Gabrielle
Je pénétrai dans la pièce, précédée par la gouvernante. Le bureau me sembla spacieux, luxueux, bien agencé… mais, sincèrement, je n’étais pas en mesure de porter un jugement pertinent. La condition de stress dans laquelle je me trouvais ne me permettait pas de m’attarder sur les détails.
- Chantal, informez-moi dès que les enfants sont arrivés.
- Bien monsieur.
La gouvernante se retira ensuite. Je parcourus rapidement la pièce des yeux une dernière fois, et mon regard tomba sur lui.
Il était là, assis derrière son bureau, penché sur quelques documents qu’il rangea d’un geste lent et précis. Lorsqu’il releva enfin la tête, je croisai un regard sombre, direct, perçant. Aucune trace de sourire.
- Bonjour, dit-il d’une voix grave et posée.
- Bonjour monsieur, répondis-je aussitôt, la gorge sèche.
Il me désigna un siège d’un geste bref.
- Asseyez-vous.
Je m’exécutai en silence, les mains jointes, tentant de ne pas laisser paraître le tremblement de mes doigts. Mon regard se posa fugitivement sur ses traits : un homme proche de la quarantaine, au visage fermé, aux traits durs. Tout en lui respirait l’autorité et le respect.
- Madame Cissé m’a parlé de vous. J’ai lu votre CV. Mais j’aimerais entendre votre parcours de votre bouche.
J’avalai ma salive, espérant qu’il ne poserait pas trop de questions sur ce document aux vérités floues.
- Je suis Gabrielle Nyaké. J’ai 32 ans. Je suis arrivée en Côte d’Ivoire il y a un an. J’ai travaillé durant l’année en cours comme serveuse dans un bar… avant de me licencier.
- Pourquoi avoir quitté ce travail ? demanda monsieur Koffi, toujours très calme.
- C’était un travail contraignant. Je n’avais pas d’horaires fixes, et il fallait très souvent travailler jusqu’à très tard dans la soirée.
- Je vois. Et que recherchez-vous exactement ?
- Je recherche la stabilité. Un emploi régulier, avec des horaires plus ou moins définis. Je suis consciente qu’avec des enfants, il y a toujours des imprévus, mais ce n’est absolument pas un problème pour moi.
Il sembla apprécier ma réponse. Son regard, toujours aussi intense, s’adoucit imperceptiblement.
- Pourquoi avoir quitté le Cameroun ? Votre installation en Côte d’Ivoire serait-elle définitive ?
- Oui, monsieur. Plus rien ne me retenait là-bas. Je n’y ai plus de famille. J’ai décidé de partir pour prendre un nouveau départ, loin de tout ce que j’ai connu.
Il sembla jauger la sincérité de ma réponse. Il me fixa un moment qui me sembla interminable avant de reprendre la parole.
- D’accord. Vous avez parlé plus tôt de stabilité. C’est exactement ce que je recherche pour mes enfants. Je n’ai pas besoin de quelqu’un qui ne sait pas ce qu’elle veut.
- Vous ne serez pas déçu, monsieur.
Il marqua un silence, croisa les bras sur son bureau, et pencha légèrement la tête sur le côté.
- Avez-vous déjà eu à vous occuper de plusieurs enfants en même temps ? Trois, pour être précis.
- Pas directement, non, répondis-je honnêtement. Mais je reste convaincue d’avoir la patience et les capacités nécessaires pour y arriver.
- Nous parlons de trois petites filles : douze, neuf et huit ans.
Je déglutis à ces mots. L’une était presque une adolescente, les deux autres encore des gamines… et elles vivaient seules avec leur père.
Je ne pus m’empêcher de me poser la question : Où était leur mère ? Était-elle décédée ? Partie ? Séparée de monsieur Koffi ?
J’étais tentée de lui demander. Mais la posture droite de l’homme, son regard sévère et fermé, me découragèrent immédiatement.
- J'en suis capable monsieur, répondis-je résolument.
Il hocha la tête très légèrement, sans qu’il soit possible de dire s’il approuvait ou non.
- La personne que je recherche se chargera d'apprêter les enfants le matin pour l'école, se chargera de leur petit-déjeuner, la préparation de leurs gouters et les consignera au chauffeur qui les amènera à l'école. Après leur départ, vous êtes libre jusqu'à leur retour dans l'après-midi, aux environs de 16 heures. Dès leur arrivée, vous les avez en charge jusqu'à l'heure du coucher. Vous vous assurerez qu'ils aient fait tous leurs devoirs. Leur dîner quand je suis absent, car je mange généralement avec eux, mais pour des motifs de travail, je pourrai être absents certains soirs, voir des jours.
- Je comprends, monsieur. Et je pense être à la hauteur, non, j'en suis convaincue !
Ses yeux restèrent fixés sur moi quelques secondes.
- En ce qui concerne le salaire : j’avais prévu un montant de 250 000 FCFA, dit-il calmement.
Je crus m’évanouir à ces mots. C’était bien au-delà de ce que j’espérais. Il me payait pratiquement le double de mon salaire, pourboires inclus. J’avais envie de me pincer pour m’assurer que je ne rêvais pas.
- Ça vous irait ? demanda-t-il.
- Oui, monsieur, répondis-je avec empressement.
- Bien. Mes enfants devraient être là d’une minute à l’autre. Je vous propose de rester quelques instants avec eux. Je veux voir comment vous interagissez.
- D’accord, monsieur, dis-je en essayant de masquer la pointe de panique qui montait déjà en moi.
Un lourd silence s’installa entre nous.
Je n’arrivais pas à le cerner. Il était vraisemblablement moins froid qu’il n’en avait l’air. Il avait mené notre entretien avec autorité, certes, mais il m’avait aussi laissé la possibilité de m’exprimer. Je devais admettre que je me sentais tout de même inconfortable sous son regard froid et scrutateur.
On resta ainsi, près de cinq minutes, dans ce silence pesant. Il ne semblait pas décidé à le rompre. Il paraissait concentré sur un document posé devant lui. Je le vis froncer les sourcils en le parcourant.
Je commençais à sentir la tension monter en moi, mais heureusement, elle fut brusquement interrompue par des coups délicats frappés à la porte.
- Entrez, lança-t-il d’une voix autoritaire, me faisant sursauter malgré moi.
Il tourna brièvement la tête vers moi, comme pour m’observer encore une fois, avant de fixer à nouveau la porte qui s’ouvrait.
- Monsieur Koffi, les enfants sont là, annonça la gouvernante.
- Merci. Nous arrivons, dit-il en se levant.
Je me levai à mon tour et me retrouvai face à lui. Sa carrure imposante, un mètre quatre-vingt-quinze, épaules carrées, silhouette athlétique et ligne parfaite, semblait vouloir aspirer tout l’air de la pièce à cet instant.Je dus prendre sur moi pour ne pas laisser ma nervosité transparaître.
- Veuillez me suivre, dit-il d’un ton toujours aussi distant.
Il s’avança vers la porte. Je fis de même. Mais à ma surprise, il s’arrêta juste avant le seuil, me laissant passer devant lui, sans un mot. Ce geste, bien que courtois, accentua mon malaise.