3
Marcus
Les yeux gris d’Emma sont si énormes que je pourrais m’y noyer. Ses taches de rousseur se détachent nettement lorsque toutes les couleurs quittent son visage déjà pâle. Ses boucles sont plus sauvages que d’habitude, flottant autour de sa tête comme un halo de feu, et son petit corps tout en courbes est raide de choc tandis qu’elle me regarde de l’autre côté de la pièce, son grand-père tout aussi stupéfait derrière elle.
— Salut, chaton, dis-je calmement, alors même qu’une envie sombre bouillonne dans mon sang, se mêlant à une fureur persistante et outrée. Devine quoi ? J’ai terminé mon travail en avance et j’ai décidé de te surprendre.
— Il s’est envolé pour l’aéroport de Daytona Beach et il est arrivé il y a une demi-heure, tu t’en rends compte ? s’exclame Mary Walsh, fébrile d’excitation. Je voulais t’appeler, mais Marcus a pensé que ce serait plus amusant de te faire la surprise à ton arrivée. Nous prenons du thé et des biscuits et…
— Excusez-moi, déclare fermement Emma.
Revenue de sa stupeur, elle s’approche de moi, attrape mon bras et fait face à ses grands-parents.
— Marcus et moi, nous devons parler.
Le visage de Mary se ferme quand elle réalise que son enthousiasme n’est pas partagé.
— Bien sûr, je suis certaine que vous avez besoin de…
Je n’entends pas le reste de ce qu’elle dit, parce qu’Emma m’a entraîné hors de la maison. Pas exactement, bien sûr, puisqu’elle est minuscule par rapport à moi, mais en tirant sur mon bras avec assez de force pour que je sois incapable de résister, sous peine que ses grands-parents comprennent que ma présence n’est pas vraiment la bienvenue.
Ils doivent déjà s’en douter.
Ses doigts délicats violemment enfoncés dans mon avant-bras, Emma me tire dans la rue jusqu’à ce que nous soyons à deux maisons de là, hors de vue de ses grands-parents derrière les haies luxuriantes des voisins. Alors, et seulement alors, elle me relâche et recule, me regardant avec tant de fureur que chaque boucle sur sa tête semble prendre du volume.
— Qu’est-ce que tu fous ici ? siffle-t-elle, ses petits poings serrés le long de son corps. Je t’ai dit que c’était fini…
— Et moi, j’ai refusé de l’accepter, précisé-je sombrement.
Je n’ai qu’une envie, l’attraper et l’embrasser. Ou mieux encore, la prendre sans attendre. Mais eu égard au lieu public où nous nous trouvons, je déclare :
— Au moins, tu me dois une explication.
— Tu es venu jusqu’ici pour une explication ? Tu n’as pas entendu parler d’une invention appelée le téléphone ? Tu pouvais appeler et envoyer un texto. Bon sang, tu pouvais même envoyer un e-mail.
Son intonation n’est que pur sarcasme, ce qui rend d’autant plus difficile l’obligation de garder mes mains à distance de son délicieux petit corps. Son jean moulant et son t-shirt glissé sous la ceinture forment une tenue de base qui met néanmoins en valeur ses fesses rebondies en forme de cœur et sa taille fine. La lumière jaune projetée par le réverbère, combinée à la forte humidité de l’air, donne à sa peau de porcelaine une lueur douce et rosée, et j’ai envie de la déshabiller et de la goûter sur-le-champ, portant une attention toute particulière aux replis lisses et tendres entre ses…
Merde. Ce n’est pas le moment.
— Tu veux dire que tu aurais réellement répondu ? demandé-je d’un ton égal, détournant mes pensées de ce fantasme classé X.
Je n’ai plus besoin de carburant pour mes envies. Tendue comme elle est, ma queue est sur le point de déchirer mon jean.
— Parce que je t’ai appelée sur le chemin de l’aéroport. À plusieurs reprises, uniquement pour tomber sur ta messagerie.
Elle lève le menton.
— Peut-être que je l’aurais fait. Quoi qu’il en soit, tu n’avais aucun droit de débarquer chez mes grands-parents. Comment es-tu arrivé ici, d’ailleurs ? Tous les vols vers Daytona sont complets depuis des lustres.
Un sourire sans humour recourbe mes lèvres.
— J’ai un jet privé, chaton.
Et un pilote qui a pu changer notre plan de vol d’Orlando à Daytona Beach dès que j’ai réalisé que l’aéroport de Daytona était plus proche de ma destination.
— Quant à débarquer chez tes grands-parents, ils m’ont invité pour Thanksgiving, tu as oublié ?
Elle écarquille les yeux quand je mentionne le jet, mais aussitôt, ses sourcils se rejoignent.
— C’était avant notre rupture. S’ils savaient…
— Mais ils ne savent pas, n’est-ce pas ? Et tu ne sembles pas pressée de le leur dire.
Je penche la tête.
— Pourquoi ça, dis-moi ? Tu n’es pas aussi certaine de ta décision que tu le pensais ?
— J’en suis certaine.
Ses petits poings se resserrent encore et elle recule involontairement.
— Je te l’ai dit, je ne veux pas te revoir.
Et voilà, le langage corporel contradictoire que je cherchais. Je lui demande alors d’un ton trompeusement amène :
— Pourquoi ?
Elle cligne des paupières.
— Comment ça, pourquoi ?
— C’est une question simple.
Levant la main, je glisse une boucle torsadée derrière son oreille.
— Pourquoi ne veux-tu pas me revoir ?
— Eh bien, parce que… parce que je n’en ai pas envie, ça te va ?
Elle se déplace pour échapper à ma portée, mais je saisis ses mains dans les miennes.
— Pourquoi ? répété-je tout en frottant mes pouces sur l’intérieur de ses poignets.
Là, sous la peau soyeuse, son pouls s’accélère. Elle ne m’est pas indifférente, loin de là. Voilà pourquoi sa décision n’a aucun sens.
Je ne pourrais jamais courir après une femme qui ne veut pas de moi, mais Emma me désire toujours.
J’ai goûté à son désir pour moi, je l’ai senti couler sur mes lèvres et ma langue.
— Pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas compatibles !
Retirant ses mains de ma prise, elle recule, sa poitrine se soulevant avec une agitation visible.
— Ça ne mène nulle part, alors inutile de…
— Ça ne mène nulle part ?
La colère monte en moi, brûlante et virulente, se mêlant au désir qui martèle mes veines. Je distingue le contour de son soutien-gorge sous le tissu fin de son t-shirt et mon sexe palpite dans mon pantalon, exigeant de s’enfouir au plus vite dans son corps serré et si doux.
— De quoi tu parles ? Je t’ai demandé d’emménager avec moi.
— Parce que tu en as assez de te taper les ponts et les tunnels, c’est tout !
À présent, elle crie presque, se hissant sur la pointe des pieds pour se rapprocher de mon visage. C’est ridicule, elle m’arrive à peine au menton, mais le vent soulève ses boucles et me chatouille le cou. Au lieu d’être amusé, je ressens un coup de poignard sous l’effet de l’envie, un besoin si puissant qu’il efface ce qu’il me reste de maîtrise de moi.
Sans penser aux voisins, je prends son visage entre mes paumes et je me penche pour l’embrasser – ou plus précisément, pour la dévorer vivante. Je mange sa bouche comme si c’était son sexe, suçant et léchant chaque centimètre de ses lèvres roses et souples, glissant ma langue sur ses dents, caressant son palais, goûtant et explorant chaque recoin. Il ne reste qu’un soupçon de chewing-gum dans son haleine – elle a dû le mâcher juste avant notre b****r à l’aéroport –, mais en dessous je retrouve sa propre saveur de miel, un goût et un parfum si addictifs que j’ai la certitude que je n’en aurai jamais assez.
Et si je la convaincs de déménager, ce ne sera pas nécessaire.
Elle sera à moi, et je pourrai la dévorer à ma guise.
Au début, elle est raide et passive. Elle ne résiste pas, mais ne participe pas non plus. Bientôt, ses mains glissent dans mes cheveux et ses ongles s’enfoncent dans mon crâne tandis que sa langue danse avec fureur contre la mienne. Elle m’embrasse avec la même avidité farouche qui déferle dans mes veines. Son corps se plaque contre le mien et ses petites dents me mordillent la lèvre inférieure. Ce pincement aigu décuple mon excitation, et avec un grognement sourd et guttural, je passe une main le long de son dos pour la refermer sur ses fesses…
— Qu’est-ce que vous faites, tous les deux ?
La voix nasillarde est comme un fusil de chasse qui détone à côté de nous. Surpris, nous nous séparons et nous tournons vers l’intruse, une petite femme debout sur la pelouse, devant nous. Elle semble assez vieille pour être née au temps de la Guerre civile. Vêtue d’une chemise de nuit fleurie qui couvre son corps fragile du cou jusqu’aux pieds, elle est perchée sur une marche et nous regarde fixement, ses mèches clairsemées ondulant dans la brise autour de son visage parcheminé.
— Je suis vraiment désolée, Madame Potts, dit Emma à bout de souffle, repoussant les boucles de son visage d’une main instable.
Difficile à dire sous cet angle, mais je suis sûr qu’elle rougit.
— Nous ne voulions pas vous déranger.
La vieille femme la regarde.
— Emma ? C’est toi, ma chérie ? Et lui, qui est-ce ?
Inclinant son déambulateur vers moi, elle me dévisage.
— Est-ce le jeune homme dont ta grand-mère nous parlait ?
— Oh, euh… oui. Voici Marcus. Marcus Carelli. Il est en visite. De New York, où il habite, vous savez.
Emma bredouille, clairement déstabilisée, et malgré la pression douloureuse au sud de mon abdomen, je ne peux m’empêcher de ressentir sa gêne.
C’est le moins qu’elle mérite pour m’avoir mis à l’épreuve.
Enfin, je décide de la prendre en pitié. Me dirigeant vers elle, j’enroule un bras exclusif autour de sa taille et souris à la femme plus âgée.
— Je suis le petit ami d’Emma, je suis venu pour Thanksgiving. Ravi de vous rencontrer, Madame Potts. Je m’excuse si nous vous avons dérangée d’une quelconque manière.
Elle renifle et agite une main noueuse.
— Oh, ce n’est pas la peine. Je pensais que c’étaient les adolescents du bout de la rue. Ceux-là, ils filent du mauvais coton. Allez, je vous laisse à vos petites affaires. Mais n’oubliez pas les préservatifs, d’accord ?
Sur ce, elle tourne les talons et se dirige vers sa maison. J’étouffe un rire incrédule, mais quand je regarde Emma, elle me foudroie des yeux avec une fureur renouvelée, son visage plus froid que jamais.
— Petit ami ? siffle-t-elle, me repoussant dès que Madame Potts est hors de portée d’oreille. Tu n’es pas mon petit ami.
Aussitôt, je retrouve tout mon sérieux.
— Ce n’est pas ce que pensent tes grands-parents. En fait, ta grand-mère était même ravie d’apprendre que tu viens habiter chez moi. Elle s’inquiète de te savoir seule en ville, tu sais ? Presque autant qu’elle s’inquiète du fait que tu ne sois sortie avec personne depuis l’université. Avant moi, je veux dire. Elle est très heureuse que nous soyons ensemble, figure-toi.
Pendant un instant, je suis presque certain qu’Emma va riposter – ou exploser sur place.
— Tu as dit à ma grand-mère qu’on emménageait ensemble ?
— Oui, dis-je avec un sourire sombre. Tu vas lui dire le contraire ? Gâcher ce jour de fête ?
Je suis un s****d manipulateur, je le sais bien, mais je me bats pour nous – et je n’ai pas l’intention de perdre.
Pendant un instant, Emma semble stupéfaite. Puis son tempérament s’embrase.
— Tu… espèce de connard !
Ses boucles vibrent presque d’indignation.
— Mais pour qui te prends-tu ?
Mon sourire devient encore plus machiavélique.
— Ton copain, chaton. Et bientôt ton petit ami officiel, l’homme qui vit avec toi – du moins en ce qui concerne tes grands-parents. À moins, bien sûr, que ça ne te dérange pas de leur annoncer, et à moi par la même occasion, pourquoi tu souhaites que notre histoire se termine.
— Je te l’ai dit. Parce que nous ne sommes pas compatibles, dit-elle en serrant les dents. Toi, tu veux une fille parfaite, Emmeline, et je…
— Emmeline ?
Une pièce du puzzle – un élément que je n’aurais jamais trouvé seul – se met en place.
— C’est de ça qu’il s’agit ? Emmeline ?
Le corps entier d’Emma se raidit, et je la remarque alors, la douleur sous l’emportement et la colère. Ses yeux sont beaucoup trop brillants, scintillants de larmes non versées, et son menton tremble légèrement.
Elle est blessée – d’une manière ou d’une autre, je l’ai blessée – et tout ce foin, c’est en réaction à cette blessure.
Mais qu’est-ce qu’Emmeline vient faire dans cette histoire ? Je n’ai dîné avec cette femme qu’une seule fois, le soir où Emma et moi nous sommes rencontrés, après le fameux quiproquo Emma-Emmeline / Mark-Marcus. L’élégante avocate était peut-être une fille idéale sur le papier, mais nous n’avions aucune alchimie, et tout au long du dîner, je ne pensais qu’à la petite rousse pétulante que j’avais brièvement confondue avec Emmeline. En fait, Emma ne connaît Emmeline que parce que, lors de notre premier véritable rendez-vous, elle m’a demandé si j’avais fini par voir la femme que je devais rencontrer. Je lui ai répondu par la vérité. Ensuite, nous avons parlé de l’entremetteuse et des qualités que je recherche chez ma future épouse…
Oh, p****n.
Je n’en reviens pas d’avoir été aussi aveugle.
Moi qui ai fait carrière en sachant observer, tirer des conclusions, en voyant ce que tout le monde rate, voilà que j’ai ignoré une réponse écrite en grosses lettres devant mes yeux.
— Emma, chaton…
Lentement pour ne pas l’effrayer, je saisis sa main et la serre entre mes paumes.
— Dis-moi quelque chose. Pourquoi m’as-tu renvoyé la première fois ? Ce vendredi soir, quand j’ai cassé ta porte ?
Elle cligne des yeux.
— Quoi ?
— Pourquoi m’as-tu repoussé cette nuit-là ? répété-je.
Après qu’elle m’a demandé de partir, je cherchais tellement à me convaincre que c’était pour le mieux que je n’ai jamais vraiment réfléchi au pourquoi de cette réaction. J’ai dû partir du principe qu’elle avait les mêmes doutes que moi à propos de notre relation, à l’époque, mais je ne l’ai jamais exprimé clairement.
— On passait un très bon moment, et tout d’un coup, tu as dit que ça ne marcherait pas et que je devais partir, continué-je. Pourquoi ?
— Eh bien, parce que… parce que c’était la bonne décision.
Le bouclier de sa colère se dissipe et elle semble si jeune et vulnérable que ma poitrine se gonfle avec tendresse.
— Nous ne sommes pas du tout compatibles et…
— Pas compatibles, comment ça ?
Elle l’a déjà dit, et j’ai balayé sa réponse comme si ce n’était qu’une répartie déconcertante, mais si elle le pensait vraiment ?
Et si elle prenait à cœur ce que j’ai dit, lors de notre premier rendez-vous ? Mes sentiments à ce sujet ont évolué avec mon obsession croissante, mais ses doutes ne semblent pas avoir disparu.
Sa main se crispe dans les miennes et son regard se dérobe.
— Tu sais exactement comment. Tu voulais une femme qui serait « un atout pour les rapports sociaux ». Comme Emmeline ou… ou Claire, tu sais, la femme du politicien dans House of Cards ?
Le voilà, le cœur du problème.
Je n’ai jamais vu cette série, mais je sais de quoi il retourne, car je suis tombé sur une interview donnée par l’actrice, une fois. Le personnage qu’elle interprète, la femme parfaite et implacable d’un politicien sans pitié, correspond en effet à ce que j’ai toujours imaginé chez ma future conjointe. Cependant, quand j’essaye d’y penser maintenant, l’image refuse de se former dans mon esprit. Tout ce que je peux voir, c’est ma petite rousse, entourée de ses chats blancs et pelucheux.
Je ne sais pas encore ce que cela signifie, mais une chose est sûre, si je ne convaincs pas Emma de nous donner une chance, je ne le saurai jamais.
Je prends une profonde inspiration.
— Emma, chaton, écoute-moi…
— Pourquoi fais-tu ça ? s’énerve-t-elle, son regard revenant sur mon visage.
Ses yeux flamboient de plus belle, les larmes sur le point de déborder.
— Pourquoi es-tu ici ? Ça te plaît de jouer avec moi ? Un week-end, tu es tout feu tout flamme, et les trois prochains jours, tu disparais…
— Oui.
Ses yeux s’écarquillent devant ma réponse franche et je lui attrape l’autre main avant qu’elle ne puisse me frapper.
— Oui, répété-je en soutenant son regard. J’aime jouer avec toi, chaton… J’adore ça, en fait. J’adore aussi te b****r. Et j’aime vraiment, vraiment être avec toi. J’adore te tenir pendant que tu dors et j’aime te regarder quand tu manges. p****n, même la façon dont tu respires m’excite. Si je pouvais, je jouerais avec toi jour et nuit, je te garderais dans mon lit et à mes côtés en permanence. Parce que tu es ce dont j’ai besoin, Emma. Pas Emmeline ni Claire, ni un quelconque « atout ».
Elle me regarde comme si elle n’en revenait pas, et en un sens, moi non plus. Mais l’idée même de sortir avec une autre femme me semble fausse, répugnante. Peut-être qu’à l’avenir, si mon obsession pour Emma se calme, je reprendrai ma recherche de l’ultime épouse trophée. Pour l’instant, tout ce que je veux, c’est cette femme debout devant moi.
Une femme que je dois encore persuader, car elle secoue déjà la tête avec incrédulité.
— Tu ne… tu ne veux pas dire ça.
Se dégageant de ma poigne, elle recule.
— C’est l’alchimie qui parle, c’est tout. Nous sommes trop différents aussi…
— Vraiment, tu crois ?
Sans sourciller, je m’avance.
— Parce que ça ne ressemblait pas à ça, le week-end dernier. En réalité…
— Pourquoi as-tu disparu dimanche, alors ?
Sa voix chevrote tandis que je saisis ses épaules, l’empêchant de battre en retraite.
— Tu as pénétré de force dans ma vie, tu m’as fait sentir qu’il y avait quelque chose de significatif entre nous, et puis… tu as disparu. Pas de coups de fil, pas de messages, rien.
— Et c’était plus que stupide de ma part. Je suis désolé.
Je ne vais pas me répandre en excuses, elle a raison d’être bouleversée. Mon attirance est si puissante, si écrasante, que ça ressemble fort à une dépendance. Quand j’ai pris conscience, dimanche, que je l’avais laissée me détourner de mon travail, j’ai profité de l’urgence de la situation pour m’offrir une sorte de cure de désintoxication. Mais je n’y ai pas pensé du point de vue d’Emma, je n’ai pas tenu compte de ses sentiments, à elle, quand j’ai décidé de prendre mes distances pendant quelques jours.
Elle m’a donné une chance et je l’ai ratée.
Maintenant, j’ai besoin qu’elle m’en accorde une autre.
— Je suis désolé, dis-je encore devant son silence.
Ses yeux gris sont comme des flaques sombres dans la faible lueur du réverbère.
— Ça ne se reproduira plus, je te le promets.
Penchant la tête, je l’embrasse encore une fois, doucement cette fois, avec tendresse. Du moins, autant qu’il m’est possible de le faire avec une érection aussi violente. C’est un b****r de contrition, qui implore son pardon. Du moins, c’est ce que je souhaite. Mais au moment où nos lèvres se touchent, j’oublie tout de mes intentions, tellement emporté par le goût et la sensation que mon esprit devient vide et mon désir prend le dessus, sombre et tourmenté. Mes mains bougent de leur propre initiative, l’une pour glisser dans ses cheveux et l’autre pour saisir sa hanche, l’attirant vers moi alors que sa tête retombe sous la pression affamée de mes lèvres…
— Vous venez, les tourtereaux ? Mary va aller se coucher et elle veut s’assurer que tout est prêt pour la nuit.
Merde. Réprimant un grognement irrité, je lève la tête et me tourne vers le grand-père d’Emma, qui se tient à une vingtaine de mètres de nous et nous regarde avec un sourire manifestement satisfait. Il a dû sortir pour nous chercher et, bien sûr, nous a trouvés pile au moment où j’allais rappeler à Emma ce qu’elle ratait.
À contrecœur, je la libère et elle se retourna vers lui, le visage si écarlate que je le devine malgré la lumière tamisée.
— Papi ! Désolée, on voulait juste… On allait… Enfin, on arrive, d’accord ? Donne-nous encore une minute.
Ted Walsh a envie de rire, ça se voit.
— Bien sûr. Je vais prévenir Mary.
Il retourne à la maison et je prends la main d’Emma, la faisant pivoter vers moi.
— Chaton, écoute-moi…
— Non, toi, écoute-moi, souffle-t-elle en me donnant un coup dans la poitrine avec son index. Je ne veux pas que tu joues avec mes grands-parents. Quelle que soit notre relation à tous les deux, ils n’ont rien à voir avec ça, compris ?
— Compris, dis-je en réprimant un sourire.
Le froncement de sourcils déterminé sur son visage est adorable, vraiment. Et si nous nous dirigeons où je pense…
— Bon, très bien.
Elle soupire et semble perdre un peu de sa fureur.
— Dans ce cas, tu peux rester pour Thanksgiving. Puisque tu es ici, forcément. Mais…
Elle lève un doigt sévère à la manière d’une enseignante.
— Ça ne veut pas dire que nous sommes à nouveau ensemble. C’est uniquement pour la tranquillité d’esprit de mes grands-parents. Et il est hors de question que j’emménage avec toi. Tu vas rester ici ce soir, fêter Thanksgiving avec nous demain, puis tu auras une autre urgence et tu repartiras. En attendant, tu te tais et tu me laisses répondre à toutes les questions que mes grands-parents nous poseront. C’est clair ?
C’est ce qu’on verra.
— Très clair, confirmé-je à voix haute.
Avant qu’elle ne puisse changer d’avis, je me dirige vers la maison de ses grands-parents, sa main bien serrée dans la mienne et une sombre satisfaction dans les veines.
Mon petit chaton en colère ne le sait pas encore, mais elle vient de perdre la plus grande bataille de la guerre, et je ne partirai pas avant d’obtenir son entière capitulation.