Chapitre 1« Mère, mère ! s’écria Atchéla, le Lointain est venu ! »
La jeune fille arrivait en courant par le sentier herbu qui menait à la Grotte-aux-Simples. Chaline, attentive à son ouvrage, leva les yeux et sourit, sans détacher ses doigts du nœud habile fermant le sac de cuir où elle avait rangé recettes, notes et formules. Méthodique et prudente, à son habitude, elle ne laissait rien de son savoir derrière elle lors de la Transhumance d’hiver. Pourtant, elle était respectée de tous, à Tavrac ; non seulement respectée mais aimée. Elle avait mené une jeunesse studieuse et sage auprès de ses parents. Son père, le savant Adhal, lui avait conté l’histoire de leur peuple, les Migrants-de-la-Falaise1, et la légende de Tavrac-Homat, le fondateur de leur village ; devant le vif intérêt manifesté par sa fille, Adhal avait décidé de l’instruire comme il avait commencé d’instruire ses fils Gamhal et Édhat, partis prématurément pour ne jamais revenir. Gamhal, fier et ardent, était mort au combat lors de la dernière attaque des Gadiantons ; son jeune frère avait alors décidé de tout abandonner et pris la route. Quelques années plus tard, le fournisseur attitré d’Adhal en objets de cuir et parchemins – un commerçant itinérant du peuple layou – lui avait assuré avoir reconnu Édhat parmi les amis de Hagoth.
— Les amis de Hagoth ? Qu’est-ce là ? Je n’ai jamais entendu parler de ce peuple.
— Ce n’est pas un peuple mais un groupe d’amis, issus de divers peuples, qui ont décidé de chercher l’Autre Rive.
Plusieurs dizaines d’hommes, avec femmes et enfants, sont partis sur un fort bateau gouverné par Hagoth, avec le ferme espoir de découvrir, à tout le moins, les Îles de la Mer. Nous n’en n’avons plus jamais entendu parler, et chacun pense qu’ils se sont noyés dans les profondeurs.
Alors, Adhal avait entrepris de transmettre son trésor à Chaline : il lui avait enjoint d’enserrer dans sa mémoire les mythes fondateurs des divers peuples qui formaient, avec le leur, la population du Tarangat (le « Continent choisi ») ; il l’avait emmenée observer les constellations, il lui avait appris à s’orienter de nuit comme de jour, par tous les temps ; il lui avait enseigné, enfin, ce qui avait fait sa plus haute réputation : l’art de la guérison, par les herbes et les feuilles, par les racines, les fleurs et les écorces, comment les reconnaître, les cueillir ou les détacher, les préparer, les doser, les administrer. Sérieuse, appliquée, elle avait pris à cœur cette immense tâche et s’y était immergée, son intérêt croissant avec ses connaissances. Mais lorsque sa mère, Mara-l’Accoucheuse, se mettait à chanter de sa voix souple et aiguë, l’irruption de la douceur lui était douloureuse. « Tu ne vois donc pas que tu la fatigues ? », cria brutalement Adhal, un jour qu’ils calculaient ensemble la dose exacte de jus toxique à ajouter à une potion ; Mara, assise sur le seuil, continuait de chanter. « Laisse, père. Elle est heureuse lorsqu’elle chante… Et puis, j’apprendrai aussi d’elle », avait-elle ajouté d’un ton ferme en regardant son père dans les yeux avant de se concentrer à nouveau sur ses dosages. Adhal, sans répondre, se dirigea à pas lents vers la porte ouverte au soleil de l’après-midi. Surprise par le silence de son père, Chaline releva la tête : debout dans l’embrasure, il caressait doucement les cheveux de Mara. Soudain, il se raidit, serra les poings et revint vers sa fille.
De ce jour, Chaline avait, le plus souvent possible, accompagné sa mère auprès des parturientes, l’aidant de son art dans les cas difficiles ; elle avait patiemment, et scrupuleusement, noté sur un registre spécial toutes les chansons, parfois fort anciennes, que chantait sa mère, non seulement les paroles mais aussi le rythme, la hauteur, les intonations. Elle avait aussi suivi en cachette Mara lors de ses errances dans la campagne, lorsque le souvenir de ses fils perdus la submergeait d’une douleur que seul le chant de l’oiseau apaisait ; plus d’une fois Chaline, cachée derrière buisson ou arbuste, avait assisté à cette scène étrange : sa mère, assise au pied d’un arbre, entourée d’oiseaux – certains jusque sur sa robe ou son épaule – et imitant leurs cris et leurs trilles, comme dialoguant avec eux. Puis, avec aux lèvres un doux sourire égaré, elle se relevait, rassemblait les plis de sa robe dans un bruissement d’ailes et revenait tranquillement, escortée de pépiements ; il n’était pas rare qu’une mésange, un merle, un bouvreuil l’accompagne jusqu’à la maison en voletant.
Peu à peu, la renommée de Chaline croissait, jusqu’à égaler celle du grand Adhal, qui lui avait confié l’une après l’autre ses responsabilités à mesure qu’elle acquérait le savoir, faisant d’elle son assistante puis sa remplaçante, jusqu’au jour où il l’estima prête. Depuis plusieurs semaines, il devenait taciturne, son beau visage sévère s’assombrissait, il s’esquivait la nuit en soliloquant sans que Chaline pût saisir d’autres mots que les noms de ses frères, parfois le sien ou celui de sa mère et, répétés en litanie : « Le Grand Savoir… l’Autre Rive… » Chaline en était aussi agacée qu’inquiète.
Les années passées avaient été consacrées au long et dur apprentissage. Elle n’avait pu lier d’amitié durable avec quiconque ; seuls les regards des hommes, partout où elle était allée, lui avaient appris sa beauté, mais le courroux silencieux d’Adhal avait vite découragé les quelques audacieux tentant de s’approcher d’elle. Puis, à mesure que sa science s’étendait, le respect, voire la crainte avaient éteint les désirs que jusque-là elle sentait frémir autour d’elle.
— Père, s’était-elle écriée dans un moment de révolte, pourquoi ne puis-je aller à la fête des arbres en fleurs, jouer et danser sur l’herbe avec les autres ?
— Ces plaisirs ne sont pas pour toi, ma fille. Le temps nous est compté. Tu as encore tant à apprendre, tant à pratiquer ! Tu es aussi douée que l’étaient Gamhal et même Édhat, mais tu n’as pas leur vivacité ; ton esprit est méthodique, ta mémoire rétive, il te faudra de longues années encore pour devenir Maîtresse des Guérisons, d’autant plus que tu as tenu à succéder aussi à ta mère.
— Ne pourrais-je être un peu, de temps en temps, comme tout le monde ?
— Tu es au-dessus du commun, Chaline, et ton appel aussi. Cela implique des sacrifices, je le sais, mais pour quelle grandeur ! Et, je te l’assure, pour quelle joie aussi !
— Je ne vous ai pourtant guère vu joyeux !
— Tu es bien insolente ! Mais je te répondrai : c’est une joie intérieure, violente et furtive, quand la connaissance t’emplit comme un lac emplit son creux ; une joie fière quand on t’implore de venir soigner un malade ou un blessé ; une joie émue quand tu mets en branle la guérison ; une joie terne quand ta science, impuissante devant le mal, a cependant réussi à apaiser le mourant, qui soulève les paupières pour t’adresser un dernier regard reconnaissant. Et puis, tu ne m’as pas connu jeune. Tu étais encore enfant lorsque tes frères ont disparu. Sache – et de cela je ne reparlerai jamais plus – que depuis ces jours maudits où la tristesse s’est abattue sur moi comme l’aigle, ses serres aujourd’hui encore trouant mon cœur, mes jours et mes nuits ont été amères, et je n’ai plus jamais souri, pas même à Mara, ajouta-t-il d’une voix soudain assourdie.
Ce changement brusque de timbre révéla à Chaline la tendresse qu’il éprouvait pour la fiancée de sa jeunesse et combien il souffrait de lui imposer une si dure solitude : après le départ de ses fils, à la tristesse inguérissable de Mara s’était ajouté le chagrin sombre de son mari qui, de plus, se consacrait entièrement à leur fille. Chaline se rappela soudain les étranges et effrayantes paroles qu’elle avait entendues, une nuit d’insomnie, alors que ses parents devisaient dans la salle basse.
— Faut-il vraiment en passer par là ? demandait Mara d’une voix rauque.
— Tu le sais bien.
— N’y a-t-il pas d’autre chemin ?
— Il n’y a pas d’autre chemin.
— Resteras-tu mien ?
— Je resterai tien. Pourquoi les Puissances Numinales n’ont-elles pas suscité au moins un autre Maître des Guérisons, qui aurait pris la main de notre Chaline et aurait fait d’elle celle qu’elle doit devenir ? Je ne sais. Pourquoi dois-je lui imposer l’ultime initiation dans l’obscurité et la peur ? Je ne sais. Mais je sais que je suis contraint à l’acte innommable. Et dès lors, je ne supporterai plus la lumière.
— Ne crains pas ; nous volerons ensemble vers l’Autre Rive.
La voix autoritaire d’Adhal ramena brusquement Chaline à la réalité présente. « Ne demande plus à être comme les autres. Le souhaiter, c’est déjà déchoir. » Chaline avait enfermé en elle ces paroles qui lui sautèrent à la mémoire le soir où son père déclara d’une voix forte, en présence de Mara : « Chaline, fille et héritière de Mara-l’Accoucheuse, fille et héritière du grand Adhal, Maître des Guérisons, tu as acquis, à grand effort et grande persévérance, savoirs et sagesse. Tu es prête à recevoir l’ultime enseignement avant de me succéder. » Il garda un moment de silence. Chaline sentait son cœur battre à grands coups ; la solennité de cet instant l’impressionnait, mais aussi et surtout l’imminence d’un mystère. Adhal avait revêtu une tenue qu’elle ne lui avait jamais vue, conservée dans le coffre de cèdre odorant où reposaient aussi les formules les plus précieuses, calligraphiées de sa main sur des parchemins : une tunique et un pantalon court de lin immaculé, une ceinture et des sandales de cuir brun et un pectoral, lui aussi de cuir, orné en son centre d’une grosse opale. Il avait coupé ses cheveux et rasé sa barbe, ce qui le faisait paraître bien plus jeune. S’avançant résolument vers Mara, il posa ses mains puissantes sur les épaules de sa femme. Ses lèvres s’entrouvrirent mais ne formèrent aucun son ; immobile, il l’étreignait du regard.
Mara, debout, muette, serrait convulsivement les plis de sa robe fauve. Dans son visage soudain très pâle, ses yeux brillaient comme des micas ; les dernières flammèches voletant au-dessus des braises du soir s’y reflétaient par brusques éclats. On entendit alors l’appel grave et monotone de la chouette qui, depuis quelques nuits, se perchait dans le bosquet voisin. Adhal, d’une voix plus forte et d’un ton impérieux, lança : « Suis-moi dans la nuit, Chaline-la-presque-initiée ! Et, seule, tu connaîtras l’aube ! » Il leur tourna le dos et sortit à grands pas. Chaline éprouva l’ardent désir de comprendre cette promesse énigmatique et sourit au mystère qui allait couronner sa formation. Mais une angoisse l’étreignit devant le silence figé de sa mère. En un doux geste maternel, elle posa l’index sur la joue de Mara, traça sur ses lèvres serrées la courbe du sourire absent et sortit à son tour. Un cri d’effroi s’étrangla dans sa gorge : effleurant ses cheveux dans son vol puissant, la chouette vint se poser sur l’auvent. C’était une chouette du Nord, un énorme oiseau à l’envergure impressionnante, redoutée même des loups et des ours, sans parler des rares hommes se hasardant au profond des forêts ; s’ils avaient la malchance de passer dans les environs de sa nichée, elle n’hésitait pas à fondre sur eux, serres en avant et ailes raidies. Il était rare que ces oiseaux quittent les sapinières ou les hêtraies des Montagnes-Bleues, et jamais personne n’en avait vu s’approcher d’une demeure d’homme. Chaline, se retournant instinctivement vers sa mère, distingua sa silhouette dans l’embrasure de la porte. Juste au-dessus de sa tête, la chouette, immobile, poussa un hululement au timbre presque humain.
« Suis-moi dans la nuit ! », répéta la voix d’Adhal, plus lointaine. Chaline fit un léger signe de la main à Mara et repartit. Un rayon de lune fit soudain briller l’opale du pectoral : « Il est tourné vers moi, il m’attend ; je dois aller jusqu’au bout et franchir la nuit. » Elle se hâta vers le bosquet et fut absorbée par les ténèbres. Alors Mara élargit ses yeux toujours plus brillants, éleva lentement les bras vers la lune, libérant ainsi les ondulations de sa robe fauve, et prit sa course en hululant.
Quand les lueurs de l’aube commencèrent d’adoucir l’obscurité, Chaline parvint enfin à la mer ; exténuée, elle s’adossa à l’un des blocs de granit gris surplombant la côte rocheuse. Elle ne savait plus depuis combien de temps elle courait ; son cœur cognait si fort dans sa poitrine qu’il lui semblait l’entendre, ses cuisses tétanisées étaient secouées de spasmes, des gouttes de sueur coulant de son front lui brûlaient les yeux ; ses pieds endoloris, ses chevilles enflées ne la portaient plus qu’à peine. La brise de l’aube, refroidissant sa robe imprégnée de sueur, la fit brusquement frissonner. Après l’avoir entraînée par les sentiers tortueux de la nuit, après qu’elle eut poussé le grand cri de l’Éveil, Adhal l’avait abandonnée ; elle s’était retrouvée seule au fond d’un hallier, en une forêt inconnue. Alors, éperdue, elle l’avait cherché. Sans aucun repère familier, elle avait mis en œuvre tout ce qu’elle avait appris ; se guidant aux étoiles lorsque les épais nuages courant dans le ciel les découvraient, tâtant les troncs pour repérer le côté où s’accrochait le lichen, suivant les cours de maigres ruisseaux se perdant dans la mousse, guettant le moindre souffle, le plus lointain cri d’animal, le plus infime bruissement, elle s’était orientée vers la mer. Au début, elle hésitait, revenait sur ses pas, se heurtait à des buissons, trébuchait sur des racines, s’écroulait dans une fondrière ; peu à peu, sa direction devenait plus sûre, sa perception plus fine, sa vue plus perçante. Plus besoin de chercher ni de raisonner ; ses sens exaltés la guidaient : elle se faufilait entre les vibrations émises par les troncs, humait l’eau traîtresse de lointains bas-fonds, entendait le souffle de l’ours assoupi dans sa tanière. Elle entrait en symbiose avec la nature : arbre avec les arbres, souffle dans le vent, haleine parmi la faune de l’ombre. La course s’accélérait, sa colère montait. Elle était la chauve-souris fonçant entre les ramures, le chat sauvage franchissant d’un bond l’ornière fangeuse, l’effraie aux cernes blancs trouant l’obscurité en silence. La colère montait. Ses connaissances désormais en elle, c’était Adhal qui les lui avait rudement et longuement inculquées ; ce pouvoir en elle, c’était Adhal entré en son tréfonds ; cette plénitude qui l’élevait au-dessus de la terre, c’était Adhal qui continuait de la posséder.
Redevenue humaine, livrée à la fatigue et à la souffrance, elle reprit péniblement son souffle, s’approcha en titubant du bord de la falaise. Prolongeant vers le ciel la haute paroi grise, des pitons se dressaient au-dessus du sol caillouteux où ne poussaient que quelques chardons ras aux fleurs d’un jaune pâle. De hauteur et d’épaisseur variables, lisses, striés, grêlés, parfois si proches que seuls lézards et mulots pouvaient se faufiler entre eux, parfois reliés en arche par leur sommet, ils formaient une sorte de rempart au-dessus de l’abîme mouvant, comme les vestiges archaïques d’une architecture de géants. Menée par une certitude implacable, Chaline se dirigea vers une de ces arches, la seule qui ne s’ouvrît pas directement sur la mer ; passant sous l’épaisse voûte, elle se retrouva sur un promontoire découvert et venteux d’où elle avait vue, de part et d’autre, sur l’immense falaise qui avait donné son nom à son peuple. Le long mur de granit bordait l’eau, ici haut et vertical, là-bas en pente abrupte, en d’autres points s’abaissant jusqu’à disparaître pour laisser place à une plage de galets, à une crique, à une embouchure de rivière, puis reprenant de la hauteur. De loin en loin, les vagues s’étaient acharnées contre la roche, y avaient creusé des grottes plus ou moins profondes. Vers l’est, à distance d’un jet de flèche, la falaise s’était écroulée sur l’une de ces grottes, au plafond trop aminci ; l’éboulement devait être très récent car les blocs amoncelés portaient encore des arêtes vives ; le monstrueux chaos était hérissé d’éclats disséminés qui se dressaient en aiguilles, jusqu’à fleur d’eau. Le jour émergeait difficilement d’un flot de nuages encore mêlés à la ligne indécise des eaux grises. Le vent forcissait ; les vagues se fracassaient à grand bruit contre la pierre, jaillissant en gerbes toujours plus hautes d’une écume toujours plus épaisse.
Soudain, elle le vit. Juste au-dessus de l’éboulement. Il lui tournait le dos, progressant lentement vers l’est. Elle en resta stupéfaite. Que faisait-il là ? Pourquoi prenait-il le risque de s’aventurer sur l’extrême bord du mur que les embruns commençaient de rendre glissant ? Elle le connaissait bien, mieux même qu’elle n’aurait voulu ; chacun des actes du grand Adhal était voulu et préparé. Les yeux fixés sur lui, elle suivait anxieusement ses moindres mouvements, sans même remarquer que sa colère avait fui. Et elle comprit : il avait prévu de sauter dans le v*****t tourbillon qui tournoyait naguère sous la grotte et, aspiré par les profondeurs, de rejoindre ainsi ses fils sur l’Autre Rive. Le récent éboulement l’obligeait à aller plus loin, ce qu’il avait entrepris de faire, posément. Autant, lorsqu’il l’avait appelée, la veille, à le suivre dans la nuit, imberbe, dans sa tenue de coureur des montagnes, il avait l’air d’un jeune homme, autant il paraissait maintenant vieux, dans ses gestes lents et quasi maladroits pour dépasser le dernier rocher.
« Père ! » supplia-t-elle, mais ce n’était qu’un appel de son esprit ; sa bouche était restée muette, elle savait qu’il avait raison, qu’il devait partir définitivement ; mais pourquoi de cette façon ? N’aurait-il pu aller s’établir au-delà de la Falaise, exercer ses précieux talents chez quelque autre peuple du Tarangat ? Adhal ne connaissait pas les demi-mesures ; implacablement exigeant avec lui-même comme avec les autres, il tenait le repos pour un relâchement, la douceur pour une faiblesse, le doute pour une lâcheté, la diplomatie pour une trahison, le compromis pour une compromission. Son idéal d’inflexible rigueur avait suscité à son égard l’admiration et la confiance mais non l’amitié, encore moins la tendresse. Sa compagne quotidienne avait été la solitude.
La silhouette d’Adhal s’immobilisa, dressée contre l’horizon gris que l’aurore commençait de rosir. Il sauterait là, dans l’une des vagues se précipitant vers la falaise avec une obstination de taureau. Malgré le vent, il commença de lever les bras vers les nuages, très lentement, pour ne pas perdre l’équilibre et tomber dans l’eau avant l’instant prévu. C’est alors que retentit, tout près, inattendu, le hululement d’alerte de la grande chouette. Chaline sursauta si fort qu’elle en trébucha ; elle resta accroupie, agrippée aux épais chardons sans même ressentir la douleur dans ses paumes saignantes, et regarda. Elle eut le temps de voir le visage apaisé de son père, souriant à l’oiseau qui arrivait à tire-d’aile de la forêt. Mais à peine avait-il tourné la tête que son pied glissa : il tomba en arrière, sans un cri, les bras tendus vers la chouette. Son corps rebondit de rocher en rocher, plus sanglant à chaque chute. Il semblait à Chaline épouvantée que chaque bloc écroulé était un être vivant projetant vers son voisin le corps désarticulé comme dans un jeu monstrueux. La chouette tournoyait en hurlant, dans le fracas des vagues, au-dessus de l’éboulis, jusqu’au moment où Adhal s’empala, face vers le ciel, sur une aiguille de granit qui surgissait de l’eau. Alors elle se tut et descendit en planant ; ses larges pupilles fixées sur Adhal, elle ne vit pas la vague énorme qui accourait du large ; une muraille d’eau mugissante rabattit l’oiseau sur l’aiguille, qui le troua de part en part. Lorsque la lame reflua, Chaline vit, dans l’étrange silence produit par une soudaine saute de vent, qu’elle emportait Adhal et Mara réunis en un enlacement sanglant par l’aiguille de pierre qui leur transperçait le cœur ; au ciel, l’aurore se mit à saigner.
Chaline était désormais seule. Tournant résolument le dos à la mer, elle rampa vers la terre ferme et s’assit contre un des larges pitons de l’arche ; abritée par l’épaisseur de la pierre, elle était moins assourdie par le bruit, d’autant que les vagues avaient faibli avec le vent. En un geste de recueillement, elle croisa les mains sur sa poitrine. Alors seulement elle s’aperçut qu’elle portait le pectoral d’Adhal. Il avait passé le lacet de cuir autour de son cou lorsqu’elle était encore hagarde, au fond du hallier. Avec précaution, pour ne pas tacher le cuir avec la terre et le sang maculant ses paumes, elle caressa du bout des doigts l’opale, dont le contact lui rendait le calme, effleura le cadre de cuir brun souple, plus épais en sa partie arrière, contre la poitrine : il s’y trouvait une poche secrète protégée par un long rabat.
L’aventure d’Adhal et Mara était achevée, du moins sur cette rive ; la sienne entamait une nouvelle étape. Elle se leva, marcha jusqu’à trouver, au pied d’un talus, de grosses flaques égayées par les fleurs roses de quelques pieds de saponaire. Elle s’y lava longuement les mains, les sécha sur sa robe déchirée et ôta le parchemin, couvert d’une écriture qu’elle reconnut avec émotion : « Je t’ai donné toutes mes puissances ; il ne me reste que l’Autre Rive. Prends soin de la Chouette blessée, qui t’a donné toute sa puissance. » Chaline replia lentement le message, l’enserra dans le pectoral qu’elle pendit à son cou. Il lui faudrait prendre le temps de méditer sur ces événements, de remettre en ordre ses émotions. Maintenant, elle devait rejoindre la demeure du grand Adhal : Maîtresse des Naissances, elle devait y rallumer le feu. Et cela sans tarder. Alors, elle écarta les plis de sa robe, leva lentement les bras en croix et, fixant l’horizon de ses yeux élargis, prit son envol vers le soleil levant.
1. [Retour au texte] – Voir le lexique des noms propres.