À Strambatchi, à Casérac, on commençait d’atteler les mulets ; les jeunes hommes s’étaient chargés des charrettes des bergers. Dans les deux hameaux les plus bas avaient été regroupées les familles des gardiens du premier mois. Toi-l’Ânesse, au pied si sûr, avait quitté la grotte avec Atchéla. Oringa, assise sur la charrette, Atchéla, la main sur le harnais, attendaient Chaline, partie saluer le vieux Rédhal. Malgré l’insistance de ses enfants, il n’avait pas voulu participer à cette transhumance : « Qu’auriez-vous à faire d’un vieux perclus, gémissant à chaque cahot ? Mon temps est venu, je resterai sous la neige. »
Rien ni personne n’avait pu l’en faire démordre. Cela arrivait, parfois, qu’un vieillard, ou même un malade dépérissant sans espoir de guérison, décide de rester, aimant mieux mourir seul qu’être une charge pour les siens. Leurs proches en éprouvaient une durable fierté et donnaient leur courage en exemple aux enfants capricieux. Chaline s’assura une dernière fois que Rédhal était confortablement installé et répéta ses consignes au garde qui s’était porté volontaire pour loger chez lui et en prendre soin. Tumr échangea un bref regard avec chacune des deux jeunes filles ; déjà Chaline revenait.
Poil-de-Loutre regimba si fort entre les brancards, malgré les chuchotements de son maître à son oreille, que Tumr dut le monter pour le calmer. Par-dessus la tunique de laine traditionnelle – cadeau secret d’Atchéla – le jeune homme avait remis, en les laçant plus large, son pourpoint et ses chausses, taillés dans le même cuir rouge que ses bottes, dont l’une semblait ornée en son bord supérieur d’une broche d’argent, en fait le pommeau d’un stylet. Pas très grand mais la taille fine, les épaules larges et de large enfourchure, le regard droit, il avait belle allure.
Après une nuit froide, le temps s’était radouci et le ciel devenait blanc ; la neige s’annonçait, il était grand temps de partir. Bérol et les autres Anciens formèrent un cercle, se prirent par la main, levèrent les bras vers le ciel et entonnèrent le chant de la Transhumance, une antique mélopée dont certains mots n’étaient plus compris de tous.
Puissance des Monts-Rocheux,
Défends nos maisons orphelines
Comme la Chouette du Nord,
Farouche, fait sa nichée
Puissance de l’Aigle,
Conduis nos pas vers le rivage
Sans que nous trébuchions
Ni sur les pierres ni sur les fautes
Puissance de la Neige,
Ensevelis nos morts
Comme nos semences
Pour qu’ils germent.
La litanie était juste assez longue pour permettre aux troupeaux d’arriver ; le tintement des clarines recouvrit les derniers mots. Poil-de-Loutre, effrayé, émit un hennissement brusquement interrompu par une sorte de cri qui fit sursauter Bérol. Chacun regagna sa charrette quand le convoi s’ébranla, sous le regard attentif des gardiens, qui l’accompagnèrent jusqu’au premier lacet avant de remonter au village, où l’ouvrage ne leur manquerait pas : veiller sur les maisons, les aérer, chasser les mulots qui pourraient s’y réfugier, retourner le foin dans les greniers qu’il ne pourrisse. Le plus dur viendrait avec la neige : dégager régulièrement les escaliers, les sentiers, et surtout le Chemin vers la Mer, afin que le village reste accessible ; cette année, ils devraient de plus s’occuper de Rédhal et de quelques animaux trop vieux, eux aussi, pour transhumer.
Tous ceux qui le pouvaient marchaient, prêts à aider les bêtes ou à maintenir les charrettes en équilibre, à ramasser un bagage mal arrimé, à courir chercher de l’eau, lors des haltes au bord de l’un des nombreux ruisselets courant au fond des ravines moussues. Seuls les petits enfants et les mères allaitantes étaient installés sur les charrettes. Commencé dans la solennité et une certaine mélancolie, le voyage prit bientôt l’allure d’une joyeuse randonnée, du moins pour les enfants, qui, après avoir bien couru et crié, étaient hissés sur les charrettes, où ils s’endormaient, les doigts encore repliés sur les plantes qu’ils avaient cueillies. Les adultes, eux, ne devaient pas relâcher leur vigilance, car le chemin était sinueux, hérissé de cailloux ou de racines, parfois escarpé. Lorsque bêtes et gens étaient fatigués, l’on faisait une halte, qui était l’occasion pour les jeunes de partager les provisions, de rire en s’éclaboussant au bord d’un ruisseau, de s’effleurer les doigts en rajustant un harnais.
Poil-de-Loutre s’étant accoutumé à tirer la charrette, Tumr avait pu mettre pied à terre. Lorsqu’un Ancien faisait quérir Chaline pour venir soigner un malaise ou une blessure, le jeune homme vérifiait d’un coup d’œil la position d’Atchéla : si elle était sur sa charrette, il ne bougeait pas. Si elle marchait, il confiait son cheval à Bérol et rejoignait Toi-l’Ânesse, revenant à sa place lorsqu’Oringa relayait son amie. Il se faisait raconter encore une fois par Atchéla flattée le mythe de Tavrac-Homat puis, de sa voix grave capable aussi de chuchoter sans vibrer, il l’enchantait de récits sur la capture des chevaux sauvages dans les Hautes-Herbes, la chasse aux faucons ou le long glissement des barques entre les nénuphars des Hauts-Lacs. Elle se retournait parfois, inquiète, vers Oringa, qui souriait en silence, ce qui la faisait paraître encore plus belle. Bérol annonça une prochaine halte, confiant aux enfants ravis la responsabilité de courir prévenir la queue du convoi. Chaline, sans s’accorder de repos, partit s’occuper d’un adolescent qui, voulant retenir son mulet dans un raidillon, avait eu le pied vilainement blessé par la roue de la pesante charrette.
— Tu ne reviendras plus, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce qui te fait dire ça, Atchéla ? N’étais-je pas déjà avec vous l’hiver dernier ?
— Justement. Tu es le Lointain et tu n’aimes pas être proche. Chaque fois que j’essaie de me rapprocher de toi, tu t’éloignes.
— C’est que, moi aussi, je dois beaucoup étudier, et pas seulement l’art de soigner.
— Je t’envie ! Comment fais-tu pour apprendre si vite ? Tu n’avais séjourné parmi nous que quelques semaines et nos artisans s’étonnaient : « Te voilà déjà habile à travailler le bois, fabriquer un fromage, monter un mur ! » Tu as retenu toutes nos chansons !
— Cela n’est rien à côté de ce que toi, tu m’as appris. Ma mère sera fière de moi lorsque je retournerai chez elle chargé de connaissances. Je te l’ai déjà expliqué : chez nous, seul peut être nommé Maître celui qui a erré parmi le Tarangat, en humble et inlassable quête de tous les savoirs, du plus simple au plus secret, pour revenir enseigner son peuple et le diriger vers la sagesse. Je veux devenir Maître, et tu es sans doute la personne qui m’aura le plus aidé.
— Vraiment ? murmura Atchéla, touchée. Surtout ne le dis à personne, même chez toi ! À personne ! J’ai trompé ma mère, je t’ai fait connaître tout ce que je sais, alors qu’elle ne voulait pas te prendre à son école.
— Et je ne t’en remercierai jamais assez.
— Te rappelles-tu le jour où je t’ai montré son sac de cuir, celui où sont enfermées les recettes les plus précieuses ? Tu as réussi à défaire le nœud, le nœud secret transmis par le grand Adhal et que même le Chef Bérol est incapable de dénouer ! Tu dois être un peu magicien !
— Vraiment ? murmura Tumr dans un fin sourire. Surtout ne le dis à personne, même chez toi ! À personne !
— Ne te moque pas de moi. Je sais que tu es magicien.
— Vraiment ? répéta-t-il.
Atchéla ne remarqua pas la sécheresse soudaine de son ton. Ayant tourné la tête vers lui, elle fut une fois de plus saisie par le charme étrange de ses yeux vairons, l’un marron, l’autre vert.
— L’année dernière, j’ai vu ta barque. Tu l’avais bien cachée mais je l’ai vue, près du rocher percé, derrière le vieux quai.
— Tu es plus maligne qu’on ne pourrait le penser, chuchota Tumr, se composant un visage souriant, la joue appuyée contre Toi-l’Ânesse, qui secoua les oreilles.
Les yeux d’Atchéla s’emplirent de larmes.
— Parce que je suis laide, tu me crois sotte…, mais les plus belles ne sont pas forcément les meilleures, ajouta-t-elle à voix assez forte pour qu’Oringa l’entende, puis elle reprit à voix basse : je t’ai épié ; un matin où tu initiais nos garçons à l’équitation, j’ai fini par découvrir sous des amas de ronces le sentier oublié qui menait au vieux quai. J’ai nagé – l’eau était si froide que je claquais des dents – et j’ai vu.
— Tu as vu quoi, curieuse et intrépide jeune fille ?
— Ta barque n’a ni rames, ni voile, ni gouvernail ; elle entend ta voix et t’obéit. De plus, elle vole sur l’eau. Cela aussi, je l’ai vu. Le jour de ton départ, je me suis cachée sous les ronces : tu as remué les lèvres, de la main tu as caressé les bords puis indiqué la direction, et elle s’est élancée en effleurant l’eau comme la mouette.
Tumr ne répondit pas ; elle allait s’enferrer, seule.
— Je t’en prie, fais-moi monter une fois, une seule fois, sur ta barque !
— C’est promis ! Tu as été plus compréhensive que ta mère, tu m’as aidé dans ma quête, au-delà de ce que j’espérais. Puisque tu as été assez astucieuse pour découvrir ma barque, je t’y ferai monter, un soir, lorsque Tavrac-Ohr dormira sous les étoiles d’un ciel sans nuages.
Atchéla émit un petit rire de bonheur qui, faisant tressauter la lourde cicatrice de sa lèvre, donna à son visage un aspect grotesque.
— Adieu, Atchéla-la-Balafrée ! décida Tumr en lui adressant un sourire éclatant.
Chaline revenait, les mains tachées de sang. Ce sourire du Lointain à sa fille l’alarma, mais elle ne fut pas insensible à sa courtoisie lorsqu’il lui proposa de l’accompagner au ruisseau pour l’aider à laver ses instruments. Elle déposa son gilet en peau de mouton. En s’accrochant convulsivement à elle pendant qu’elle sondait la plaie, le blessé avait déchiré le haut de sa tunique, qui retomba, découvrant l’un de ses seins lorsqu’elle se pencha vers l’eau. Tumr n’éteignit pas assez vite l’éclair de désir dans son œil vert ; elle sut alors qu’il était mauvais.
Au même moment, Bérol, voulant rajuster la couverture de Poil-de-Loutre, passa sa main sous la sangle mais l’en retira aussitôt, le cheval ayant été secoué d’un v*****t frisson : elle était poisseuse de sang. C’est donc à coups de stylet que Tumr contraignait Poil-de-Loutre à se taire et à avancer ? Cette magnifique bête à laquelle il chuchotait en souriant des mots de son pays ? Au cours du dernier hiver, Bérol avait cherché à cerner ce jeune homme si aimable et si secret, venu par la côte à Hemlah et qui avait demandé l’hospitalité à Tavrac-Ohr après avoir séjourné quelques jours chez d’autres Migrants. Il lui avait proposé publiquement de l’héberger, ce que Tumr ne pouvait refuser sans lui faire offense. La serviabilité du jeune homme, son ardeur à apprendre l’avaient paradoxalement inquiété ; il s’était montré d’une exemplaire réserve à l’égard des jeunes filles, émues par sa beauté, ce qui avait encore augmenté sa popularité auprès des garçons, enthousiasmés par ses récits de chasse et ses leçons d’équitation.
Cependant, de cette popularité même était né un sourd malaise qui s’était peu à peu étendu à tout le village ; les jeunes filles, se voyant dédaignées par Tumr et délaissées par leurs amis, s’étaient disputées avec eux, plaintes à leurs parents ; des paroles aigres avaient été échangées entre plusieurs familles, certains Anciens s’étaient laissé aller à prendre fait et cause pour l’une ou l’autre partie ; l’importance démesurée donnée à cette affaire en avait amené plus d’un à négliger ses tâches. Et le jour où les villageois devaient se réunir en une assemblée plénière, convoquée par Bérol et ses conseillers pour ramener l’ordre et la paix, les jeunes avaient disparu : Tumr, assisté d’Oringa, les avait menés visiter Hemlah, d’où tous étaient revenus main dans la main à la nuit tombée, ce dont il demanda humblement pardon car c’était contraire aux coutumes de Tavrac ; la plupart des parents furent si heureux de voir leurs enfants réconciliés qu’ils dispensèrent Tumr de toute excuse comme de toute explication ; certains allèrent jusqu’à le féliciter. Rares furent ceux qui, à l’instar de Chaline, blâmèrent leur enfant et le punirent en le privant de toute excursion à la ville. Sur le moment, Bérol avait hésité dans son jugement, ce qu’il se reprochait amèrement, maintenant qu’il savait le Lointain dangereusement mauvais.
Il décida de garder le silence là-dessus jusqu’à l’installation à Tavrac-Ohr mais essuya sa main sur le dessus de la couverture, de façon à ce que Tumr comprît et, le voyant marcher derrière Chaline, qui retournait en hâte vers sa charrette, donna l’ordre de repartir pour la dernière étape. La pente s’était adoucie, les hauteurs n’étaient plus que des collines, l’air tiède faisait transpirer dans les vêtements de laine ; Oringa, qui avait jeté son gilet sur le chargement, dénoua le col de sa tunique puis, ayant découvert le haut de son épaule, en lécha la sueur salée ; Tumr feignit alors d’ôter la poussière de sa cuirasse, d’un souffle léger sur son épaule ; il allait s’approcher mais Chaline, sans un mot, le regard brillant de colère, lui montra d’un geste impérieux la charrette de Bérol. Il partit les dents serrées, pour trouver Bérol tenant fermement Poil-de-Loutre par la rêne.
— Lointain ! Lointain ! crièrent des enfants qui couraient vers le belvédère. Pourquoi ton habit est-il rouge ?
— C’est pour qu’on n’y voie pas le sang !
Dans la lumière rasante du soleil bas sur l’horizon, les taches de la couverture brillèrent soudain, telles des éclaboussures de la cuirasse. La voix calme de Bérol s’éleva :