Ils ont attaqué Tavrac simplement parce que notre village était sur leur chemin ; en fait, ils visaient les richesses de Hemlah, la ville côtière d’où vient Oringa. Heureusement, la plupart des habitants étaient aux champs, sur le Versant des Cultures, les bergers épars avec leurs bêtes sur les pâtures de l’Ouest ; j’étais partie assister une femme en couches, au-delà du Versant des Châtaigniers. C’est la vieille Tara, notre voisine qui, ayant tout vu depuis la lucarne de son grenier, me l’a raconté. Les Gadiantons, parvenus en silence par le Col des Brumes au-dessus de Tavrac, ont soudain déferlé sur le village avec des hurlements, abattant leur sabre sur tout être vivant, homme ou bête, qui avait le malheur de se trouver sur leur chemin. Mouvrin n’avait fait que quelques pas dehors lorsque l’attaque a commencé. C’était un père tendre : il avait attendu ton réveil pour partir cultiver notre champ, t’avait alors posée sur ses épaules et d’une main tenant tes chevilles, de l’autre sa houe, il s’apprêtait à rejoindre les autres. Au moment où Tara l’aperçut au pied de l’escalier, cerné par les ennemis, des flammes jaillirent de la maison située au sommet de la rue. Presque aussitôt, un grand silence se fit, les Voilés s’immobilisèrent : leur Chef, un homme de haute taille dont le voile était simplement noué en bandeau sur ses tresses blondes, au-dessus des larges cercles de peinture noire cernant ses yeux d’un bleu métallique, parlait d’une voix forte, montrant avec colère la maison en feu. Aussitôt, quelques-uns de ses hommes s’élancèrent, se saisirent des deux incendiaires et les lui amenèrent : il leur adressa quelques mots brefs. Sans hésiter et en silence, ils lui tournèrent le dos et s’agenouillèrent ; confiant alors son sabre à son fils…
— Son fils ? Il y avait aussi des adolescents ?
— Non seulement des adolescents mais des enfants ; celui-là ne devait avoir qu’une dizaine d’années.
— Mère, c’est affreux !
— Les survivants d’autres incursions le confirment : de tout jeunes garçons participent à ces razzias ; ce ne sont pas les moins féroces : l’on dit qu’ils assassinent en riant.
— Oh ! non ! murmura Atchéla en fermant les yeux.
— Laisse-moi la force de finir, Atchéla ! Il a posé son sabre entre les mains de son fils, a tiré un couteau de sa ceinture puis, d’un geste rapide, leur plaquant brutalement la nuque contre son genou, il les a égorgés. Telle est la discipline des Gadiantons. Il s’est alors tourné vers Mouvrin immobile, qui a soutenu son regard pendant que le couteau lui perçait le foie. En s’affaissant, Mouvrin a laissé tomber la houe mais n’a pas lâché tes chevilles. Tout en essuyant son couteau sur les pans de son voile, le Chef a crié quelque chose à son fils et, sous les encouragements de ces barbares, l’enfant blond, élevant le sabre au-dessus de sa tête, l’a abattu sur ton visage ; tu avais deux ans.
Chaline se tut et Atchéla respecta son silence. Avant de poursuivre son récit, elle alla tisonner les braises dans l’âtre ; sous les yeux embués d’Atchéla, leur rougeoiement se confondait avec son sang versé.
— La horde est partie vers Hemlah qui, de fait, n’a guère subi de dégâts : les Anciens de la ville étaient allés au-devant des Gadiantons avec des échantillons de tout ce qu’ils pouvaient désirer, y compris même, pour certains, leur propre fille. Les Gadiantons se sont largement servis puis sont repartis en bateau (car jamais ils n’empruntent le même itinéraire à l’aller et au retour), le bateau personnel du Chef des Anciens, qui le leur avait offert. On a retrouvé le bateau échoué sur un écueil, à une journée de navigation ; le cadavre du Chef des Anciens, cloué sur le pont, était couvert de déjections.
— Quelle horreur ! Comment peut-on être à ce point répugnant ?
— Les Gadiantons ne supportent pas la lâcheté. On n’a, depuis, plus entendu parler d’eux dans la région. La vieille Tara disait qu’ils étaient accompagnés de démons grimaçants. Je pense qu’elle a simplement été terrifiée par leur accoutrement et leur maquillage. Mais elle disait aussi qu’une immense biche blanche descendant des hauteurs avait soutenu dans sa chute Mouvrin mourant, t’évitant ainsi de te briser le crâne contre les marches de granit. « Mère Tara, lui ai-je dit, ce devait être un nuage de brume ; ça n’aurait rien d’étonnant, à cette époque de l’année. » Elle n’en a pas démordu, jusque dans son lit de mort, en répétant : « Les démons de Gadianton ne pouvaient pas la voir, leurs regards passaient à travers elle ; mais moi, je l’ai vue, et Mouvrin aussi : il lui a souri. »
— Tu crois à cette vision, mère ?
— J’y ai toujours cru, mais à cette époque, j’étais jalouse de la Biche Blanche, et ce dernier sourire de Mouvrin rendait mon deuil encore plus cruel.
— Comment ? La Biche Blanche existe donc ?
— Bien sûr !
À l’étonnement d’Atchéla, Chaline se mit à rire, d’un petit rire doux et heureux. L’ombre de la lampe à huile dansait sur le mur.
— Je devais attendre que tu me poses tes questions, et tu as choisi de le faire ce soir. Évoquer ces souvenirs a réveillé en moi une douleur ancienne mais nous a pacifiées toutes deux, et je sais que tu es prête à m’écouter encore. Allons cependant nous reposer ; la route est encore longue.
— La route de demain ?
— De demain et des autres jours.
Elles montèrent côte à côte au premier étage, où se trouvait la chambre de Chaline. Les marches de l’escalier en bois, aussi raide qu’une échelle, menant au deuxième étage, grincèrent sous les pas d’Atchéla, qui n’entendit pas Oringa fuyant vers sa chambre, un moignon de chandelle à la main. Mais rien n’échappait aux sens de Chaline, que la nuit aiguisait : ni les pas légers des pieds nus, ni le souffle éteignant la chandelle, ni l’infime trace laissée dans l’air par l’odeur de l’émotion ; ses doigts explorant en silence la rampe y trouvèrent une minuscule goutte de suif figée sur un long cheveu, qu’elle savait blond. Sa décision était prise ; restait à déterminer le moment adéquat.
Avant de s’endormir, elle observa longuement les étoiles, puis rabattit le lourd volet de bois, jeta sur son petit brasero une poignée d’herbes purificatrices et frotta ses tempes d’un onguent apaisant, celui que les malades avaient surnommé « l’Huile des Songes » tant il calmait leurs anxiétés, permettant ainsi aux songes d’entrer dans leur esprit détendu. Mais le sommeil ne venait pas. Alors, malgré le froid, ayant relevé le volet, elle resta, nue, à la lumière de la lune, murmurant de longues invocations, les mains tendues vers la nuit. Enfin, il vint. Dans la douce lueur des rayons de lune qui le traversaient, Mouvrin se coula par la fenêtre. Il sourit à Chaline et, la prenant par la main, la mena vers le lit de châtaignier. Sur le flanc de la montagne, couchée contre un chêne, une biche blanche attendait.