Chapitre 3Comme la plupart des villages perchés des Migrants-de-la-Falaise, Tavrac était composé de plusieurs hameaux étagés sur un versant exposé au soleil et reliés par d’étroites sentes ; chacun d’eux avait sa personnalité au sein du village. Tout en haut, près du Col des Brumes, les quelques maisons de Tirap abritaient les familles de bergers qui menaient paître leurs troupeaux sur les alpages proches ; plus bas vers l’est, plus bas encore vers l’ouest, dissimulés par d’épais bosquets de châtaigniers, se trouvaient Strambatchi et Casérac, où s’étaient établis les artisans : menuisier, tisserand, forgeron ; plus près de la vallée, sous le nom pompeux de Tavrac-le-Haut, s’alignaient deux rangées de maisons de part et d’autre d’un large chemin empierré descendant vers une petite place ombragée par un très vieil ormeau. Les quelques demeures situées autour de la place semblaient rendre hommage à cet arbre vénérable : c’était Tavrac-le-Bas.
De fait, la plupart des anciens habitaient Tavrac-le-Haut mais chaque hameau était représenté au Conseil par son Chef, un homme réputé sage et expérimenté par ses proches et ses voisins. Sous Tavrac-le-Bas, il n’y avait plus que, d’un côté, la pente, recouverte d’épais buissons et d’épineux enchevêtrés, s’enfonçant toujours plus abrupte vers le torrent ; de l’autre, le chemin en lacets, soigneusement entretenu, qui menait à la mer ; en droite ligne, comme un vigoureux trait de peinture blanche, la strate calcaire abritant la Grotte-aux-Simples, dont le petit plateau était une impasse. Pour rejoindre d’autres villages de Migrants, il fallait passer le Col des Brumes et emprunter les sentiers muletiers.
Les maisons de pierre, dépourvues de tout ornement sinon, parfois, quelque glycine ou clématite adoucissant la rigueur du granit, étaient étroites et bâties en hauteur. Pour compenser la pente, un escalier – sans rampe – permettait d’accéder au rez-de-chaussée. Les maisons de Tavrac ne dépassaient pas deux étages mais Chaline avait vu, dans d’autres villages, situés sur des plateaux ou des éperons rocheux, des demeures très hautes ; il arrivait même que, manifestant une tenace rivalité entre notables ou clans, plusieurs de ces orgueilleuses maisons-tours soient érigées face à face. Les Migrants devenus sédentaires qui habitaient les quelques villes côtières établies à l’embouchure des fleuves trouvaient désormais ces maisons sévères, voire tristes ; il leur arrivait de s’en moquer. Chaline, elle, les avait toujours aimées ; dans la simplicité de leur matière et de leur forme, dans l’harmonie entre les gris du granit et les verts de la végétation, dans l’absence de toute fioriture, elle retrouvait le même plaisir que dans les autres aspects de la vie quotidienne à Tavrac : une sobriété qui évitait de perdre son temps en complications, une pureté favorisant le recueillement, une proximité avec les éléments naturels qui renouvelait en silence la force des hommes.
Les maisons étaient toutes de pierres, jusqu’aux toits couverts de lauzes ; leurs intérieurs se ressemblaient, avec l’âtre, l’escalier en bois, la charpente en châtaignier pour faire fuir les araignées, les quelques meubles fabriqués par le même menuisier, les tentures de chanvre et les peaux de mouton, les braseros dans les chambres, de sorte que chacun se sentait chez lui quand il était chez son voisin. Les matières, les formes et les couleurs des vêtements étaient peu variées : en chanvre ou en bure, tuniques, pantalons, gilets ou mantes étaient le plus souvent écrus, parfois teints à l’aide de pigments minéraux ou végétaux dans une gamme restreinte de nuances allant du jaune clair au brun. La cuisine aussi était simple : galettes de seigle, bouillie de châtaignes, légumes crus ou accommodés en ragoûts, fruits en saison (pommes surettes, baies, noisettes), laitages, parfois un peu de viande, du miel sauvage à l’occasion, composaient l’ordinaire, servi dans de la vaisselle en bois (c’était là l’activité favorite des vieux : tailler et polir patiemment assiettes et cuillères en racontant leurs aventures passées ou les légendes des Migrants aux enfants trop jeunes pour accompagner les troupeaux ou aider aux cultures).
Chaline avait souvent vu Atchéla, dans ses accès de tristesse, aller s’asseoir, face à leur maison, sur le banc de granit construit tout autour de l’énorme empattement de l’ormeau, s’adosser au tronc crevassé, levant de temps en temps le regard vers l’épaisse frondaison puis refermant les yeux. Elle revenait rassérénée. Chaline s’en réjouissait profondément, elle qui aimait tant le gros rocher arc-bouté à l’arrière de sa maison : il semblait un ours faisant le dos rond sous sa fourrure de mousse, réduite à des plaques jaunâtres l’été. Les jours de grand soleil, elle s’y adossait et, par ses paumes caressant la pierre tiédie, elle sentait monter la puissance tellurique.
Oui, les citadins les croyaient austères, ou soumis à une existence de privations, alors qu’ils vivaient en symbiose avec la nature, libres de bien des contingences ; mais combien s’en rendaient compte ? et pour combien de temps ?
Depuis des temps immémoriaux, les champs étaient situés à distance des villages, construits sur les terrains les plus pierreux. Les pentes fertiles avaient été entièrement défrichées et, depuis le sommet, aménagées en de multiples terrasses maintenues et séparées par des murets de pierres sèches. À force de travail et de patience, d’innombrables plates-formes avaient été aménagées, accompagnant en courbe les moindres dénivellations ; certaines pouvaient tout juste accueillir une douzaine de choux et trois ou quatre plants de fèves, mais même la plus étroite de ces parcelles était mise en valeur. Inlassablement, les mauvaises herbes étaient extirpées, les murets remontés et renforcés avec les cailloux que pluies et neige avaient entraînés depuis les hauteurs rocheuses, la terre amendée. Chaque année, les Anciens réajustaient la répartition des terres selon les besoins et veillaient à ce que veuves ou orphelins ne soient pas lésés ; les bergers remerciaient en fromages ou en laine ceux qui aidaient leur famille à cultiver leur terrain. Ainsi se maintenait le lien entre les hameaux de Tavrac et, lors des grands travaux communs (réfection des murets, semailles, récoltes), le versant tout entier retentissait de chants. Parfois, un meneur donnait d’une voix sonore l’intonation, que renvoyait en écho la paroi du Grand Lierre avant qu’un groupe n’enchaîne avec la suite de la strophe. La montagne semblait alors vibrer et chacun se sentait au fond de lui plus fort et plus heureux. L’on chantait aussi lors de la grande tonte : tandis que les bergers rivalisaient d’adresse et de rapidité, leurs femmes et leurs filles dansaient en s’accompagnant du tambourin puis, aidées des femmes des autres hameaux, descendaient des alpages portant sur la tête de larges paniers emplis de laine brute. L’on chantait encore, dans la Clairière Haute, lorsqu’on débarrassait de leurs bogues les châtaignes séchées avant de les mettre à fumer.
Ce qui unissait entre eux les habitants de Tavrac, c’était aussi, et surtout, la Transhumance. Avant que les neiges ne viennent recouvrir les terres ensemencées et bloquer les villages, lorsque le temps était venu pour les brebis et les chèvres de quitter les alpages, tous les habitants migraient vers ce qu’ils appelaient Ohr, « la plage », qui n’était pas en réalité la plage mais l’arrière-pays côtier, plat et largement irrigué, à l’abri des vents, où l’hiver était doux, l’herbe grasse et la terre généreuse. Tavrac-Ohr était en quelque sorte le village jumeau de Tavrac, constitué de cabanes en roseaux ne servant guère qu’à dormir et à s’abriter des pluies et formant une seule agglomération. D’année en année, les jeunes gens avaient ramené de la côte des bois flottés pour fabriquer des lits et des sièges aux formes étranges. Chaque famille, se nourrissant de légumes cultivés autour de sa cabane et de poisson acheté aux pêcheurs, mettait à profit ces mois pour tresser l’osier ou la palme en paniers, malles, berceaux, aussi légers que solides. Les enfants apprenaient à nager dans l’eau tiède et peu profonde des lagunes. Les adolescents, eux, préféraient marcher vers le fleuve, dont ils remontaient le cours jusqu’à trouver, loin des oseraies, des cuvettes propices à la baignade ; sous les cascades rieuses se nouaient des idylles révélées plus tard, à Tavrac, lors de la fête des arbres en fleurs.
Mais l’activité la plus importante, en cette saison, était le commerce. Certes, les Migrants des divers villages partaient souvent, tout au long de l’été, pour des voyages de plusieurs jours, afin de se rencontrer, d’échanger des nouvelles comme des outils et des objets divers, afin aussi de s’entraider pour quelque dur labeur, tel que le défrichage ou la construction d’une maison ; les Anciens aimaient à partager leurs expériences comme leurs craintes sur les temps à venir et leurs réflexions sur les diverses expressions de la Prophétie ; les mères discouraient des amours nées sur l’Ohr entre leurs enfants. Néanmoins, ces déplacements étaient ponctuels, motivés par des buts précis. La Transhumance était un mouvement commun à tous les Migrants et l’hiver sur la côte une période à la fois très active et très détendue, riche en acquisitions et en promesses, en risques aussi et en tentations.
C’était un temps de sécurité, les Gadiantons ne pouvant affronter les monts enneigés ; aussi les Layous longeaient-ils inlassablement la Falaise sur leurs robustes chevaux, parfois réunis en caravanes, parcourant tout l’Ohr. Les Layous étaient un peuple de commerçants itinérants. Établis pour la plupart dans les Vallons, région riante où l’on circulait aisément et où séjournaient leurs familles, ils passaient une partie de l’année à acquérir des produits utiles ou rares que, pendant l’hiver, ils vendaient à ceux qui ne pouvaient se les procurer que par leur intermédiaire : faucons dressés à la chasse et fourrures d’hermines vendus par les Maîtres du Froid, objets et coffrets de cèdre en provenance des Montagnes-Bleues, épées et dagues forgées par Ceux-des-Monts-Creux, parchemins de diverses tailles et qualités préparés par Ceux-des-Vallons, grands éleveurs de bovins, fers de haches et de houes, couteaux divers, papier de bois, chevaux des Hautes-Herbes, sans compter les innombrables objets de cuir (harnais, sangles, lacets, sandales, ceintures, sacs, bottines), pièces de chanvre et de lin, bijoux, condiments, herbes à soigner, amulettes ; industrieux, infatigables, habiles à deviner et à encourager les désirs des clients, durs dans leurs négociations avec leurs fournisseurs, beaux parleurs, capables de communiquer en divers dialectes, cupides, aussi insupportables qu’indispensables, ils étaient le ciment du Tarangat.
L’hiver, dans l’Ohr, était donc la période où chacun, parmi les Migrants et les citadins, se fournissait pour l’année à venir, selon ses besoins et ses moyens, soit par le troc soit par la monnaie, d’antiques poids de bronze répandus sur tout le continent. C’était une saison faste aussi pour les pêcheurs, les Migrants amplifiant notablement la clientèle pour leur poisson frais et séché. De loin en loin, les habitants de Tavrac se rendaient en ville, à Hemlah ; d’autres Migrants y allaient souvent ; certains conseils d’Anciens avaient même choisi de bâtir le village d’hiver dans les faubourgs. Mais Bérol ne se départait pas d’une solide méfiance à l’égard de la ville, de même que Rikat et Chidrhal, ce qui leur valait souvent les remarques ironiques de leurs homologues citadins et les récriminations de certains habitants de Tavrac, surtout parmi les jeunes. Il était lui-même très sensible aux charmes de Hemlah, à sa gaieté, à la douceur de son climat, à la convivialité de ses habitants ; la vie y était plus facile, plus colorée et joyeuse qu’à Tavrac. Mais il savait que l’Épreuve approchait et que seuls résisteraient ceux qui auraient été préparés et aguerris.
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Le Lointain s’affairait sous l’œil inquiet de son cheval ; selon les indications de Bérol, il rangea dans la charrette coffres et paniers puis, les ayant recouverts d’une couverture de cuir, les arrima à l’aide d’une forte corde de chanvre. Adossé à son escalier, Bérol suivait avec attention les mouvements du jeune homme, précis, efficaces, sans effort apparent. Une fois les bagages installés, le Lointain disposa un tabouret, quelques baluchons et un berceau de voyage : une sorte de jarre tressée, sans couvercle, garnie de foin et d’une peau d’agneau qui, posée sur sa longueur, faisait au bébé un abri à la fois clair et isolé ; c’était là l’équipement d’Awine, dont le mari resterait sur place pour la première garde, et de son nourrisson. Bérol, veuf depuis de longues années, avait à cœur d’aider, à chaque transhumance, quelque villageois en difficulté, l’accueillant avec ses paquets sur sa charrette.
— Chacun t’appelle « le Lointain », comme Atchéla, dit Bérol en s’approchant pour tendre la corde qui maintenait le tabouret. Ton vrai nom est-il aussi imprononçable que tu nous l’affirmes ?
Le jeune homme eut un rire bref, qui secoua les boucles brunes auréolant son visage.
— Eh bien, père, puisque cela semble vous faire plaisir, je vous propose de m’appeler par la dernière syllabe : Tumr.
— Tumr ! répéta Bérol en s’efforçant de faire vibrer la dernière lettre aussi fort que le jeune homme, tu attelleras Poil-de-Loutre au moment du départ. Viens avec moi pour la dernière inspection.
Ils montèrent jusqu’à Tirap, où ne restaient que les hommes ; moutons et chèvres regroupés piétinaient derrière béliers et boucs déjà pourvus de leurs clarines ; les chiens maintenaient sur place les troupeaux impatients, et les bergers les encourageaient de cris brefs qui scandaient le tintement des clarines dans le matin clair.