Le daim enchanté-2

2620 Words
Celui que l’on appelait M. Henry, fit une légère pause, puis, passant à un nouvel ordre d’idées : — Le point essentiel pour le moment, continua-t-il, soit que je pousse en avant, soit que je retourne sur mes pas, c’est de sortir sain et sauf de la téméraire entreprise dans laquelle je me suis embarqué. Mon entretien avec Grandjean achangé en certitude les doutes qui depuis quelque temps se représentent sans cesse à ma pensée. Il est incontestable que je me trouve à la veille d’une catastrophe ! L’allure impudente de mes Mexicains et les airs dignes et majestueux de Traga-Mescal me sont également suspects. Que m’importe, après tout ! Je ne crains rien de tels adversaires ! M’attaquer de face, ils ne l’oseraient. Me surprendre, ils ne le pourront jamais, je me tiens trop sur mes gardes. Mais s’ils allaient m’abandonner, que deviendrais-je, perdu dans ces immenses solitudes ? Je succomberais fatalement aux atteintes de la soif et de la faim !… Pourquoi m’abandonneraient-ils ? Je leur dois encore une partie de leur salaire ! Et puis Grandjean, lui, malgré sa brutale franchise, et sa rare indifférence, ne suivrait pas ce honteux exemple ! Il me resterait fidèle, non pas par attachement à ma personne, mais par respect pour sa parole. Singulière et bizarre nature que celle de cet homme ! C’est un honnête condottiere moderne ; le bravo loyal de la Prairie. Tant que l’engagement qui lie son sort au mien ne sera pas expiré, je pourrai compter sur son appui. Seulement, le jour où il redeviendra libre, si quelqu’un le paye chèrement pour m’assassiner, il n’hésitera pas à m’envoyer une balle dans la tête… J’ai eu tort de le brusquer tantôt ; il faudra, au contraire, que je tâche de gagner son affection. Ce Grandjean est un instrument précieux qui peut m’être, dans l’avenir, d’une extrême utilité. Une détonation d’arme à feu, qui retentit en ce moment dans les profondeurs de la forêt, fit relever la tête à M. Henry et l’arracha à ses pensées. Pendant quelques secondes, le cou tendu, l’oreille au guet, il écouta attentivement les moindres bruits qui flottaient indécis dans l’air ; il allait reprendre sa promenade, quand un nouveau coup de carabine, répercuté au loin par l’écho, le retint immobile à sa place. — Bah ! murmura-t-il bientôt, c’est Grandjean qui s’occupe de notre souper… Quelle est la contenance de mes Mexicains ? Ils paraissent inquiets. Ils ne comptent donc sur aucun secours étranger pour m’attaquer… C’est d’eux seuls que je dois me défier… Et Traga-Mescal, où est-il ?… Ah ! le voici. On dirait, à le voir, une statue de bronze. Il dort appuyé contre un arbre, mais un froncement presque imperceptible de ses sourcils, que je ne remarquerais certes pas si je n’étais prévenu, dément ce sommeil si subit. Traga-Mescal me conduirait-il tout bonnement dans une embuscade indienne, et ces deux coups de feu, au lieu de venir de Grandjean, n’auraient-ils pas été plutôt tirés contre lui. Le jeune homme, après une courte hésitation, arma sa carabine, puis se dirigea vers l’Indien. — Traga-Mescal, lui dit-il en espagnol et en le secouant rudement par le bras, voici l’instant de déployer cette profonde connaissance des forêts dont tu te vantais tout à l’heure. Tu vas me conduire, sans perdre une seconde, à l’endroit d’où sont partis ces deux coups de feu que tu as dû entendre malgré ton sommeil… Laisse là tes armes… Elles pourraient te gêner dans ta course. M. Henry achevait à peine de prononcer ces paroles, quand les branches d’un épais buisson, auprès duquel il se trouvait, s’agitèrent violemment, et donnèrent passage à Grandjean. Le Canadien paraissait fort ému, l’inquiète mobilité de son regard, ses mouvements brusques et saccadés, sa main crispée autour du canon de sa carabine, et par-dessus tout, la pâleur, qui, malgré le hâle de son teint, couvrait son visage, permettaient de supposer que la crainte n’était pas étrangère à son émotion. — Quoi ! déjà de retour… Grandjean ! dit M. Henry ; la chance, à ce qu’il paraît, t’a été favorable !… Qu’as-tu tué ? deux daims ou deux chevreuils ? — J’ai tiré sur un daim !… — Où est-il ? — Je l’ignore ! — Comment cela ? — Je l’ai vu tomber, mais je n’ai pu le retrouver. Le jeune homme regarda Grandjean d’un air étonné. — Si je n’avais pas été témoin cent fois de l’infaillibilité de ton coup d’œil, je prendrais ta réponse évasive pour une mauvaise excuse de chasseur maladroit et vaniteux ; mais, avec toi, une pareille supposition n’est pas possible ! Si tu as tiré sur un daim, tu as dû l’abattre. Comment se fait-il que tu reviennes les mains vides ? Le Canadien frappa du pied avec violence, puis d’une voix distraite et qui répondait plutôt à ses propres pensées qu’aux questions de son interlocuteur : — Oh ! si j’avais eu une balle d’argent, grommela-t-il entre ses dents, ce ne serait pas seulement un daim, mais bien le diable en personne que j’aurais rapporté ! Un homme sensé ne devrait jamais s’aventurer dans les forêts de ce damné pays-ci, sans avoir en réserve au moins une couple de balles en argent fondu, et, par surcroît de précautions, bénites ensuite par un curé. — Qui te fait parler ainsi ? — Ce qui vient de m’arriver. — Ah ! et que t’est-il arrivé ? — Une aventure que je ne tiens nullement à vous raconter, car vous me traiteriez de fou, et vous refuseriez d’y ajouter foi. — Qui sait ! moi aussi j’ai mes heures de crédulité. Voyons cette aventure. — Vous avez entendu deux coups de feu, n’est-ce pas ? — Oui. Après ? — Eh bien ! de ces deux coups de feu, un seul a été tiré par ma carabine. — Et l’autre ?… — Je ne me charge pas de l’expliquer… Tout ce que je puis faire, c’est de vous rapporter ce qui m’est personnel. — Dis, j’écoute. — Je venais à peine d’entrer dans la forêt, poursuivit le Canadien, lorsqu’un daim se leva à environ cent pas de moi. Empêché par les branches de lui envoyer une balle, je me mis à suivre sa piste. L’allure irrégulière et pleine d’abandon de l’animal me prouvait qu’il ne soupçonnait pas ma présence, et qu’il ne fuyait pas mon approche ; j’étais donc certain de le rejoindre, et je le considérais comme une proie assurée. Ce n’était plus qu’une question de temps ? En effet, après quelques nouveaux élans, il s’arrêta au beau milieu d’une espèce de clairière formée, sans doute jadis par le concours d’une trombe ; je levai ma carabine et je tirai : l’animal, frappé en plein corps, fit un bond prodigieux et retomba lourdement par terre !… Sachant que, presque toujours, lorsqu’un daim n’est pas atteint au cœur, il s’éloigne rapidement et va souvent mourir à une distance considérable de l’endroit où il a été blessé, je m’élançai pour le saisir… À peine vingt pas me séparaient-ils de l’animal, lorsque, effrayé et excité par ma vue, il parvint, par un puissant effort, à se relever et à prendre la fuite. Je me mis à sa poursuite… presque aussitôt un coup de feu partit à mes côtés ; le daim tomba foudroyé… — Et qui avait tiré ce coup de carabine ? demanda M. Henry. — Un coup de carabine, répéta Grandjean en levant les épaules d’un air de doute et de pitié, croyez-vous que c’en était un ?… Si je me sers de cette expression, c’est que je n’en trouve pas d’autre pour rendre ce que j’ai entendu… ce que j’ai vu. Riez tant que bon vous semblera, vous ne me prouverez jamais qu’un coup de carabine ne produise ni feu, ni fumée !… Or, cette fois, c’est ce qui a eu lieu !… — As-tu au moins visité l’endroit d’où est parti ce coup de tonnerre ? Tu vois que je respecte tes préjugés, Grandjean, demanda le jeune homme d’un air moqueur. — À quoi bon ? Je vous répète que c’était tout près de moi ; il n’y avait personne. — Et le daim, qui t’a empêché de le ramasser ? — Je n’y ai même pas songé. C’eût été comme si je voulais essayer d’allumer un foyer au contact d’un feu follet, répondit le Canadien d’un ton de conviction profonde. Croyez-moi, Monsieur Henry, ne vous obstinez pas, par fanfaronnade, à nier la puissance du diable, cela vous porterait malheur ! — Enfin, ce que je vois de plus clair dans tout ceci, reprit le jeune homme, c’est qu’il nous faudra souper ce soir avec notre tasajo et notre pinoli, car la nuit se fait, et ce serait une imprudence inutile que de vouloir rentrer dans l’intérieur de la forêt. Je regrette, Grandjean, de t’avoir envoyé à la découverte, et de ne pas m’être chargé moi-même de ce soin. C’est un daim que nous y perdons. — Vous vous figurez donc que ce daim était réellement un daim ? dit le géant. — À moins que ce ne fût un tigre déguisé. — Vos railleries ne prouvent qu’une chose, monsieur Henry, interrompit Grandjean d’un ton bourru ; c’est que l’instruction que l’on reçoit dans les écoles des grandes villes produit des ignorants vaniteux. Un homme qui n’a jamais vécu dans l’intimité de la nature est un sourd qui croit entendre, un aveugle qui s’imagine voir, un bavard qui parle à tort et à travers. Ce que je dis là n’est pas pour vous humilier ! Dans quelques années, lorsque vos sens commenceront à se développer, vous reconnaîtrez, avec un étonnement extrême, combien j’avais raison de m’expliquer ainsi que je le fais en ce moment ! Dieu veuille pour vous, ce qui est fort douteux, que d’ici là votre triste présomption ne vous soit pas fatale, et ne vous conduise pas à une malheureuse fin ! Le jeune homme avait écouté le Canadien avec une patience et une douceur qui ne lui étaient pas habituelles. Le désir de s’attacher Grandjean motivait cette bienveillance inaccoutumée. — Brave et savant compagnon, répondit-il en affectant une gaieté presque familière, tout enfant que je suis encore je me sens ce soir un appétit formidable et capable de lutter contre la voracité d’un Indien, Or, mes Mexicains qui achèvent de fumer leur vingtième cigarette, ne songent plus à souper ! Si tu ne t’occupes point de mon repas de ce soir, il est probable que tes sinistres prédictions à mon égard ne tarderont pas à se réaliser ; demain, l’on me trouvera mort de faim. Une heure après cette conversation du Canadien et de M. Henry, une nuit sans étoiles enveloppait d’une ombre épaisse la forêt Santa-Clara ! Un immense amas de branches mortes et de feuilles sèches, allumé par le Canadien, éclairait de ses flammes inégales et tremblantes la petite troupe des aventuriers, et lui donnait un singulier aspect. Les branches touffues et serrées des arbres qui s’étendaient, ainsi qu’un impénétrable dôme de verdure, au-dessus du bûcher, condensaient l’éclat de sa flamme, et formaient comme une espèce d’auréole rouge et enfumée d’un bizarre effet !… Encadrés dans ce rayon lumineux, qui les mettait énergiquement en relief, les aventuriers ressemblaient assez à des créations de légende. Un Européen qui se serait trouvé tout à coup transporté au milieu d’eux, n’aurait pu se défendre d’un mouvement d’étonnement et d’effroi. Les Mexicains, malgré les fatigues de la journée et les préoccupations du lendemain, jouaient une partie de monte. Traga-Mescal était couché par terre ; à quelques pas plus loin, et dans l’ombre, Grandjean, appuyé sur sa carabine, veillait à la sûreté de ses compagnons ; quant à M. Henry, il se promenait lentement sur le bord de la lagune. Habitué depuis son enfance à la vie nomade, le Canadien y avait acquis une telle expérience qu’il lui suffisait de déployer une médiocre attention pour être une infaillible sentinelle. À la nonchalance de sa pose, à ses yeux à moitié fermés, à l’abandon de son maintien, celui qui n’aurait pas connu ses remarquables aptitudes, n’aurait pas hésité à l’accuser d’une coupable négligence. Il y avait à peine dix minutes que Grandjean était de faction, lorsqu’il fut arraché tout à coup à sa demi-somnolence par une vive émotion. Son regard, fixe et ardent, sembla vouloir percer les ténèbres ; son corps prit la rigidité du marbre ; son souffle s’arrêta dans sa poitrine, et son cœur, phénomène extraordinaire, cessa presque de battre. Quelques secondes d’une suprême attention fixèrent ses incertitudes ; il se courba lentement ; puis, malgré sa forte corpulence et l’apparente raideur de ses membres grossièrement musculeux, il se mit à ramper avec la sourde souplesse d’un serpent. L’arrivée de Grandjean auprès des Mexicains fut si soudaine, qu’elle ressembla presque à une apparition. — Silence !… pas un cri… pas une exclamation, leur dit-il vivement et à vois basse, prenez vos armes et tenez-vous prêts à agir. Où est don Enrique ? — Ici, répondit un Mexicain en étendant le bras vers la lagune. Le Canadien, sans entrer dans aucune autre explication, se dirigea vers l’endroit que lui désignait le Mexicain. — Monsieur Henry, dit-il en surgissant tout à coup devant le jeune homme, comme s’il sortait de dessous terre, il va y avoir du nouveau… Suivez-moi !… — Du nouveau, Grandjean ? répéta M. Henry d’une voix parfaitement calme. Quoi donc, je te prie ? Sans doute le sorcier à la carabine enchantée, qui nous apporte le daim qu’il a tué tantôt en notre honneur et que tu as si sottement dédaigné. — Cette fois, je vous pardonne votre plaisanterie, dit Grandjean, car elle prouve ou une intrépidité, à toute épreuve, ou un amour-propre capable de suppléer à un manque absolu de courage ! Dieu veuille que nous n’ayons affaire qu’à des créatures humaines ! Lorsque le Canadien et M. Henry rejoignirent les Mexicains, ils trouvèrent ces derniers en proie à une inquiétude réelle. Traga-Mescal dormait. — Si mon ouïe pouvait me tromper, dit Grandjean en jetant un rapide coup d’œil sur l’Indien, je croirais volontiers à une surprise des Peaux-Rouges ; mais le bruit que j’ai entendu n’est produit ni par l’élan d’un animal ni par le pas d’un Indien. Silence… écoutez !… Grandjean parlait encore, quand un frôlement de branches éveilla toute l’attention des aventuriers ; presque au même moment un sifflement cadencé troubla le silence de la nuit. — Qui vive ? s’écria M. Henry d’une voix vibrante. — Ami. — Quien vive ? reprit un Mexicain. — Hombre de paz [3]. — Who goes there [4] ? demanda Grandjean. — Friend [5], répondit la voix. Grandjean, M. Henry et les Mexicains se regardèrent avec étonnement. Aux trois interrogations qui lui avaient été faites dans trois langues différentes, l’invisible personnage avait répondu, avec une telle pureté d’accent, en français, en anglais, en espagnol, que chacun avait cru reconnaître en lui un compatriote. — Avancez, et ne craignez rien, reprit M, Henry après un léger silence, vous êtes le bienvenu ! — Parbleu ! reprit l’inconnu que l’on n’apercevait pas encore, votre invitation, dont je vous remercie néanmoins, est parfaitement inutile ; je vous apporte un excellent souper, et je ne demande qu’à me réchauffer à votre feu. Vous avez plus à gagner que moi à cet échange… L’inconnu sortit alors du milieu d’un buisson où il était engagé, et s’avançant Vers les aventuriers : — Voici ma promesse accomplie, dit-il en jetant par terre un magnifique daim qu’il portait sur l’épaule ; maintenant, c’est à vous de me faire place à votre foyer. ↑ Farine cuite de fleur de maïs. ↑ Viande desséchée au soleil. ↑ Homme de paix. ↑ Qui va là ? ↑ Ami.
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