Jody
Loras et moi regagnons la petite ville proche de l'hospice à pied. Nous marchons bras dessus, bras dessous. Il me pose des questions sur ma vie ces dernières années, j'en fais de même sur la sienne. Je l'écoute avec grande attention me parler des voyages qu'il a fait par-ci par-là, des événements mondains auxquels il a eu l'occasion de se rendre depuis le décès de son grand-père et même de la façon dont se sont déroulées les obsèques de ce dernier.
— Des obsèques très mondaines avec beaucoup de mon, notamment à l’église, me raconte-t-il, je me suis senti soulagé une fois tout le monde parti et toute cette mascarade terminée.
— Mais votre grand-père était un homme apprécié, il me semble, non ?
— Ce n'est pas tant mon grand-père que les gens appréciaient, mais plutôt le nom, le titre, les demeures et la fortune qui allaient avec. (Un rire amer lui échappe). Enfin, les gens peuvent bien faire et croire ce qu'ils veulent, cela m'importe peu. Ils ne le connaissaient pas, moi si. Et je peux vous assurer que contrairement à d'autres, c'était un homme humble et exceptionnel.
— Comme vous, sauf que lui m'intimidait, mais vous non.
L'ombre d'un sourire vient étirer ses lèvres.
— Ah oui, vraiment ?
Je hoche la tête, le regard espiègle et rieur. J'attrape sa main et me mets à courir. Ses rires se mêlent aux miens tandis que nous prenons de la vitesse. Nous atteignons une pente. Je tente de ralentir, mais mon pied cède sous mon poids et je me retrouve à faire un rouler bouler jusqu'en bas de cette dernière, entraînant Loras avec moi. Je ris aux éclats, les cheveux en plein dans la figure et de la neige dans la bouche. Lui se retrouve à moitié au-dessus de moi. Il passe une main dans ma longue chevelure ondulée et repousse quelques mèches afin de pouvoir ancrer son regard émeraude, brillant d'une lueur soudainement sérieuse, au mien. Sa main gantée s'attarde sur ma joue. Je frémis. Il rapproche son visage sans lâcher mon regard d'une seconde. Mon cœur se lance dans une course folle au rythme de ma respiration effrénée.
Une lueur joueuse parcourt ses yeux.
— Et là, vous sentez-vous intimidée ?
Il baisse son visage vers le mien. Nos bouches s’effleurent. Glissant une main derrière sa nuque, je relève la tête. Ses lèvres se scellent aux miennes avec tendresse. Une sensation enivrante s'empare de moi et me traverse le corps de la tête aux pieds. Sa main s'attarde sur ma joue. Notre b****r est doux, tel celui de deux amants qui ne se seraient pas vus depuis longtemps. Le temps semble s'arrêter, le monde en suspens. Ce n'est qu'une fois à bout de souffle que nous nous détachons l'un de l'autre. Il relève la tête, les lèvres légèrement gonflées, le regard brûlant.
L’ombre d’un sourire se dessine sur les miennes tandis que je profite de ce moment d'inattention pour attraper de la neige que je lui lance dessus. Il sursaute surpris. Je le repousse en riant et me mets à courir le plus vite possible. Il se ressaisit rapidement et me rejoint en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. La fin de notre trajet jusqu'au village se termine dans une bataille de boules de neige improvisée. Lorsque nous arrivons en ville, mes cheveux sont trempés aux pointes et mes habits sont recouverts de neige.
Nous commençons comme prévu par le magasin de jouets. J'arpente les rayons d'un pas enthousiaste Loras sur mes talons. J'attrape tous les jouets qui me tombent sous la main : poupées avec une maison, oursons en peluche, petites voitures, trains en bois, balles, raquettes, un cheval à bascule, des jeux à faire tous ensemble, dont une boîte de dominos, et j'en passe. Une petite heure et demie plus tard, je me retrouve en caisse avec une bonne partie des jouets du magasin, prête à régler sous le regard curieux des quelques autres clients que je remarque à peine. La vendeuse s'assure à ce que quelqu'un vient nous aider avec le tout. Loras demande une charrette pour faire livrer les différents paquets à l'hospice.
— Dites-leur bien de ne rien ouvrir avant notre retour, dit-il à l’attention du jeune homme chargé de la commission.
— Bien Milord.
Loras lui adresse un signe de tête. Je le regarde s'éloigner avec la charrette, un sourire satisfait au coin des lèvres. Je ne peux retenir un rire en imaginant la tête que les enfants feront en découvrant tout cela. Miss Haswell risque de me réprimander pour cette dépense exorbitante et je suis prête à parier qu'il faut d’ores et déjà que je m'attende à une crise de la part d'Angela, mais tant pis. J'ai toujours été altruiste et j'ai bien l'intention de le rester. Il est hors de question que ma nouvelle situation vienne changer quoi que ce soit à qui je suis.
— Jody ?
Je tressaute soudainement rappelée à la réalité. Je lève les yeux et rencontre le regard de Loras dont le bras est tendu vers moi.
— Prête pour la deuxième étape ?
Je hoche joyeusement la tête et attrape son bras.
— Allons-y.
Nous traversons la rue en direction de la petite boutique Chez Madame Walpole, dont la dirigeante n'est autre que Mrs. Marianne Walpole, couturière hors pair et la seule des environs. Bien que sa boutique soit située dans cette humble petite ville, il n'empêche qu'après plusieurs années de dur labeur, elle a fini par se faire un nom aux quatre coins de la région et des régions attenantes jusqu'à Londres. Nous entrons. À peine le doux tintement de la petite cloche a-t-il fini de résonner que la propriétaire des lieux nous rejoint, sourire aux lèvres.
La dernière fois que je suis venue, c'était en compagnie de Loras et son grand-père. Le premier avait demandé une autorisation spéciale pour passer l'après-midi en ma compagnie en l'honneur de mon anniversaire, ce que Miss Haswell n'avait bien évidemment pas pu lui refuser. Nous étions venus ici pour que je puisse m'acheter de nouvelles toilettes simples et confortables, après quoi Loras m'avait invitée manger une glace pendant que son grand-père réglait je ne sais plus quelle affaire. C'était il y a à peu près cinq ans. Cinq ans après mon arrivée à la maison de travail, et un an seulement après mon transfert de cette dernière à l’hospice pour enfants.
— Jody !
Mrs. Walpole me prend dans ses bras avant de me faire faire un tour sur moi-même.
— Ce que tu as grandi, me complimente-t-elle, une vraie jeune femme en devenir.
— Et qui plus est sur le point d'entrer au Girton College pour femmes, ajoute fièrement Loras.
Je lui jette un coup d'œil en coin. Une lueur enthousiaste parcourt le regard de la dame en face de moi. Son visage s'illumine, son regard jongle entre Loras et moi, avant de se poser sur lui pour de bon.
— Et je suppose qu’elle ne va pas non plus tarder à faire son entrée dans le grand monde, n’est-ce pas ?
— Ce sera fait d'ici les célébrations de fin d'année, acquiesce Loras, cela n'a pas été chose facile, mais son bienfaiteur a réussi à obtenir une autorisation spéciale pour qu'elle puisse être présentée à la Cour lors du Cotillon de Noël organisé par la famille royale.
Mrs. Walpole lui adresse un regard confus, les sourcils froncés.
— Son bienfaiteur ?
Loras se contente de répondre d'un signe de tête affirmatif.
— Je vois. Dans ce cas, peut-être ce bienfaiteur accepterait-il de vous donner la main de cette jeune demoiselle, ici présente.
— Mrs. Walpole, je souffle les joues rougies.
— Cela ne me dérangerait pas le moins du monde au contraire, m'interrompt Loras.
Je frémis. Je tourne la tête vers lui, le cœur battant à tout rompre. Mon regard se perd dans l'océan émeraude du sien. Flottement. Des images du b****r que nous avons échangé dans la neige me reviennent à l'esprit. Mrs. Walpole s'éloigne de nous en chantonnant gaiement. Loras attrape ma main sans me lâcher des yeux.
— Chaque chose en son temps, dit-il d'une voix douce et rauque.
Il m’embrasse la main et y exerce une petite pression avant de la relâcher, comme si de rien n'était. La couturière revient avec ses instruments afin de prendre mes mesures. Je la laisse faire l'esprit à moitié ici, à moitié ailleurs. Les mots de Loras se répètent en boucle telle une musique incessante. Chaque chose en son temps. Que peut-il bien vouloir dire par-là ?
Nous enchaînons sur la commande de jupes, de chemisiers, de bas, de vestes, de manteaux, de gants, d'écharpes et de chaussures dont j'aurai besoin au collège. Etant donné que Loras prévoit de régler la note, je m'arrange à commander les vêtements les moins chers possibles. Cependant l’intéressé remarque vite ma ruse et ne me laisse pas m'en arrêter là. Une fois la première commande passée, il demande à Mrs. Walpole de m'emmener à l'arrière de la boutique afin de me faire essayer trois des plus belles robes de bal que je n'ai jamais vues. Je tente de protester, mais bien évidemment cela ne sert à rien.
Je finis donc par passer une heure de plus à essayer les robes une par une. La première est en tulle de soie : les courtes manches tombent le long de mes épaules et le jupon, légèrement arrondi au niveau des hanches, est constitué de plusieurs volants légers. L'habit est recouvert de petits motifs brodés à la main avec tant de délicatesse que l'on dirait des étoiles. J'essaie les souliers qui vont avec et fait un tour sur moi-même.
— Parfait. A la suivante !
La seconde est faite de taffetas de soie d'un blanc un peu brillant. Les épaules sont une fois de plus dénudées, mais les manches sont un peu plus longues. La robe est décorée de belles broderies dorées et accompagnée d'une paire de gants courts. Je fais une fois de plus un tour sur moi-même. Le jupon se soulève autour de moi. Je sens un sourire se dessiner sur mes lèvres tandis que je baisse le regard.
— Et enfin... La dernière.
Je m'arrête et me tourne vers Mrs. Walpole qui tient la troisième robe plus moderne devant elle. Celle-ci est un peu plus proche du corps et se porte avec une paire de longs gants blancs. Taffetas de soie brillant doré, recouvert d'une dentelle décorée de fines broderies représentant des fleurs. Une fois de plus, la robe semble avoir été faite pour moi.
— Il va aussi vous falloir des dessous, une crinoline, des corsets, des chemises et des culottes.
Je lève la tête vers la couturière. Elle rassemble les robes qu'elle plie soigneusement avant de les ranger dans des grandes boites.
— Remettez vos habits, je m’occupe de vous préparer tout ça.
— D'accord merci.
Elle m'adresse un grand sourire avant de regagner l'avant du magasin, les boîtes sous les bras. Je jette un coup d'œil furtif autour de moi. Mon regard se pose finalement sur la glace. Je laisse mes yeux errer le long de la tenue que je porte. Avec un peu de maquillage et la coiffure adéquate, je suis sûre que je serais métamorphosée.
— Jody !
— Oui, j’arrive !
Je m'empresse de retirer la robe et de remettre mes vêtements normaux. J'enfile mes bottines à la va vite tout en récupérant le vêtement. Je rejoins Loras déjà en caisse, la couturière en face de lui. Le regard de cette dernière se pose sur moi. Elle se penche en avant et chuchote quelque chose à voix basse. Loras me jette un coup d'œil furtif. Une drôle de lueur parcourt son regard. Je m'approche de lui et donne la dernière robe à Mrs. Walpole qui nous regarde un sourire voulant tout dire au coin des lèvres.
Comme promis Loras s'occupe de régler la note. Je tente de le convaincre de me laisser participer un peu avec l'argent qu'il me reste, mais il fait bien évidemment la sourde oreille. Je me contente donc de soupirer et de lever les yeux au ciel, ce à quoi il répond d'un rire bref presque imperceptible. Les achats réglés, nous remercions Mrs. Walpole et sortons de la boutique chacun plusieurs boites sous les bras, direction le point d'attente pour les fiacres.
— Je ne sais comment vous remerciez, c'est beaucoup trop.
— Je vous en prie, c'est normal. Après tout votre bienfaiteur vous a placée sous ma responsabilité jusqu'à nouvel ordre, pas vrai ?
— Certes, mais ce n'est pas une raison, je lui fais remarquer.
Il me lance un sourire de connivence contagieux. Nous nous arrêtons côte à côte le temps que le véhicule vienne jusqu'à nous. L'inconvénient des petites villes, c'est qu'elles ne possèdent pas certains des conforts proposés dans les plus grandes, comme à Londres par exemple. Heureusement, le chauffeur réussit à nous rejoindre rapidement. Loras et moi le laissons s'occuper de charger les bagages sur l'arrière tandis que nous nous installons au chaud.
— Il y a une chose que vous pouvez faire si vous tenez tant à me remercier, me dit-il en refermant la porte.
Je peux sentir mon cœur faire un bond dans ma poitrine alors que nos regards se croisent une fois de plus. Il s'installe en biais, de façon à être assis en face de moi. Je prends une petite inspiration et m'humecte les lèvres, le corps frémissant.
— Quelle est cette chose ?
Il se penche vers moi, sa bouche à seulement quelques centimètres de mon oreille.
— Promettez-moi d’ores et déjà de me réserver toutes vos danses pour le Cotillon.
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