avait ni vaches ni taureaux en vue, ce qui était plutôt rare, dans le Wyoming, d’après ce qu’elle avait vu jusqu’à présent. Quelque chose d’autre de surprenant, la bourgade semblait plus grande qu’elle ne l’avait cru. C’était plutôt contrariant, dans l’immédiat, car elle avait vaguement espéré qu’il lui suffirait de descendre la rue principale pour trouver l’adresse à laquelle elle devait se rendre. A présent, elle allait être obligée de demander son chemin, sauf si elle trouvait un plan gratuit. Cela devait bien exister, non ? — Ourah ! murmura-t-elle en apercevant un large panneau sur lequel étaient collées des lettres de bois, comme dans l’ancien temps. « Backcountry Rentals — Informations », disait l’inscription. Elle traversa la rue et mit le pied sur un trottoir… de bois, lui aussi ? Interloquée, elle se retourna pour regarder dans l’autre direction et constata que oui, tous les trottoirs étaient effectivement de bois. Genre dans les westerns quoi. — Ah ouais ! s’exclama-t-elle. Ça donc, les autochtones se donnaient un mal fou pour attirer le pèlerin ! D’accord, c’était joli, mais tout de même, ils n’avaient pas l’impression d’en faire un peu trop, là ? Après avoir hoché la tête, elle poursuivit son chemin jusqu’au kiosque. La préposée, une femme imposante, était occupée à ranger des papiers et lui tournait le dos. — Vous avez un plan gratuit de la ville ? demanda Priscille. — Pardon ? Oh ! Bonjour ! lança la femme en se retournant. Ça fait du bien, ce soleil, hein ? — ‘Jour, grommela Hilarie contre son propre gré. En fait euh… Il me faudrait juste un plan de la ville. Un truc de base. Tout simple. Et gratuit, de préférence. Vous avez ça ? Son interlocutrice la dévisagea un instant, s’attardant tout particulièrement sur ses cheveux. Evidemment. Elle devait se demander ce que faisait cette fille aux mèches violettes à Backcountry Rentals, dans le fin fond du Wyoming. Elle ne se départit pas de son sourire pour autant. — Je ne vais pas vous servir de boniments, ma p’tite demoiselle. Vous avez le choix. C’est soit le plan officiel de la ville, soit celui des hôteliers avec de la publicité autour. Que je trouve beaucoup mieux fichu que l’autre. Soit dit entre nous, bien sûr. Priscille s’empara des deux plans et ouvrit celui que la femme lui avait recommandé. — Puis-je savoir ce que vous recherchez ma p’tite ? Priscille lui jeta un coup d’œil rapide. Ma p’tite demoiselle ? Mon petit ? Ma p’tit’ dame ? Où était-elle tombée ? — Rien. Enfin, une rue, répondit-elle évasivement, dans l’espoir de décourager la curieuse. — Quelle rue, exactement ? Priscille ne répondit pas et s’absorba dans l’étude du plan. Avec un peu de chance, elle trouverait toute seule… Malheureusement, ce n’était pas son jour de chance. — Sagebrush, marmonna-t-elle d’un ton résigné, au bout d’un petit moment. — Sagebrush ? C’est qu’elle est sacrément longue, cette rue ! Vous avez l’adresse exacte ? La femme avait posé un index vernis de Angelina sur la carte en disant cela, mais Priscille n’avait pas eu le temps de voir où exactement. — 605 West Sagebrush, répondit-elle. — Tiens donc ! Mais c’est loin, ça ! s’exclama son interlocutrice. Encore une fois, elle posa son doigt sur la carte et, cette fois, Priscille vit de quoi il retournait. Une ligne interminable traversait toute la ville avant de suivre le cours d’un ruisseau et de s’arrêter net. Une sacrée trotte, en effet. — Merci, dit-elle en repliant le plan. Elle eut beaucoup de mal à soulever son sac, tant elle avait envie de grimacer. Tout ce chemin avec un barda aussi lourd sur l’épaule, ça allait être joyeux ! — Par là ? s’enquit-elle en donnant un coup de menton droit devant elle. — Par là. Priscille avait le sens de l’orientation, à défaut d’autre chose. Prenant son courage à deux mains, elle se remit en route, ses Doc Martins faisant un bruit infernal sur le bois du trottoir. — Eh, mignonne ! la rappela la préposée. Elle dut faire comme si elle n’avait rien entendu. — Oh ! Oh ! mon p’tit ? Où vous allez, comme ça ? Vous ne comptez tout de même pas faire tout ce trajet à pied ! — Ça ira, ne vous en faites pas pour moi, lança Priscille sans se retourner. — Vous ne préférez pas prendre la navette ? Elle est gratuite. Priscille s’immobilisa. — Gratuite ? — Absolument. Et elle sera là dans moins de cinq minutes. Elle passe toutes les demi-heures. Priscille se retourna et dévisagea la femme avec suspicion. — Puis-je savoir ce que c’est exactement cette navette ? demanda-t-elle Elle ne va pas m’emmener visiter une nouvelle copropriété ou un truc dans ce goût-là ? — Grands dieux, non ! Qu’est-ce que vous allez chercher là ? C’est la navette municipale. Elle vous mènera à cent mètres de l’endroit où vous allez. Dites-moi, le 605 West Sagebrush, c’est bien le haras, non ? Priscille reposa son sac. Elle avait bien entendu parler des excentricités de sa grand-tante, seulement de là à… — Le quoi ? — Oh ! Oubliez ça, répondit la femme en riant. C’est comme ça qu’on l’appelle, nous, les gens du coin. — Comme ça que vous appelez quoi ? — L’endroit que vous cherchez. Priscille s’apprêtait à exiger une explication claire lorsqu’un véhicule freina bruyamment derrière elle. La navette, c’était elle. Se résignant à rester dans l’ignorance, du moins dans l’immédiat, elle reprit son sac et fit un geste au chauffeur. L’air impatient de ce dernier était presque réconfortant. La course avait beau être gratuite, les chauffeurs de bus étaient aussi mal embouchés ici qu’à La cité des anges. La tension en elle s’étant un peu allégée, Priscille s’installa à l’avant et ressortit son plan pour voir à quel arrêt elle devrait descendre. Une fois que ce fut fait, elle s’absorba dans la contemplation de son nouvel environnement. Au bout de quelques centaines de mètres, les trottoirs redevinrent normaux, c’est-à-dire en béton, comme partout ailleurs. Les maisons à deux étages avec un petit porche et une balancelle se raréfièrent, elles aussi. Et là-bas… oui ! Il y avait un centre commercial, ainsi qu’un vrai supermarché ! Et ce fut une Priscille légèrement moins désorientée qui tira sur le cordon pour demander au chauffeur de s’arrêter. Vu que ses épaules lui faisaient beaucoup mal et que son sac pesait de plus en plus, elle ne s’attarda pas. Sagebrush n’était plus qu’à trois rues de là. Elle reprit donc sa route, la tête basse. A peine avait-elle atteint l’intersection suivante que l’air lui manquait déjà. — Bon sang ! grommela-t-elle, avant de s’arrêter pour reprendre son souffle. Qu’est-ce qui m’arrive ? Trois inspirations profondes ne changèrent rien à son malaise. Tout à coup cela lui revint. Le problème, en altitude, était que l’oxygène se raréfiait terriblement. En désespoir de cause, elle se résigna à reposer son sac puis, fermant les yeux, se concentra sur sa respiration. Libérée de son fardeau, elle se sentit rapidement mieux. Heureusement qu’elle ne s’était pas résolu à faire tout le trajet à pied comme elle le voulait ! Ah, elle aurait eu l’air maligne, à se traîner jusqu’ici, chargée comme elle l’était ! Elle prit une dernière inspiration et, pour la première fois depuis ce qui lui semblait une éternité, se surprit à sourire. L’air était pur. Frais. Dénué de toute odeur de pollution. Elle s’habituerait vite à la raréfaction de l’oxygène. D’autant mieux que sa situation était provisoire, puisqu’elle n’avait aucune intention de s’attarder dans ce bled paumé. Paumé, et singulièrement plaisant a priori, il fallait bien l’avouer. La partie ouest de Backcountry Rentals avait une petite touche victorienne, avec ses maisons à l’architecture tarabiscotée, même si par endroits on y avait construit des bâtisses plus proches de l’idée que l’on se faisait d’un ranch. Un vestige des années soixante, sans doute. Priscille n’avait encore jamais vécu dans une petite ville. Avec un peu de chance, elle ne se déplairait pas trop ici, le peu de temps qu’elle y resterait. La nature n’étant pas trop de cette avis et pour lui prouver le contraire, la sonnerie d’un vélo retentit, la tirant de ses pensées. Minute. Pas un vélo, un tandem ! Et les deux cyclistes la saluèrent d’un geste de la main. On se serait cru dans La Mélodie du bonheur… Elle ne put réprimer une grimace. Ça n’allait pas être facile, de supporter sa déprime dans un endroit pareil. En soupirant, elle ramassa son sac et se remit en route. Une autre bicyclette lui apparut, normale cette fois-ci, mais munie d’un Klaxon à l’ancienne, que le cycliste fit retentir. Lui aussi agita la main en la voyant. Polis, les gens du coin. Mais s’ils croyaient qu’elle allait répondre à leur salut, ils se trompaient lourdement. Elle soupira. C’était déjà dur de supporter les duretés de la vie, à La cité des anges, à cause du soleil quasi permanent. Ici, ça allait être franchement insupportable. Enfin, elle n’en avait que pour six semaines, maximum. D’ici un mois quelques jours, et elle repartirait vers le nord. Pour Vancouver, cette fois. L’industrie du cinéma y était en plein essor et, si elle allait mieux s’en sortir, elle décrocherait un nouveau job sans trop de difficulté. Elle avait déjà quelques pistes et, là-bas au moins, elle n’avait pas la réputation d’être difficile. Pas de réputation du tout, d’ailleurs, contrairement à celle qu’on lui avait faite à Hollywood. Tout cela parce qu’elle supportait aussi mal les acteurs concupiscents que les employeurs abusifs. Et qu’elle n’avait jamais su l****r les bottes de qui que ce soit. Elle finit par s’engager dans Sagebrush et revint à la réalité du moment. Lorsqu’elle arriva devant le numéro 605, elle fut agréablement surprise. Le bâtiment, de style victorien lui aussi, n’avait absolument rien d’un haras. Et si ce n’était pas la plus jolie maison de la rue, la façade, fraîchement repeinte, était d’un magnifique bleu roi, mis en valeur par le blanc éclatant du tour des fenêtres et du porche. Un endroit tout à fait respectable a priori… Le seul truc bizarre c’était qu’il était juste à côté d’un… saloon. Un vrai, comme dans les westerns ! Elle n’avait pas du tout le droit de douter, vu que l’entrée était surmontée d’une plaque de bois sur laquelle était inscrit « SALOON » en énormes lettres noires, et que des tabourets de comptoir étaient alignés sous le porche. En revanche, la bâtisse, vaguement défraîchie, ressemblait à une grange. Ou plutôt à une ancienne écurie reconvertie. La configuration du lieu donnait même à penser qu’il existait toujours un grenier à foin. Elle fut rappelée à l’ordre par ses épaules endolories, elle réajusta les lanières de son sac pour pénétrer dans la maison bleue. Au rez-de-chaussée, elle vit deux portes séparées par un couloir menant à une large cage d’escalier. Abandonnant son sac à la gravité, elle tira de sa poche la lettre de sa grand-tante. Pourvu que son appartement ne soit pas situé à l’étage ! Parce qu’elle ne pourrait jamais les monter, ces marches, chargée comme elle l’était. Elle ne sentait plus ses bras, et ses jambes la portaient à peine. — Appartement A, rez-de-chaussée, lut-elle à mi-voix. Ouf ! Elle s’apprêtait à ouvrir la porte en saisissant la poignée quand elle se souvint qu’elle n’avait pas la clé. Vérification faite, elle n’avait pas de numéro de téléphone non plus. En clair, elle n’avait aucun moyen de joindre sa grand-tante Chimène. A tout hasard, et bien que cela lui paraisse complètement idiot, elle tourna la poignée. En vain, bien sûr. On ne laissait pas ouvert un appartement inoccupé. — C’est pas vrai ! s’exclama-t-elle d’un ton furieux. Elle se mit sur la pointe des pieds pour faire courir ses doigts sur le chambranle de la porte. Rien, là non plus. — m***e ! Elle abaissa le regard vers le paillasson, orné d’un magnifique « Bienvenue » entouré d’un lasso. Son dernier espoir était là, sous ce rectangle kitsch. En retenant son souffle, elle se baissa pour en soulever un coin… … et fit chou blanc. — Bon sang ! marmonna-t-elle, examinant d’un œil torve l’enveloppe qu’elle tenait en main. L’adresse de l’expéditrice était une simple boîte postale. Et pour tout arranger, Mamie Angelina ne répondait jamais au téléphone. Enfin, on ne savait jamais. Avec un peu de chance, Priscille tomberait peut-être au moment où sa grand-mère allumait son portable pour voir si elle avait des messages. Aussi s’empara-t-elle de son minable téléphone à carte pour tenter le coup. Deux secondes plus tard, elle était en contact… avec la messagerie. Ce qui était sûre : Mamie Angelina ne compterait pas parmi les victimes des ondes nocives émises par les nouvelles inventions technologiques ! Déboussolée et totalement découragée, Priscille tenta de réfléchir. Que faire, à présent ? Ressortir et demander aux passants s’ils connaissaient sa grand-tante ? Après ces deux journées dans un car en compagnie d’un tas d’inconnus, elle n’avait qu’une envie : se poser et ne plus voir personne. Rien que quelques heures, le temps de se détendre un peu. — Et m***e ! jura-t-elle, avant de donner un grand coup de pied dans son sac. m***e, m***e et triple m***e ! Bof, si ce baluchon contenait tout ce qu’elle possédait en ce bas monde. Elle avait d’excellentes raisons de se défouler dessus. Ce genre de situation était le reflet exact de sa vie. De son existence nullissime qui tenait dans un sac de jute miteux, acheté aux surplus de l’armée américaine. — m***e ! hurla-t-elle en cognant une dernière fois, pour faire bonne mesure. — Tiens tiens ! Ce sac a dû vous faire une sacrée crasse, pour qu’un petit machin comme vous se mette dans un état pareil ! lança une voix traînante, derrière elle. Le sang circulant à toute vitesse dans ses veines, elle pivota sur elle-même pour faire face à celui qui avait osé la traiter de « petit machin ». Il se tenait sur le seuil de l’appartement voisin, les bras croisés, et il avait l’air de bien s’amuser, ce f****r. — Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? demanda-t-elle d’un ton sec. — Rien, rien. Je me demandais simplement pourquoi vous vous acharnez ainsi sur ce vieux sac, ma belle. — Premièrement, je ne suis pas votre belle, et deuxièmement, ce ne sont pas vos oignons. Est-ce bien entendu ? Cela fit sourire l’homme d’avantage, faisant apparaître deux fossettes sur son visage hâlé. Un beau visage avec une mâchoire carrée et des traits particulièrement harmonieux, il fallait bien reconnaitre cela. — Comment ça, pas mes oignons ? Une foldingue jure comme un charretier devant chez moi par un beau vendredi après-midi, et ça ne me regarde pas ? Avouez qu’il y a de quoi se poser des questions quand même ! — C’est aussi devant chez moi, figurez-vous. Et ça, c’est mon appartement, rétorqua-t-elle en priant pour que ce soit vrai. Puisque après tout, sa grand-tante avait très bien pu trouver un autre locataire, pendant la semaine qui s’était écoulée depuis sa dernière lettre. Auquel cas… L’homme haussa les sourcils et se redressa de toute sa hauteur. — Tiens donc ? Votre appartement ? Vous en êtes sûre ? Priscille décida d’y aller au bluff. — Tout ce qu’il y a de plus sûre. L’homme eut un geste désinvolte des épaules, ce qui permit à la jeune femme de s’apercevoir que sa chemise à carreaux n’était pas boutonnée. Il avait dû l’enfiler à la hâte pour venir voir d’où provenait le tumulte, de sorte qu’au moindre mouvement, elle voyait son torse jusqu’à la ceinture. Une ceinture qui fermait un jean collant à des cuisses incroyablement musclées. Un véritable étalon, ce type… Subitement, par association d’idées, quelques pièces du puzzle se mirent en place. Le saloon dans les murs d’une ancienne écurie… les étalons… le surnom que les gens donnaient à cette maison… Le haras… Où était-elle encore tombée ? Dans l’instant aussitôt, elle écarta cette question incongrue. Ce type portait des santiags, des vraies, maculées de boue et pas toutes neuves avec ça. C’était un cow-boy, bon sang ! Sain de corps et d’esprit, du moins de tout point de vue. Cela acheva de la ramener à sa dure réalité. Elle avait bel et bien échoué dans l’Amérique profonde, et si elle était là, c’était parce qu’elle avait sérieusement cafouillé. — Je le répète encore, ce ne sont pas vos affaires, rugit-t-elle. Sur ces bonnes paroles, elle attrapa les bandoulières du sac et le tira derrière elle avec lassitude. Elle ne pouvait pas le laisser là, et elle ne savait pas quoi en faire. Elle n’avait aucune idée de quoi faire d’elle-même, en outre. Malgré le fait que l’agacement lui ait donné la force de soulever un peu son fardeau, elle comprit immédiatement qu’elle n’aurait pas la force d’aller… … où, en fait ? — Commencez par me passer ça !
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