Chapitre 2-1

2002 Words
Chapitre 2« Mère, mère, le Lointain est venu ! » Derrière Atchéla, sa jeune amie et condisciple Oringa-la-Blonde renchérit : — Sur un grand cheval noir au poil luisant comme celui de la loutre ! — Tiens donc ! Il n’a pas voulu s’écorcher les pieds sur nos sentiers ? — Que tu es moqueuse ! s’indigna Atchéla. Il a proposé son aide au Chef des Anciens, qui lui a confié une charrette. — L’année dernière, ajouta Oringa, il ne connaissait pas nos coutumes ; il était arrivé par la côte alors que nous étions déjà installés à Tavrac-Ohr. — Qu’est-ce qui peut bien l’intéresser dans notre région ? demanda Chaline avec, à l’adresse des deux jeunes filles, un regard dont, tout à leur enthousiasme, elles ne saisirent pas la malice. Et n’a-t-il pas un nom, ce lointain jeune homme ? — Son nom est rude à prononcer pour qui ne parle pas la langue du Peuple des Hautes-Herbes, répondit Atchéla. — Le Peuple des Hautes-Herbes, reprit Chaline, pensive, songeant à ces nomades dont le seul nom suscitait à la fois mépris et crainte chez leurs voisins agriculteurs des Vallons Fertiles. Vivant presque exclusivement de la chasse et de la pêche, ils déplaçaient au gré des saisons leurs villages de tentes en cuir. Quand approchait l’hiver, ils venaient aux Vallons troquer fourrures contre farine et tubercules. Le temps où Ceux-des-Hautes-Herbes pillaient les fermes frontalières était si lointain que plus personne ne songeait à craindre un raid de ces cavaliers hors pair. Mais une rumeur persistante – était-elle due à leurs déplacements rapides et silencieux, à leur volonté affichée de rester à l’écart des autres peuples du Tarangat ? – leur attribuait des pouvoirs mystérieux et redoutables, obtenus par la pratique de la magie. Chaline n’accordait aucun crédit à la rumeur mais ce garçon-là l’inquiétait. On ne pouvait jusqu’à présent rien lui reprocher, et c’est pourquoi les Anciens l’avaient reçu avec bienveillance. Cependant, Chaline éprouvait à son égard une sourde animosité qu’elle ne s’expliquait pas mais qui nourrissait au fond d’elle une anxiété grandissante. Ne voulant pas alarmer les jeunes filles, elle répéta d’un ton léger : — Le Peuple des Hautes-Herbes ! Cela explique ses voyages et sa connaissance des chevaux. Vous rappelez-vous comme il a entraîné nos jeunes gens, l’hiver dernier ? Cependant, je crois savoir qu’il est, malgré sa jeunesse, fort habile aussi en navigation. Oringa rit de bonheur à l’évocation de ces talents, mais Atchéla pâlit en ajoutant d’une voix sourde : — Il aime bien le surnom que je lui ai donné : « le Lointain ». Il y eut un silence, qu’Oringa brisa de sa voix flûtée : — Maîtresse, il nous a proposé de transporter sur sa charrette les provisions de simples, et les ustensiles. — Il n’en est pas question, répondit Chaline d’une voix sévère. Il ne manque pas dans le village d’autres objets et provisions, ni même d’animaux à transporter. — Mais vous nous avez souvent dit que l’art de guérir ne devait pas être gardé secret ; vous avez déjà eu beaucoup d’élèves, venus parfois de très loin. Pourquoi… — Oringa ! Cesse immédiatement tes insolences ! Depuis deux ans que tu es en apprentissage, aux côtés de ma fille, combien de fois vous ai-je répété les règles de notre école ? Combien de fois en as-tu récité la charte ? Les élèves sont tenus au secret. Seuls les Maîtres ont le pouvoir pour discerner et appeler les disciples. Entrer dans la Grotte-aux-Simples ou manier ce qui s’y trouve est interdit à toute personne étrangère à l’école, hormis les Chefs des Anciens de Tavrac. Serais-tu à ce point faible et influençable que dès qu’un beau garçon est dans les parages, tu oublies tes connaissances et tes promesses ? Tes parents m’avaient priée de t’accepter comme élève, m’assurant de ton vif désir d’apprendre et de ton sérieux. Et il est vrai que jusqu’à présent tu t’es appliquée. Mais sache – et cela je ne te le redirai pas – que si une seule fois encore tu fais preuve d’une telle légèreté et d’une telle insolence, indignes de la noble profession de guérisseuse, je te renverrai définitivement. Jamais Atchéla n’avait vu sa mère dans un tel état. Ses joues mates avaient blêmi ; ses yeux sombres, comme élargis, brillaient d’un éclat froid. Sa colère était d’autant plus impressionnante qu’elle était maîtrisée : la voix était basse et calme, la main posée sur le sac de cuir ne tremblait pas, et elle se tenait si droite qu’elle semblait très grande. Atchéla crut voir en elle ce grand-père mythique, si savant et si sévère, qui, serrant contre lui son épouse, s’était jeté du haut de la falaise pour découvrir l’Autre Rive. Chaline n’eut pas besoin de parler davantage ; les jeunes filles entrèrent en silence dans la grotte préparer les paniers et les pots. Ce que le village appelait « la Grotte-aux-Simples » occupait toute la largeur d’une inclusion de calcaire, étrange strate blanche dans cette montagne granitique. C’était une cavité naturelle que des mains humaines, en des temps éloignés, avaient agrandie et aménagée, sans doute à usage d’habitation, puisqu’elle comportait deux salles, mais les vieillards de Tavrac l’avaient toujours connue comme étable. Des fissures à peine perceptibles dans le plafond en voûte adoucie permettaient la circulation de l’air. Devant la large entrée, protégée par une avancée de rocher formant un auvent naturel, s’étendait un petit plateau, bordé d’un muret de pierres sèches derrière lequel s’ouvrait en précipice une étroite vallée, si profonde que l’on voyait à peine le torrent qui y bondissait. Lorsque Chaline était revenue seule de la Grande Falaise, elle avait désiré acquérir ce lieu, isolé en contrebas du village, d’abord pour lui servir de retraite puis, lorsqu’elle en avait constaté les avantages pratiques, d’atelier. Elle avait attendu son heure, dans la maison de son enfance, et n’avait pas tardé à s’attirer l’affection des habitants du village, qui répandaient sa renommée dans toute la région : on venait parfois de très loin faire appel à sa science. Lorsque le vieux berger solitaire possesseur de la grotte était arrivé à ses derniers jours, il avait, en présence du Conseil des Anciens, déclaré Chaline son héritière, de sorte qu’elle s’était retrouvée maîtresse non seulement de la grotte mais aussi d’une demi-douzaine de brebis, d’un couple de chiens et d’une ânesse, à la grande joie d’Atchéla, enfant solitaire et mélancolique. La salle du fond, à la fois sombre et aérée, était parfaite pour faire sécher les herbes et conserver huiles et potions. Dans la grande salle du devant, Chaline avait aussi fait placer nombre d’étagères, plusieurs tables et tabourets, et un brasero ; une armoire abritait les documents écrits ; dans les râteliers, des provisions de bois à côté de la paille et du foin pour l’ânesse. Elle avait conservé en l’état la chambrette du berger : derrière un rideau de chanvre, un simple cadre de bois empli de paille, une peau de chèvre au sol, deux crocs au mur et un tabouret pour la chandelle. Une épaisse porte de bois, dont le bord supérieur était moins haut que la voûte de la largeur de trois mains d’homme, de façon à laisser passer l’air et la lumière, protégeait la grotte en l’absence de Chaline. Elle avait donné les brebis à ses voisins les plus démunis. L’ânesse, qu’elle appelait tout simplement Toi-l’Ânesse, avait à sa disposition tout le plateau et pouvait s’abriter dans la cabane de bois que le berger lui avait bâtie à l’extrémité de l’auvent. Quant aux chiens, de grandes bêtes au poil roussâtre, à qui leurs oreilles pendantes donnaient un air bonasse, ils suivaient Chaline partout ; c’étaient en fait de redoutables gardiens, fidèles, silencieux et rapides, toujours aux aguets même dans leur sommeil. Le berger les nommait Koursinou et Koursina. En souvenir d’eux, amis fidèles et consolateurs compréhensifs, elle eut à cœur, tout au long de sa vie, d’avoir auprès d’elle un couple de chiens, à qui elle ne donna jamais que les noms de Koursinou et Koursina. Les hommes de Tavrac ne s’étaient pas fait prier pour aménager la grotte et ses alentours, chacun espérant que le sourire reconnaissant de la belle Chaline avait pour lui un sens particulier ; espoir vain. Chaline alla s’accouder au muret. Sa colère s’était muée en une tristesse inquiète. Les chiens, sentant son trouble, s’étaient allongés à ses pieds. Elle baissa les yeux vers la pente abrupte où s’enchevêtraient les genévriers aux fortes racines et les bruyères arborescentes ; plus bas, arrosées par les embruns du torrent, prospéraient des fougères géantes dont les feuilles retombant en larges courbes masquaient en partie l’eau bondissante. Face à elle, l’autre versant, une paroi rocheuse presque verticale, semblait noir. Profitant de menues aspérités et de petits creux, quelques végétaux s’obstinaient à pousser, en particulier un grand lierre, à mi-hauteur, dont les racines semblaient s’enfoncer dans une cavité ombreuse. Il devait être très vieux. Agrippé à la paroi de toute la force de ses crampons, il avait développé une épaisse ramure, qui abritait chaque été une colonie de passereaux friands de ses fruits. Lorsque Chaline était triste, lorsqu’elle n’avait pu assez atténuer la souffrance, lorsqu’elle avait délivré une femme d’un enfant mort-né, lorsqu’elle se remémorait son bref bonheur avec Mouvrin-le-Muet, elle venait s’accouder là, en face du lierre, et le contemplait longuement : peu à peu, la puissance de vie émanant de la plante irradiait jusqu’à elle et lui rendait sa force paisible. Un grognement de Koursinou la prévint : — Paix, mon chien, paix ! Je sais comme toi que la personne qui arrive n’est pas hostile, murmura-t-elle sans se retourner. Une main se posa sur son bras. C’était Bérol, le Chef des Anciens, dont il n’était pas le plus âgé mais le plus réfléchi et le plus perspicace ; son autorité était unanimement reconnue, même si d’aucuns grinçaient des dents lorsque ses décisions, lors de litiges, donnaient à entendre qu’il avait percé à jour cupidités sournoises ou tentatives de fraude. — J’ai senti que tu avais besoin d’aide ; mais, à vrai dire, je pensais à une aide plus matérielle. Il s’accouda à côté d’elle, et regarda le lierre : — Il te donne de sa force, n’est-ce pas ? Quelle tristesse t’a donc affaiblie ? Il te faut au plus tôt retrouver ton énergie, Chaline ; tu nous es indispensable. — La Transhumance doit être menée à bien, et elle le sera. — Certes, mais ce n’est pas là le plus important. Les nuées s’accumulent au-dessus de nous, grosses d’orages destructeurs ; il est grand temps de nous préparer. — N’est-ce pas ce que j’ai commencé à faire en fondant cette école ? Le grand Adhal tenait secret son trésor de savoir. J’ai voulu le confier à ceux qui avaient le désir et la capacité de recevoir ce dépôt sacré pour le faire fructifier. — Et tu as bien fait. Il se diffuse comme se diffusent dans l’organisme du malade les bienfaits du remède que tu leur administres. Cependant, je faisais allusion à autre chose. Chaline se tourna vers lui, stupéfaite. — Tu sais donc ? — Oui, depuis longtemps. Ainsi que Rikat et Chidrhal, ceux que j’ai choisis pour conseillers. Je n’ai pas une confiance absolue dans les autres Anciens ; même le Conseil est traversé par des forces mauvaises. — Le temps annoncé par la Prophétie approche, et pourtant rien n’est prêt. Atchéla apprend vite mais elle n’est pas différente de la plupart de ceux que j’ai formés ; et puis, elle n’a pas le Don. Ô, ma fille tendrement aimée, ce n’est pas toi l’Élue. Des larmes perlèrent sous les longs cils noirs de Chaline. — Aie confiance. Tu fais ce que tu dois. Et ce qui doit être s’accomplira. — Mais comment ? Comment ? murmura Chaline. Le vieux berger a confirmé la Prophétie, avant de rendre le dernier soupir. De sa main calleuse appuyée sur ma nuque, il a abaissé ma tête vers son visage et m’a murmuré à l’oreille : « Ton Petit Oiseau descendra l’Escalier de l’Ombre ; voyant plus loin que la Chouette, volant plus haut que l’Aigle… » Elle s’interrompit. — Oui ? demanda Bérol. — C’est tout. Il n’a pas eu le temps d’achever, il est mort en souriant. Ce sourire me hante et me console. Car je tremble : j’ai de mauvais rêves, Bérol, où je vois mon enfant descendant vers la mort. — La Prophétie dit : « la Chouette enfantera le Moineau, le Chétif renversera le Mauvais, la Puissance de Vie brillera dans la poussière. » Chaline resta silencieuse. Bérol, la voyant regarder fixement le lierre, tourna ses yeux vers l’épais feuillage : une brise s’était levée qui le faisait onduler le long de la paroi. Les branches flexibles se dirigèrent peu à peu vers Chaline, et ce n’étaient plus des branches mais des bras ; les feuilles se tournaient et retournaient, et ce n’étaient plus des feuilles mais des doigts ; les baies noires disposées en grappes brillaient par éclats brusques, et ce n’étaient plus des baies mais des yeux. Les lèvres de Chaline se mouvaient sans émettre un son, tandis que les émotions se succédaient sur son visage. Le vent tomba, le lierre reprit son aspect habituel. C’est Chaline qui posa alors sa main sur le bras de Bérol, lui adressant un sourire pacifié. — Ne crains rien. — Il t’a parlé, n’est-ce pas ? — Oui, il m’a parlé : la Douleur frappe à ma porte, accompagnée de la Force ; mais je peux te rassurer. Le Grand Lierre m’a promis qu’il protégerait mon Petit Oiseau, et que le Mauvais ne réussirait pas à s’emparer de la Puissance de Vie.
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