Chapitre 1

2523 Words
Chapitre 1 En terrain ennemi Dans son coin de laboratoire, un peu en retrait et à l’abri derrière une cloison de bionite opalescente, la sciolaëben, sans cesser de penser au personnage princier, passa prymm-amh à établir une liste méthodique et exhaustive des éléments à sa disposition, de ceux qu’elle considérait comme parfaitement inexploitables avec ses connaissances actuelles, puis une autre des éventuels dispositifs et ustensiles manquants. Elle les réclamerait à Etanh afin qu’il les leur procure lorsqu’il viendrait les rejoindre, à bord du vaisseau, à moins que le Plutarque ne renferme dans ses cales ce qui lui faisait défaut en termes de matériaux ou bien que ceux de ce laëbanh, totalement hermétiques aujourd’hui, ne lui révèlent leur contenu, leurs actions, leurs propriétés. Le prince avait assuré lui laisser toute latitude à ce sujet. Kathleen songea à son compagnon de recherches ; Etanh devait être mortifié de son départ, voire exaspéré ; il devait considérer celui-ci certainement comme un abandon de sa part. Mais il se calmerait. Leur binôme ayant toujours bien fonctionné, elle était convaincue qu’il la rejoindrait rapidement. Sa présence au cœur du vaisseau apporterait du baume à la jeune femme pour qui vivre en terrain « ennemi » ne faciliterait pas les choses. Vers sen, on vint lui servir un en-cas qu’elle avala sur le pouce avant de s’installer méticuleusement, sachant qu’elle travaillerait là quelques dynns, voire plus longtemps. Enfilant une blouse par-dessus ses vêtements protecteurs, Kathleen commença par effectuer quelques banales manipulations de produits chimiques et de réactifs. Certains de ceux-là lui étaient inconnus ; il lui faudrait les apprivoiser. Par instants, son intérêt s’enflammait au-delà de sa réserve naturelle ; il y avait tant et tant à explorer ! Elle dut exercer quelques efforts sur elle-même avant de pouvoir finalement quitter son coin de laëbanh, volontairement à l’écart, dans l’intention de nouer plus ample connaissance avec les membres de l’équipe. Bienveillants, ces derniers lui apprirent à se servir de matériel avec lesquels elle n’était pas accoutumée ou n’entrevoyait que partiellement l’utilité. Pour un chercheur comme elle, tout ce perfectionnisme représentait une véritable aubaine, une manne inépuisable. Les éclaircissements apportés quant à la finalité de chaque instrument lui faisaient venir des exclamations spontanées. Les heures standards s’écoulèrent sans qu’elle s’en rende vraiment compte. Tout la passionnait. Il n’était pas loin de desen, selon le temps local sur le Plutarque, lorsqu’elle se décida à quitter le laëbanh pour se rendre dans le logïi qui lui était dorénavant réservé. Sous la douche, elle se frotta vigoureusement afin de se débarrasser des odeurs abominables des acides gras et autres substances qui s’étaient accrochés à ses vêtements et à sa peau. Indéniables désagréments d’un sciolaëben avec lesquels elle était familiarisée depuis des lustres. Dans la vasque de la douche, en forme de coquillage géant où elle aurait tenu tout en longueur, elle se laissa malmener par les jets d’eau qui, dès son entrée, s’étaient mis à fonctionner dans un glougloutement de geyser résurgent pour se prolonger par le déferlement de la marée. Les vagues d’un océan illusoire l’aspergèrent tout entière. Les sons en étaient accrus par les mugissements réels d’un mécanisme musical intégré dans les cloisons. La jeune femme fit entendre un rire de ravissement avant de finir par s’essuyer frénétiquement et ressortir ; ses longs cheveux encore mouillés lui atteignaient plus bas que la taille ; ils sécheraient naturellement. Assise dans un fauteuil devant son superbe bureau, sculpté dans un bois ouvragé qui en laissait apparaître les nœuds magnifiques, la médiatrice décida de contacter son assistante à l’Agence bien que leur dernière entrevue eût été un brin affligeante. Kathleen n’avait apprécié ni son attitude ni ses répliques déplacées en ce qui concernait le prince xénobian. À dire vrai, la jeune femme commençait à se méfier de celle dont elle avait encouragé la candidature à une certaine époque. – Kathleen ? Où te terres-tu ? Si tu voyais ici le branle-bas de combat indescriptible ! – Hello, Prisleë. Je ne puis te donner de détails, mais je vais bien ; je suis sous la protection du souverain d’Althaïe. Écoute, je te raconterai plus tard. Pourrais-tu me passer le patron ? J’aimerais le tranquilliser à mon sujet et le convaincre que je n’ai pas été enlevée ni séquestrée. – Pas été enlevée ? Pas séquestrée ? Encore faudrait-il le prouver ! La bouche pincée de l’assistante révélait son état d’esprit aussi roide que la rigidité de ses traits et son humeur maussade. – Oh ! Allez, Prisleë ! Ceci n’est pas ton affaire ; et ce n’était pas bien méchant. Si je m’étais réellement refusé à suivre les Xénobians, je me serais débattue beaucoup plus énergiquement. – Mais tu l’as fait, ma chère. On aurait dit une véritable furie, une… Par les vieux fous1 ! Rien que d’y penser, j’en ai des frissons. J’ai eu le temps d’entrevoir quelques fragments mémorables de votre joute frontale. Une bataille en bonne et due forme entre vous deux ; encore heureux que ton foutu « sauveteur », comme tu vas bientôt le désigner, portait ce métal qui t’épargne, et ce masque… J’ai bien cru que tu allais réussir à le lui ôter pour mieux lui arracher les yeux. À présent hilare, passant de la colère rentrée au divertissement, son amie se mit à rire et Kathleen se détendit, amusée. – C’était à ce point ? – Hum ! – Pas d’autres nouvelles ? – Non, excepté que tout Adhen en fait une histoire personnelle et qu’il est question d’interrompre les négociations entre Stelhens et Xénobians. Des holospots ont été pris et s’exposent sur les digiplasms. Un superbe visuel où l’on te voit te débattre dans les bras du monstre de métal. Un autre où celui-ci te propulse dans leur appareil. Je peux te certifier que la scène va faire du bruit. Un vrai gâchis. Pourquoi a-t-il fait cela ? – Quoi ? Kathleen venait de remonter le temps jusqu’à l’apparition de Kearinh au sein de la WWC. Par les dieux2 ! Elle revivait la honte de cette mise en pâture à nue, se noyait de nouveau dans ses propres images mentales des différentes scènes qui se rejouaient en boucle. Elle ne voyait pas l’expression sournoise de la femme de l’autre côté de l’écran. Même les sons ne passaient plus dans son esprit surchargé. Elle comprit que quelque chose n’allait pas quand son attention s’extirpa du souvenir, se reporta sur son assistante dont les lèvres dessinaient des mots sans substance. Puis les mots lui furent audibles tout à coup, comme un filtre qui aurait été ôté : – …t’enlever au vu et au su de tous ces gens. Encore une fois, Kathleen marqua un temps de latence avant de comprendre la question puis de réagir opportunément : – Je ne sais pas trop… pour me soustraire à d’autres menaces ou d’autres « dissuasions » de ce genre. Je te rappelle que l’agence a été le siège d’actes violents. Plusieurs bureaux ont été soufflés, dont le mien. – L’intéresses-tu autant que ça, Kath ? marmonna son interlocutrice méditative. – Écoute, Prisleë… – Non, pas la peine d’alléguer quoi que ce soit ! adjura celle-ci, suspicieuse à nouveau. Je ne changerai pas d’avis là-dessus. Tu ne me feras pas croire qu’un spécimen tel que lui sacrifierait son univers pour une banale Stelhene, fut-elle ambassadrice. – Merci ! se récria Kathleen scandalisée par la réaction de son interlocutrice. Celle-ci y allait fort, songea-t-elle surprise. Elle n’avait jamais été très subtile, mais quand même. – Pas de quoi, ma belle. Ta mère a appelé ce prymm-madh ; elle s’enquérait de ta santé et de ton bien-être. J’ai fait ce que j’ai pu. – Je te revaudrais cette petite pointe d’humanité en toi, très chère, railla Kathleen néanmoins ennuyée pour sa mère dont elle pouvait imaginer le désarroi à son sujet. – Bon, je te passe le patron. Où qu’il soit, il t’écoutera, toi, et peut-être arriveras-tu à le convaincre que le fiasco n’est pas définitif ? Mais un dernier conseil… Il va falloir que tu te surpasses afin que les tractations entre nos deux peuples se poursuivent et aboutissent, sinon nous te tiendrons, toi seule, en grande partie responsable de la situation à venir et tu pourras dire adieu à ton précieux poste de médiatrice. La pointe de fiel et d’amertume jalouse dans le discours de sa collègue ne passa pas inaperçue et Kathleen rétorqua en soupirant : – J’en suis bien consciente. Cependant, dans le ton et le choix des mots de Prisleanë Ghanj, le : « nous te tiendrons… », alerta Kathleen, il y avait plus qu’une menace implicite dans ceux-là. Elle devrait prendre le temps d’y réfléchir… plus tard. Sur le visiocom apparurent bientôt les traits préoccupés de Jacks Holdern. – Kathleen, ma chère enfant, comment… – Tout va bien, Jacks, le coupa celle-ci. Je tenais à vous assurer que je suis libre d’aller et venir à ma guise, ici… Je suis cependant consternée par les informations et les holospots qui circulent en nous impliquant moi et le prince Louan Kearinh. La réputation de l’agence va en souffrir. – Ne te morfonds pas à ce sujet, Kathleen. Ce sont les aléas du métier et nous les avons appris voilà bien longtemps. Je vais simplement revoir l’organisation de la WWC et sa charte de déontologie. La série de fuites à propos de toute cette affaire est beaucoup plus ennuyeuse à mes yeux. Nous allons identifier le ou les membres de notre agence qui s’autorisent à jouer avec des passe-droits et à transgresser nos règlements, puis nous agirons en conséquence. Mais ce qui m’importe par-dessus tout désormais, c’est ton bien-être. Comment les choses évoluent-elles d’après toi ? Durant un temps infini et à de multiples reprises, l’ambassadrice dut se répéter afin de rassurer son patron sur les intentions des Xénobians à son égard. Elle dut lui confirmer une bonne dizaine de fois qu’il n’était pas question de parler d’enlèvement malgré les circonstances de son départ mouvementé, comme il n’était pas question non plus qu’elle soit à l’origine d’un conflit entre les deux mondes. Avec une extrême patience, elle lui réexpliqua la conjoncture ; le supplia ; le menaça même quand il ne l’écoutait pas. À la fin, il se rendit devant sa détermination à ne pas se soumettre à la vindicte probable de ceux qui déniaient au prince Kearinh et à ses hordes, tout droit d’intégration. – Les Xénobians ont des alliés puissants, Jacks. Nous ne pouvons agir inconsidérément nous-mêmes du fait des risques que nous font encourir leurs ennemis. Notre Agence se doit de demeurer le lieu de neutralité diplomatique auquel s’attend tout envoyé plénipotentiaire. – Tout de même, s’inquiétait Jacks Holdern en renâclant, le contexte actuel est explosif et nous exposons bon nombre d’entre nous avec cette affaire. Il suffirait d’un détonateur… Paüul aurait su te protéger mieux encore. Ses unités sont une autorité en la matière. Mais tu es bien placée pour le savoir. Pourquoi ne pas… – Il n’en est pas question. Nous sommes trop proches les uns des autres. Pas suffisamment de recul, Jacks. Celui-ci argua que son raisonnement ne tenait pas la route, mais Kathleen fit la sourde oreille et insista. Finalement, il reconnut à demi-mot qu’elle serait probablement davantage en sûreté dans le vaisseau xénobian, sous réserve qu’il ne lui arrive pas la même fatalité qu’à nombre de Stelhenes dans sa position. Kathleen ne pouvait le lui assurer, au vu de la situation compliquée dans laquelle l’entraînait l’étrange connexion qui s’était instaurée entre elle et la haute entité xénobianne ; mais celle-ci les concernait seuls. Pour tranquilliser son interlocuteur, elle parla aussi de son accoutrement et des combinaisons des Xénobians. Elle ne contracterait pas la mutation. – Puis-je compter sur vous, Jacks, pour m’appuyer dans cette affaire ? J’y tiens énormément. Un silence s’établit entre eux. Jacks réfléchissait. Il était absolument conscient, comme l’avait fait remarquer l’ambassadrice, de la puissance cachée des alliés des Xénobians. Il était très bien placé pour le savoir. Kathleen possédait la pugnacité et le pouvoir de conjurer, peut-être, au bout du compte, les forces noires qui agissaient dans l’ombre et ne manqueraient pas de leur tomber dessus à la moindre erreur de stratégie. Il décida qu’il ne pouvait compromettre les chances de la jeune femme et devait lui laisser le champ libre. Il disposait des contacts nécessaires et de certaines cartes en mains, pour influer sur les évènements dans une direction ou une autre, mais le contexte délicat l’amenait à s’écarter de la voie prédessinée. – Jacks ? – Excuse-moi, Kathleen. Bien sûr comme toujours, tu peux compter sur mon appui. Mais sais-tu que Paüul est dans un état de fureur indescriptible ? Il est près de mettre le feu aux poudres s’il n’a pas bientôt de tes nouvelles. Tout à l’heure, il me menaçait de réclamer audience auprès du Commandeur et j’ai eu bien du mal à l’en dissuader et lui… Il… Il eut un geste de contrariété avant de préciser : – Paüul m’a également reproché de ne pas t’avoir suffisamment préservée, Kathleen, et là, je ne peux lui donner tort. – Vous avez fait ce que vous avez pu, Jacks. Je connais ce métier ; tout peut arriver, même l’invasion d’une vingtaine de Xénobians armés jusqu’aux dents. Jacks soupira. Il lorgna la jeune femme qui le défiait gentiment et lui souriait. S’il lui arrivait quelque chose, il ne se le pardonnerait pas et ceux de son cercle non plus. – Transmettez-lui vite de mes nouvelles, Jacks, je vous en prie. Je contacterai Paüul, moi-même, dès que j’en aurais l’occasion. – Bien sûr, petite. Sache néanmoins qu’en dépit du contexte alambiqué de ces dernières heures, je suis fier de ton travail et je t’épaulerai tant que je le pourrais. Encore une fois, je t’appuierai. Momentanément rassurée, la médiatrice lui expliqua sa vision des choses, lui apprit ce qu’elle savait déjà du dossier xénobian et lui communiqua ses projets à court terme, répétant combien ses expérimentations sur la xénogenèse étaient primordiales à ses yeux. Se mobiliser de concert avec l’équipe d’experts xénobians s’avérait le meilleur moyen de parvenir à un résultat déterminant. Leur équipement de pointe pouvait leur permettre d’accomplir une avancée majeure, ne serait-ce qu’en réduisant le taux de mortalité dans ce domaine. Il eut un haussement d’épaules défaitiste. – Ils ont eu par le passé toute opportunité de manœuvrer en ce sens, Kathleen. Désolé, je ne peux croire à un succès, même relatif, dans le cadre de ces recherches, mais je te laisse toute liberté ; procède comme tu l’entendras. De mon côté, je vais envoyer un communiqué de presse pour tranquilliser tout le gratin adheneïe avant qu’il ne soit trop tard. – Bonsoir, Jacks et encore merci. – Bonsoir, mon enfant. L’écran redevint noir. La médiatrice soupirait à son tour, quand la perception d’une présence dans son dos la fit se retourner pour découvrir le prince, debout, appuyé nonchalamment au montant de l’accès au bureau. Elle sursauta : – Depuis combien de temps m’épiez-vous ainsi, Votre Grandeur ? demanda-t-elle agressive, et revenue spontanément au vouvoiement initial. – Depuis suffisamment longtemps pour me convaincre de ton bon sens. Tu fais une grande ambassadrice, Kathleen… Il conservait un ton professionnel, mais dans ses yeux, se lisait son admiration. Kathleen se radoucit. – Avais-je vraiment l’air d’une furie, au prymm-madh, quand tu m’as emmenée de force devant ces gens ? Il hocha la tête, taquin. – Je le crois, oui, bien que trop occupé moi-même à maîtriser tes penchants combatifs pour avoir bien observé la scène. Tu pourras à loisir t’adonner à ces derniers, demain, lors de ton premier entraînement. – Oh ! – J’étais venu te chercher, Kathleen. Les digiplastes sont arrivés, et j’ai du mal à les contrôler. Une dernière question cependant : Pourquoi faisais-tu mention de Paüul Holdern ? Que représente-t-il pour toi, pour qu’il te faille vouloir le rassurer ? La médiatrice tergiversa. La voix suave du prince n’était qu’un leurre, elle le devinait. Derrière, couvait une menace voilée qui la déconcerta. D’ailleurs, en quoi cela le concernait-il ? Un bref moment, l’esprit de la jeune femme se cabra devant l’attaque à peine esquissée, mais au fond, il était normal qu’il ait le droit de connaître un peu de son passé. – Mon ami d’enfance. Nous sommes très attachés l’un à l’autre. – Je vois. Le prince s’était assombri. Un bref instant, il se remémora un entretien récent avec son ancien condisciple, alors que ce dernier lui avouait ses sentiments pour une certaine Mârychl. Louan comprenait mieux à présent ; et bien qu’il ait été instruit longtemps auparavant, il n’avait pas à l’époque jaugé de l’importance de l’information et n’avait pas alors de raison de s’émouvoir. – Je suis désolée, répliqua Kathleen d’un ton acerbe, croyant deviner l’origine de leur altercation. – Désolée de quoi, Madame ? riposta-t-il agacé. – Que de par sa fonction… de par notre relation…, cela puisse aggraver le contexte présent. Paüul est proche du Commandeur et… Kathleen s’arrêta là, gardant pour elle le fait qu’elle était surtout désolée de connaître les deux hommes et de devoir les aimer chacun différemment au point d’en être déchirée. – Tout se gère…, argua-t-il, amer. Était-ce pour lui ou pour elle qu’il disait cela ? Kathleen avait parfois, comme maintenant, la très nette impression qu’il lisait en elle à volonté.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD