Chapitre 2-2

2294 Words
À peine avait-elle achevé sa phrase qu’une chouette nordique apparut au-dessus de la vallée, suivie d’un aigle à queue blanche. Leur vol puissant et silencieux les amena bientôt près du plateau. — Le Grand Aigle de Mer ! s’écria Bérol d’une voix forte. — Lorsqu’il s’aventure en montagne, c’est qu’un prodige se prépare ! Atchéla était sortie en courant au cri de Bérol, tandis qu’Oringa effrayée n’avait pas dépassé l’auvent. Les chiens s’étaient plaqués au sol, le museau entre les pattes. Chaline, tenant la main de sa fille, la leva en souriant vers la grande chouette qui vint tournoyer deux fois au-dessus du plateau ; l’aigle, resté au-dessus de la vallée, planait, immobile, son immense envergure couvrant le lierre de son ombre ; il fixait la scène de ses yeux perçants. Soudain, il poussa un long cri que les parois répétèrent en un écho multiplié. Atchéla se serra contre sa mère, qu’elle entendit murmurer : — Père, tu as enfin trouvé la Rive de la Paix ; ô Adhal, modèle et soutien des guérisseurs, et toi, Mara, protectrice des femmes enceintes, veillez sur mon Petit Oiseau. Bérol s’était accroupi contre le mur. L’accomplissement de la Prophétie venait de commencer sous ses yeux. L’aigle et la chouette, côte à côte, s’élevèrent lentement ; Atchéla ne pouvait quitter du regard les immenses oiseaux, dont la poitrine portait quelques plumes d’un rouge vif, évoquant une tache de sang. Elle les suivit des yeux jusqu’au moment où, n’étant que deux silhouettes dans le ciel, ils s’élancèrent vers la mer. La jeune fille décida de ne jamais révéler à sa mère qu’elle avait compris son murmure. Elle sentait là un mystère, qui la dépassait mais aussi l’enveloppait, telle la mante en poil de chèvre, chaude et imperméable, que Chaline avait retrouvée, à la mort du vieux berger, accrochée au mur de la grotte-étable, et revêtait lorsqu’elle devait partir par les nuits de tempête procéder à une naissance. Les rares fois où sa mère n’avait emmené qu’Oringa cueillir des simples dans la rosée de l’aube, lui confiant la garde de la grotte, après avoir balayé, rincé les gamelles des chiens, ouvert la cabane de l’ânesse, vérifié le rangement des onguents, préparé les claies d’osier et les ficelles pour le séchage des diverses sortes de végétaux, mis enfin en route une première décoction, elle décrochait avec soin la mante du mur, s’en entourait, abaissait le capuchon sur ses yeux et partait dans ses songes. Il lui semblait être dans une cabane souple qu’elle pouvait à son gré serrer contre elle ou élargir. Elle l’avait nommée « la mante des rêves ». Bien qu’elle prît grand soin de ne pas dépasser la durée prescrite pour la décoction, elle connaissait le bonheur intense de l’évasion, dans cet abri chaud à l’odeur âcre. Non qu’elle éprouvât le besoin de fuir l’amour de sa mère mais elle cherchait à connaître, à nommer cette aventure qu’elle sentait poindre en elle. Elle savait devoir accomplir une mission spéciale, qu’elle désirait et redoutait à la fois. Et personne, pas même sa mère, ne semblait s’en douter. Un amer dépit lui faisait parfois monter les larmes aux yeux. Pourquoi n’était-elle pas le seul disciple de Chaline comme Chaline avait été le seul disciple d’Adhal et de Mara ? N’était-elle donc pas l’unique héritière ? Chaline cherchait-elle ailleurs un élève plus doué, plus brillant, plus respectueux aussi ? Elle devait partager avec d’autres le trésor d’Adhal et Mara, partager sa maison, partager sa mère. Jusqu’à présent, d’autres avaient guidé sa vie. Elle chercherait désormais seule sa voie, ne montrerait à personne – surtout à qui l’aimait – ses sentiments et mènerait en secret la quête de sa destinée. Lorsque l’aigle avait crié, c’était elle qu’il appelait ; ces prodigieux oiseaux qui avaient effrayé Oringa, elle les avait reconnus comme amis et ils lui avaient montré la direction, celle de la mer. La prière de sa mère était bizarrement formulée – en particulier ce surnom de « Petit Oiseau » qu’elle n’avait jamais reçu jusqu’alors – mais d’une telle intensité que son esprit angoissé par l’avenir en avait été pacifié. * * * Un crépuscule bref avait mis fin à l’agitation de Tavrac. Tout était prêt en cette veille de transhumance. Les familles avaient, sous la direction des Chefs de groupes, soigneusement choisi et rangé dans des coffres, des paniers, des sacs ou de simples couvertures les effets personnels, les provisions de bouche, les semences et les outils agricoles. Les Anciens s’étaient, de plus, chargés de désigner les hommes qui resteraient au village – le plus délicat étant de s’assurer l’accord et le soutien des épouses – et d’organiser les équipes des relèves mensuelles. Bérol, Rikat et Chidrhal avaient la responsabilité des annales, ou du moins de leur copie, calligraphiée sur des parchemins roulés autour de bâtons de cèdre poli et rangés dans des coffrets, eux aussi en cèdre des Montagnes-Bleues. Ce bois rare et coûteux était réservé aux documents les plus précieux : chroniques, relations de mythes, précis de techniques artisanales, manuels de médecine, d’astronomie et autres sciences. Les originaux, dont les plus anciens avaient été gravés sur des plaques d’or, reposaient, à l’abri de toute corruption, en des coffres de pierre étanches, eux-mêmes enterrés dans un caveau tapissé de grosses pierres ; l’emplacement de ce caveau, connu du seul Chef des Anciens et de ses conseillers, avait été, de nombreuses générations auparavant, choisi avec soin : loin des habitations et loin des champs, à mi-hauteur d’une colline rocheuse ne présentant aucun intérêt économique ou stratégique pour un éventuel envahisseur. Les charrettes avaient été inspectées, leurs roues renforcées. Chaque artisan avait restauré, poli, aiguisé ses outils. On avait colmaté les fenêtres et garni de foin les greniers pour protéger les maisons de la neige et du froid. Les sonnailles des béliers étaient astiquées et l’on avait donné double ration aux ânes et aux mulets car la prochaine journée serait dure. Les chiens, après avoir trotté, flairé, accompagné de leur curiosité inquiète, tout au long du jour, les préparatifs des humains, dormaient déjà, exténués. Chez Chaline aussi, tout était prêt. La grotte était close et cadenassée ; ne restait que l’ânesse, que l’on détacherait le lendemain. Les bagages étaient rangés sous l’escalier extérieur, sauf les herbes qui devaient être préservées de l’humidité. Oringa, boudeuse, s’était retirée tôt ; ne souhaitant pas irriter à nouveau Chaline, elle s’était appliquée à la seconder dans le rangement minutieux de la grotte, avait préparé son sac personnel et, se privant de dîner, avait gagné sans mot dire le deuxième étage, où se trouvaient sa chambre et celle d’Atchéla, séparées par une petite pièce réservée à l’étude. Atchéla, pensive, rejoignit sa mère, assise à sa place favorite : une banquette de maçonnerie couverte d’une peau de mouton, sous la fenêtre ; le feu crépitait dans l’âtre. Les chiens dormaient contre la porte. Le temps des questions était venu. La tête posée contre l’épaule de sa mère, Atchéla ferma les yeux. Elle caressait de son index droit la large balafre qui, déchirant ses traits délicats de la tempe gauche jusqu’à la bouche, la défigurait. Chaline, dans le bienfaisant silence qui les unissait, observait, sous la douce lumière de la lampe à huile, le geste obstiné du doigt : il n’exprimait ni la colère, ni la douleur ni la tristesse ; simplement, il constatait, il acceptait, il assumait même, la cicatrice chéloïde déformant la lèvre supérieure. Atchéla était prête, elle attaquait directement. — Mère, j’ai des questions à te poser. Toi aussi, tu aimais un « Lointain » et tu l’aimes encore ; je t’ai vue pleurer devant l’arc suspendu dans ta chambre ! — Je ne peux que répondre oui ; mais je ne t’apprends rien : tes questions sont des affirmations ! Oui, j’aime encore Mouvrin comme au premier jour ; et si je parviens à consoler bien de mes patients, nul ne m’a jamais consolée de mon deuil. Crois-tu connaître l’amour ? reprit Chaline en mettant le plus de douceur possible dans sa voix. — Ah non ! c’est moi qui pose les questions. Pourquoi as-tu été aussi dure avec Oringa ? — Elle m’a déçue. Le grand Adhal tenait farouchement à ce que le sacré reste secret. Les temps changent, l’horizon s’assombrit, de grandes plaies vont s’abattre ; je n’en serai peut-être pas témoin mais il faut se préparer. Le jour approche où, de toutes parts, l’on criera vers consolateurs et guérisseurs. C’est pourquoi j’ai ouvert cette école, dès avant ta naissance… Atchéla l’interrompit avec fougue : — La charte de l’école ne correspond plus à notre époque, reconnais-le. Oringa et moi en avons souvent parlé ensemble. Que t’importe dès lors si le Lointain nous aide à transporter nos remèdes ? Tu devrais même être heureuse qu’il s’y intéresse ! — Atchéla ! Écoute-moi bien. Que ce savoir soit proposé à d’autres que la postérité d’Adhal ne signifie pas qu’il soit moins précieux ni qu’on doive moins le respecter. Seuls sont acceptés à l’école ceux qui sont prêts à sacrifier leur jeunesse à cette longue étude, prêts à supporter les fatigues de corps et d’esprit, les veilles au-dessus des textes, les cueillettes dans le froid de l’aube, les vapeurs âcres des décoctions brûlant les yeux, prêts à assimiler l’art subtil d’adapter recette ou remède à chaque cas, prêts surtout à n’utiliser leurs connaissances que pour le soulagement des souffrances. Les curieux, les inconstants, les égoïstes et les cupides n’ont rien à apprendre de moi. Entre leurs mains, le savoir, surtout incomplet, serait dénaturé, et par là dangereux. Alors, oui, en ce sens, tu peux dire, comme le grand Adhal ton aïeul, que le sacré doit rester secret, révélé seulement à ceux qui en sont dignes. — Je reste donc son héritière ? — Bien sûr, mon enfant ! En aurais-tu douté un seul instant ? Plus tu te montres digne de lui, plus tu seras son héritière. — Et Oringa ? demanda Atchéla d’une voix détimbrée. — Elle m’a déçue et elle m’inquiète ; peut-être me suis-je trompée sur elle ? Ce serait la première fois que j’aurais mal jugé d’un élève. Son intelligence est précoce, sa mémoire exceptionnelle ; elle était, à son arrivée, sincère et déterminée, et elle a beaucoup travaillé. Mais elle devient trop belle. — Trop belle ? s’exclame Atchéla. Peut-on être trop belle ? De toute façon, ce n’est qu’une fillette, à quatorze ans ! Et puis, quel rapport avec les études ? — Il faut être très fort pour supporter d’être très belle ; cernée par les regards des hommes, assiégée sans relâche par les désirs, une telle femme court le risque de ne plus s’estimer que par ces désirs, de ne plus exister que pour ces regards. Peu à peu, elle se détache de ce qui l’intéressait jusque-là, de ses ambitions, de ses efforts, de ses amitiés même et, ne se souciant plus que de sa magnifique coquille convoitée de tous, elle se vide de sa substance. — Oringa est mon amie ! — Non, tu es son amie, ce qui est bien différent. Mais tu n’as que seize ans. Garde en toi mes paroles ; un jour, elles te seront claires. Atchéla fut soudain saisie de sanglots. Tout le chagrin enfoui depuis son enfance débordait. Les spasmes qu’elle essayait de contenir enlaidissaient encore son visage. — Pourquoi, mère, pourquoi ? — Je ne sais pas, ma fille, je ne sais pas. Aucun onguent n’a pu rapprocher les bords de cette balafre ; et j’ai renoncé à tenter d’amincir le bourrelet de ta lèvre parce que chaque fois que mes remèdes parvenaient à le réduire, il finissait par se reformer, plus fibreux et douloureux. Sans aucun doute, la lame qui t’a blessée était enduite d’un poison, que je n’ai pu identifier. La seule chose que je sache, c’est que tu es précieuse, car tu as survécu : tu as une mission à remplir, qui m’est encore mal connue. Le Grand Lierre, l’Aigle de Mer et la Chouette Nordique me l’ont confirmé, mais je n’ai pas eu de vision. Ce sera à toi seule de trouver. — Cela, je le sais, je l’ai compris tout à l’heure, sur le plateau. Je serai toujours seule, mais tu viendras à la fin, comme dans mes rêves. — Tes rêves, dis-tu ? Tâche de les enserrer dans ta mémoire, ils te serviront de guide dans ta quête. — Je suis dans une caverne, je tiens une torche et je cherche la sortie mais je ne la trouve pas, je m’énerve, je me heurte aux parois, je me blesse, c’est quand la torche menace de s’éteindre dans ma main saignante que tu arrives. Ou alors, je vois une cage où est enfermé un oiselet. Chaline frémit à cette évocation. — Elle est si petite et si étroite, l’oiselet assoiffé si chétif que je me précipite pour le délivrer, mais je n’y parviens pas, je me déchire les mains, il va mourir, tu accours alors avec une clef. C’est étrange n’est-ce pas ? — Pour les Sages, tout est signe, et j’ai grand besoin de travailler à acquérir de la sagesse. Atchéla resta stupéfaite ; cette sereine humilité lui apparut plus admirable que toutes les connaissances et tous les dons de sa mère. — Ne crois-tu pas, reprit Chaline, qu’il serait temps d’aller nous reposer ? Une dure journée nous attend. — S’il te plaît, encore une question ! La dernière, je te le promets. Comment ai-je été blessée ? Tu ne me l’as pas dit clairement quand j’étais petite, et après je n’ai plus voulu en entendre parler. — C’était, comme tu le sais, lors d’une incursion des Voilés-du-Désert ; leur vrai nom est Gadiantons. Les chroniques rapportent que, du temps des rois, dans la capitale des Vallons Fertiles, un certain Gadianton, avide de pouvoir, avait séduit par ses belles paroles, et aussi par ses dons généreux, une partie du peuple, suscité une révolte et pris la place du roi légitime après l’avoir tué. Bien des années plus tard, il fut à son tour en butte à une rébellion. Vaincu, il se retira avec ses partisans dans le désert, où se forma le peuple qu’on appelle les Gadiantons, formé des descendants du premier groupe de fugitifs mais aussi de criminels échappés à la justice et d’aventuriers sans scrupules. On dit que ce peuple obéit à des lois impitoyables, qu’on y pratique des cérémonies barbares et que quiconque révèle quelque rite secret est supplicié. De loin en loin, pour se procurer les minerais, les étoffes, les esclaves dont ils ont besoin, ils font des incursions dans l’une ou l’autre des régions du Tarangat, en particulier dans la nôtre, la plus proche ; ils repartent chargés de butin, tandis que l’on pleure dans les villages en flammes. Nos gouverneurs avaient bien essayé de mettre fin à ces attaques mais les quelques patrouilles envoyées en exploration sont revenues bredouilles ou ont disparu dans le désert. Les seuls renseignements, parfois étranges, que nous avons sur eux ont été fournis par les rares transfuges, esclaves ou repentis, assez hardis pour tenter l’évasion et chanceux pour survivre au désert ; ils évoquent les coutumes féroces dont je t’ai parlé, mais aussi leur mépris de la mort et leur attachement farouche aux deux seules vertus qu’ils honorent, le courage et la loyauté. La plupart d’entre eux habitent d’étroits défilés rocheux, dans des demeures creusées sur toute la hauteur des parois. Lorsqu’ils quittent leurs rochers pour une razzia, ils tordent autour de leur tête un long voile sombre ne laissant apparaître que leurs yeux maquillés de noir.
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