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Priscille n’eut que le temps de remarquer cinq doigts épais se renfermant sur les lanières en cuir. — Hé ! protesta-t-elle. Elle avait protesté trop tard. L’homme s’était déjà approprié son sac. Et il le portait d’une seule main, en plus, comme s’il s’était agi d’un vulgaire livre de poche ! Du coup, Priscille voyait tout son torse à présent. Une masse de muscles disparaissant sous une toison dorée… Sous son regard incrédule, il passa devant elle et poussa la porte de l’appartement. Comme ça. Tout bêtement et tout simplement. — Je peux savoir ce que vous faites là ? demanda-t-elle d’un ton acerbe. Il la considéra avec une certaine perplexité avant de répondre : — Vous ne m’avez pas dit que c’était chez vous ? — Si, seulement… Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Ça commençait à bien faire ! Elle aurait bien envoyé promener ce cow-boy d’opérette… si ses bras n’avaient pas été aussi fatigués. — Je n’ai pas réussi à ouvrir, tout à l’heure, poursuivit-elle, la mâchoire serrée. — La porte a un peu de jeu. Il faut tirer sur la poignée avant de la faire tourner. — Ce n’était pas fermé à clé ? Je veux dire… ça reste ouvert, comme ça, aux quatre vents ? — Il n’y a rien à voler, expliqua l’inconnu en désignant l’intérieur de sa main libre. Bon, je vous pose ça où ? Excellente question. L’appartement lui rappela l’un de ceux qu’elle avait habités à La cité des anges, avec ses murs blancs, son plancher éraflé et sa kitchenette toute simple. Seule différence, une jolie petite cheminée, ainsi qu’une bibliothèque encastrée dans une alcôve. Et aucun meuble… Elle n’avait pas pensé à ce détail. — Peu importe l’endroit, murmura-t-elle, songeuse. Il pouvait le poser où il voulait, ce fichu sac. Cela n’avait aucune importance. Que ce soit dans la chambre ou dans la pièce principale, de toute façon, l’endroit était vide. — Là ? demanda-t-il. — Par exemple, oui. Et… je vous remercie. Il lui sourit, lui montrant encore une fois ses fossettes, décidément craquantes. — C’est bizarre. J’ai comme l’impression que ça vous écorche la bouche, de me remercier. Priscille tenta de l’intimider en lui faisant les gros yeux, sans succès, car il enchaîna : —Mon nom c’est Kale. Kale Wayne. — Priscille Donovan. Dans sa direction, il tendit une main calleuse qui paraissait énorme, par comparaison avec la sienne. Et malgré la douceur de la pression qu’il exerça, elle perçut en lui une force herculéenne. — Priscille ? murmura-t-il, en contemplant ses cheveux. — Oui. Priscille. D’une façon générale, les gens avaient un peu de mal à assimiler le contraste entre un prénom qui évoquait la plus grande douceur et le look agressif de la jeune femme qui le portait. Cela ne manquait jamais de réjouir Priscille, d’ailleurs. Ce jour-là cependant, elle en fut pour ses frais, car son nouveau voisin se remit beaucoup plus vite que la moyenne. — Enchanté… Priscille, dit-il simplement. Déstabilisée par son intonation, elle retira vivement sa main. A l’entendre, on aurait pensé qu’il l’était vraiment, enchanté. « Je dois être en face d’un malade », songea-t-elle, bien qu’elle ressente toujours la chaude pression de sa main et qu’elle soit obligée de se faire violence pour ne pas lui retourner son sourire. — Vous n’êtes pas d’ici vous, constata-t-il. Quelle sens de l’observation ! — Bien vu, Holmes. Ecoutez, encore une fois, je vous remercie. Vous avez été très sympa, seulement je dois me mettre à la recherche de ma grand-tante au plus vite. Alors si vous voulez bien… « Me lâcher les baskets », ajouta-t-elle intérieurement. Au lieu de saisir l’allusion, il pencha la tête sur le côté. De toute évidence, Priscille avait piqué sa curiosité. — Votre grand-tante ? — Oui. La propriétaire de ce logement. — Attendez une minute. Notre vieille Chimène est votre tante ? — Ma grand-tante, corrigea-t-elle. — Ah, je comprends mieux, alors. Tout s’explique ! — Quoi ? Qu’est-ce qui s’explique ? — Qu’elle ait accepté de vous louer cet appartement. Priscille se redressa de toute sa hauteur pour fusiller son interlocuteur du regard. — Et pourquoi aurait-elle refusé, vous pouvez me le dire ? lança-t-elle. Parce que je ne suis pas du coin, c’est ça ? Elle se préparait à ce qu’il se mette à bafouiller et s’excuse. Au lieu de cela, il lui décocha son sourire de tombeur. — Disons que vous êtes légèrement plus menue, et beaucoup plus féminine, que les autres locataires de cet immeuble, c’est tout. Les locataires ? Quels locataires ? — On m’a toujours dit que les gens du Wyoming avaient leur franc-parler. Vous ne pouvez pas être un peu plus clair, cow-boy ? — Question franc-parler, vous n’êtes pas mal non plus, dans votre genre, dites donc ! Enfin… dans ma grande bonté, je veux bien vous expliquer. Votre grand-tante a pour principe de ne louer ses appartements qu’à des hommes. Jeunes de préférence. Elle prétend qu’elle arrive mieux à traiter avec eux. Evidemment… Sauf que son ton narquois sous-entendait quelque chose de tout à fait différent. — Euh… il ne se passerait pas des choses suspectes, dans cet immeuble, par hasard ? demanda-t-elle. Confronté à son regard éloquent, Kale écarquilla les yeux d’un air épouvanté. — En aucun cas ! Bien sûr que non, qu’est-ce que vous allez vous imaginer ? D’accord, Chimène me fait une ristourne de cent dollars par mois, parce que j’ai une bonne gueule, mais ça s’arrête là, promis. Priscille envoya dans sa direction un regard dubitatif, puis comprit qu’il disait la vérité. Sa gueule, comme il l’appelait, pouvait effectivement susciter une certaine générosité. La mâchoire carrée, le nez fort et de superbes yeux bleus qu’il devait plisser assez souvent, à en juger par les rides d’expression qui les entouraient… Les cheveux courts, juste assez ondulés pour paraître indisciplinés… Valaut mieux dire que ce type était un véritable canon. Et encore, elle ne s’était pas suffisamment attardée sur son corps pour pouvoir juger du reste. — C’est du bon côté de loi tout ça ? s’enquit-elle. De ne louer qu’à des hommes, je veux dire. — La question ne m’a jamais traversé l’esprit. Maintenant que vous me le demandez… sûrement, si. Cela dit, à ma connaissance, Chimène n’a jamais eu le moindre souci avec ça. — Bon. Ça ne change rien au problème. Il faut que je la trouve pour lui demander une clé. Et accessoirement pour lui annoncer mon arrivée. — Dans cet ordre-là ? — Non. Dans l’ordre inverse. — Ça ne va pas être bien difficile. A cette heure-ci, elle doit être à côté. — A côté ? Chez vous ? — Non ! Chez moi, c’est en face. Et puis qu’est-ce qu’elle y ferait ? Je vous parlais du saloon. A côté. — Pourquoi ? C’est une grosse buveuse ? — C’est la patronne, corrigea-t-il. Mais… oui, elle lève bien le coude, sans être ivrogne pour autant. — Pigé. Bien ! Merci. Je vais la voir de ce pas. N’importe quel c****n aurait compris qu’il était temps de prendre congé. D’autant qu’elle avait haussé un sourcil et jeté un coup d’œil éloquent en direction de la porte. N’importe quel c****n peut-être, mais pas lui. — Vous avez fait venir vos meubles par la route ? demanda-t-il, sans bouger d’un pouce. — Oui. Allez, merci et à la prochaine ! — C’est bon, miss. Même les bouseux comme moi finissent par capter le message, surtout quand on leur enfonce dans le crâne à coups de marteau. N’hésitez pas à frapper à ma porte si vous avez besoin d’autre chose. Je ne suis pas loin. — Super. Merci. Au revoir. Ils résonnaient moins que Priscille ne l’aurait pensé les talons de ses santiags, mais on les entendait tout de même, dans cet appartement vide. Si elle avait eu l’intention de rester, elle aurait sûrement envisagé d’isoler les murs, à ce stade de la visite. Elle se serait aussi demandé comment égayer un peu l’ensemble. Tapis, couleurs chaudes, meubles, coussins… Comme elle n’était là que provisoirement cependant, elle se réjouit simplement du fait que les murs ne soient ni grisâtres ni criblés de trous de tailles diverses. Parmi les choses rares que la vie lui avait apprises, c’était qu’il fallait savoir se contenter de peu. D’un logement gratuit, par exemple. Et du fait que les Kale Wayne de ce monde se décident enfin à ressortir de chez elle. Ouf ! Pas trop tôt ! L’appartement lui semblait beaucoup plus spacieux, maintenant que l’imposant cow-boy avait disparu. Légèrement assez spacieux, peut-être… En même temps, cela lui permettait de voir que l’endroit ne ressemblait pas du tout à celui qu’elle avait habité autrefois, en fin de compte. Les montants de la fenêtre, par exemple, étaient de bois brut. Au lieu de persiennes en PVC, ils étaient équipés de rideaux blancs. En outre, on n’y décelait aucune odeur de produit anti-cafards. Une véritable bénédiction, en outre. Priscille s’avança pour écarter les rideaux et vit une autre différence, de taille, celle-là. Au lieu d’avoir vue sur un parking grisâtre, une avenue embouteillée ou une tour en béton, elle se trouvait face à un immense pin au-delà duquel elle apercevait une petite rue, ainsi qu’une serre. Un chasse-neige était garé dans la grange adjacente. Cette dernière vision la surprit. On ne voyait pas cela, à La cité des anges. Des scooters des mers, oui. Des chasse-neige ? Des vrais, comme celui-ci, d’apparence puissante et vaguement menaçante avec son revêtement noir et rouge ? Jamais. Ça devait être sympa, de se déplacer sur un engin pareil. Dommage. L’hiver prochain, elle serait loin d’ici. Elle devait se rendre à Vancouver dans les six semaines pour gagner de l’argent, sans quoi elle serait confrontée à de sérieux problèmes. Davantage plus sérieux que ceux qu’elle avait déjà, si cela était capable de se produire… * * * Kale Wayne arracha de son réfrigérateur un coca-cola et prit appui sur le comptoir de la cuisine, les yeux rivés sur sa porte close, l’oreille tendue. C’était quelque chose de quelque peu surprenant, de trouver ce lutin au look invraisemblable en train de donner des coups de pied rageurs dans un vieux sac de l’armée plein à craquer, jurant comme un cow-boy mal embouché. Priscille ? Ses parents avaient été bien inspirés, de l’appeler ainsi ! C’était évident que cette fille allait troubler la paix environnante, il n’en doutait pas un instant. Il suffisait de voir les mèches violettes qui égayaient ses cheveux noirs coupés court et coiffés n’importe comment pour s’en convaincre. Et si ce n’était pas suffisant, on pouvait se fier à la dureté que l’on lisait dans ses yeux. Il la connaissait bien, cette lueur. Il l’avait déjà vue chez d’autres personnes. Cette dureté constituait un défi. Et il adorait les défis. Tiens, d’ailleurs, Priscille Donovan l’avait quasiment fichu dehors sous prétexte qu’elle devait trouver Chimène au plus vite. Or, cinq bonnes minutes s’étaient écoulées et elle n’était toujours pas ressortie. Bon sang, quel caractère ! Prendre ses efforts de politesse pour une insulte, il fallait le faire, tout de même ! Il aurait dû la laisser se débrouiller toute seule, tiens. Il l’imaginait bien, tentant d’ouvrir la porte de son appartement et s’énervant de plus en plus. Cette fureur qui l’avait animée, quand il était sorti pour voir ce qui se passait… Incroyable ! Et au lieu d’être un peu gênée de s’être emportée ainsi, elle l’avait traité, lui, comme le dernier des malfrats. — Ouais… ça ne va pas être de la tarte, de l’avoir comme voisine, murmura-t-il. Bon, c’est pas le tout, ça ! Adrian l’attendait au saloon, puisqu’il n’avait rien à faire jusqu’à sa séance de kiné du lendemain. Il parvint à ne pas s’attarder dans le couloir. Ce fut d’autant moins difficile qu’il était à peu près certain de voir son irascible voisine débarquer au Gragu R à un moment ou à un autre. Il n’avait plus aucun souvenir de ce genre de filles, depuis le temps, ces filles de la ville qui se croyaient tout permis. Pourtant, subitement, la mémoire lui revenait. A leur contact, il sentait les battements de son cœur s’accélérer… et il agissait sans réfléchir pour relever les défis qu’elles lui lançaient. Oui, il avait indéniablement été attiré par les citadines sans foi ni loi, dans sa jeunesse. Plus elles étaient dépravées, plus elles lui plaisaient. Et il l’avait payé cher. Refoulant cette pensée malvenue, il poussa la porte du saloon. Adrian finissait de disposer des boules sur la table de billard. — Salut, lança Kale, avant de s’emparer d’une queue de billard. — Salut, mon pote. Dis donc, tu as l’intention de te remuer un peu et de retourner bosser un jour, toi ? Caché derrière ces paroles un peu agressives, il avait une véritable inquiétude. Kale le vit au regard que son ami lui jeta. — J’ai repris au ranch à mi-temps, répondit-il simplement. — C’est vrai ? Tu ne m’avais pas dit ça ! — Je te le dis maintenant. Adrian le dévisagea un long moment avant de continuer : — Elle est pas mal la nouvelle. Parce que j’aimerais bien récupérer mon appartement du rez-de-chaussée, moi, tu t’en rends compte ? — Pourquoi ? Tu as du mal à monter les marches, papi ? — Ta petite folle et toi pouvez causer autant que vous le désirez !
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