Chapitre 1
Les 15% de chance

1861 Words
Chapitre 1
Les 15% de chanceJe fixe l’horizon. Devant moi des collines s’élèvent, certaines couvertes d’immeubles et de maisons et celles plus lointaines sont recouvertes d’un épais manteau de verdure. Mes sens parviennent à dépasser les bruits de klaxon, de moteur, des tambours des machines à laver et même de divers bruits de cuisson. J’arrive à quitter les paroles sincères et les mensonges prononcés avec tant de conviction. Je pars loin de ce stress, de cette peur présente dans tous les ménages, loin des pleurs et des tracas de la vie quotidienne. Je m’envole loin de cette ignorance, loin de ces hommes qui ne savent comment vivre heureux. Loin de ceux qui courent tous les jours après le bonheur alors qu’ils le détruisent. En bref tout bruit de vie sociale pour n’entendre que le bruit du vent dans les feuilles mais aussi des oiseaux et des brindilles froissées par de petits animaux. À des kilomètres derrière tout ça, les vagues fracassent le sable avec élégance. Une douce odeur marine me chatouille les narines, rien à voir avec l’odeur artificielle qui règne dans cette pièce. Je pars retrouver ma mère... la mère des Hommes, et pourtant l’humanité s’acharne à la faire souffrir sans s’en rendre compte. Je pars retrouver le milieu dans lequel un élu de Wanouk est le plus à son aise. Ça va faire deux mois, deux mois que je viens tous les week-ends sans exception dans cette chambre. Et quand je peux, je passe aussi le soir, après les cours. Mais rien ne semble changer. Derrière moi la porte s’ouvre et Jenny rentre dans la pièce. C’est une femme d’une trentaine d’années, rousse, la peau parsemée de taches de rousseur. Elle est vêtue de son habituelle blouse blanche. Son regard caramel se tourne vers moi. –Encore et toujours ici Cédric ! –Salut Jenny. Elle se dirige près de l’unique lit présent dans la pièce. Elle vérifie les constantes de la personne allongée dessus en jetant un regard au moniteur puis accroche une nouvelle poche de liquide à la perfusion. Je me rapproche du lit et plonge mon regard sur ce beau visage qui y est allongé. Elle ne bouge pas depuis des semaines, inconsciente et branchée de tous côtés. –Comment va-t-elle aujourd’hui ? –Il n’y a malheureusement pas de changement. Elle est stable mais toujours aucun signe qui pourrait indiquer qu’elle puisse sortir du coma. Je hoche la tête et la femme continue : –Je ne comprends pas… tu n’es pas son petit ami mais c’est toi que je vois le plus, hormis son oncle. –C’est une amie très proche. Elle compte beaucoup pour moi. Et lors de son enlèvement j’étais présent et je n’ai rien pu faire… –Tu te sens responsable, c’est cela ? –D’une certaine manière… Oui ! –Tu as tort, nous ne sommes pas responsables de ce qui arrive aux autres… –Mais l’on est responsable de ne rien faire ! Jenny me dévisage et me demande : –Tu comptes passer ta journée ici ? –Euh en tout cas une bonne partie, pourquoi ? –Tu devrais aller te changer les idées. Si jamais il y a quoi que ce soit, je vous préviendrai à l’hôtel. Mais tu sais très bien qu’il est quasiment impossible qu’elle se réveille. Je m’assieds dans le fauteuil près du lit et prends la main de mon amie. –Le mot impossible ne fait pas partie du vocabulaire de Judith Winchester. Jenny lève les yeux au ciel en souriant avant de lancer : –Bien, je repasserai tout à l’heure ! Ça fait plus de deux mois qu’on m’a annoncé qu’elle n’a qu’à peine 15 % de chance de sortir du coma. Tout a été si vite. Les grandes vacances approchent. Ça fait presque un an qu’elle est arrivée avec son petit frère sur mon île, après le décès brutal de ses parents. Ça fait déjà un an qu’elle est rentrée dans ma vie et je n’ai aucune envie qu’elle n’en fasse plus partie. Jenny a raison je me sens coupable de l’avoir laissée en proie à Mathias Sinach, cette ordure de descendant sombre. J’aurais dû être là pour la protéger. Mes actes l’ont conduite ici. Je m’en souviens comme si c’était hier. Je revois la déflagration qu’elle a lancée pour combattre une dernière fois les ténèbres. La perte d’énergie qui s’en est suivie a arrêté son cœur. Perfide a raison, la prophétie de Glamtorux parle de Judith et elle n’est pas terminée donc il faut lui donner l’occasion d’y mettre un terme. J’ai donc ravivé avec l’aide de mon maître le cœur de mon double. Mais elle était sérieusement blessée. –Il faut qu’on trouve une solution pour la ramener sur Wanouk… mais comment expliquer son état ? demande Clarisse. C’est Margaux qui en a eu l’idée : –Elle a besoin de soins… il faut qu’on la découvre dans un lieu où la version que nous avons donnée à l’inspecteur soit plausible... –Pourquoi ne pas la garder ici, dis-je, jusqu’à ce qu’elle aille mieux ? –Parce que je ne pourrai rien faire de plus, lance Perfide, elle est trop grièvement blessée. Les soins dont elle a besoin doivent lui être fournis par des personnes qualifiées. Ici son état ne peut qu’empirer ou du moins rester stable mais quand elle sera de retour sur la terre ferme les choses vont se dérouler très vite. La protection de Natoum étant stoppée, elle devra être découverte rapidement. Mais si nous voulons qu’elle survive, nous n’avons pas le choix! Je me souviens de la panique qui m’a submergé. Risquer la vie de mon amie de nouveau et surtout en l’abandonnant dans une ruelle désaffectée ne m’a pas réjoui. Tom était de mon avis et sa colère n’a pourtant rien changé. J’ai fini par prendre Judith dans mes bras. Un poids plume après ces mois de torture auprès de cet enfoiré de Mathias. Je me rappelle avoir eu pendant des semaines le désir de la serrer contre moi. Mais là son odeur et sa douceur m’ont paralysé pendant quelques instants. Sa tête a basculé sur mon épaule et je sentais son souffle à peine perceptible sur mon cou. La nature nous a déposés dans un petit parc public où nous avons trouvé une ruelle parallèle sombre. Nous l’avons déposée au sol parmi des cartons et des sacs-poubelles. Je lui ai caressé la joue une dernière fois en sentant mon cœur s’étaler en mille morceaux à ses côtés. Nous sommes restés à proximité, postés sur le toit, invisibles aux yeux de tout le monde. En quelques secondes seulement, un homme d’une cinquantaine d’années s’y est engouffré et l’a aussitôt découverte. –À l’aide ! Appelez les secours ! Trois autres personnes ont couru dans sa direction et l’une d’entre elles a sorti un portable. La scène a très vite attiré la plupart des personnes présentes dans les environs. –Allez, je vous ramène sur Wanouk, murmure Perfide, avant que l’on vous prévienne. N’oubliez pas, vous devez avoir l’air surpris. Quant à moi, je vais la surveiller en vol. Et c’est ainsi qu’il s’est transformé en colibri et que la nature nous a de nouveau aspirés et nous nous sommes retrouvés dans la forêt aux abords de l’hôtel. Nous avons attendu tout l’après-midi avant de recevoir un coup de fil de l’inspecteur Salvez. Ça a été des heures interminables où j’ai tenté d’expliquer à Peter que j’avais retrouvé Judith mais qu’il ne fallait pas en parler. Que pour tout le monde sa sœur avait été retrouvée par des inconnus en pleine rue. Mais Peter n’a prononcé aucune parole. Pourtant ses yeux se sont illuminés quand il a compris qu’il pourrait bientôt revoir Judith. Quand enfin le téléphone a sonné, j’ai attrapé le garçon dans mes bras et nous avons dévalé tous les deux les escaliers. Quand on est arrivés à l’hôpital de la capitale, nous avons été accueillis par l’inspecteur Salvez qui nous a expliqué ce que nous savions déjà. Mais pour être certains que notre mensonge prenne, on a tout écouté avec attention. On a dû attendre presque trois heures que l’un des médecins sorte avec sa blouse et son masque pour venir nous expliquer la situation. –Je suis son oncle ! lance Tom. Et voici son petit frère et ses amis… –Bonjour, je suis le docteur Blanchard. Votre nièce a été amenée ici dans un état très critique. Elle a subi plusieurs sévices et certains gravissimes. Il est impossible de savoir depuis combien de temps elle est inconsciente mais vu la quantité de sang qu’elle a perdue elle a de la chance d’être en vie. Elle avait une très grave hémorragie interne et sincèrement je n’ai jamais vu personne survivre à ce stade-là. Cependant nous avons opéré votre amie et l’opération s’est bien passée. Il lui faudra sans aucun doute d’autres opérations mais nous pouvons dire que c’est assez encourageant. Tom souffle et s’effondre au sol, ébranlé, mais je comprends en fixant le médecin que celui-ci n’a pas terminé. Alors faisant un pas en avant et l’obligeant à me regarder, je demande : –Mais ? –Comme je l’ai dit, elle est gravement blessée et si elle réussit à passer les prochaines 24 heures alors peut-être qu’elle aura une chance de survivre mais même dans ce cas, elle restera sans doute dans le coma. –Et pour combien de temps ? demande Margaux. Dans les yeux du médecin, j’ai déjà ma réponse. –Il est fort probable qu’elle n’en sorte jamais. Je suis navré ! Tom est assis au sol et deux infirmières sont à ses côtés mais de toute évidence, il ne les entend pas. De grosses larmes coulent sur son visage et Peter est blotti dans mon cou dans le même état. –Mais elle a bien des chances de s’en tirer quand même ? demande Jimi. Ça correspond à quoi ? 30, 40% ? –Non je dirais plutôt que 15% est le maximum que je puisse donner. Je suis navré, comme je vous ai dit, l’opération a été un succès et c’est encourageant mais vous devez vous préparer à ne plus la revoir. Le médecin me pose une main amicale sur l’épaule : –Vous pourrez la voir dans une petite heure, en soins intensifs, le temps de la préparer. Elle sera sous assistance respiratoire. Il nous a laissés et quand enfin nous avons pu la voir, ce ne fut que par petits groupes. Tom, Peter et moi avons pénétré dans sa chambre les premiers. Allongée sur un lit, branchée de tous côtés, un moniteur indiquant les battements de son cœur pas forcément réguliers, elle était inconsciente et pâle. La tête et plusieurs parties de son corps recouvertes de bandages, elle semblait paisible. Peter s’est rapproché de sa sœur toujours aussi silencieux et s’est hissé sur le lit pour se blottir à côté d’elle. J’ai dissimulé ma douleur comme je pouvais. Les jours suivants se sont enchaînés à l’identique. Dans sa chambre rien ne change. Bien que j’ai emmené quelques photos, tout comme mes amis, pour améliorer la pièce ainsi que quelques objets. Tom a déposé la photo de ses parents sur la petite table de chevet et j’ai accroché aux murs des dizaines de clichés de nous mais j’en garde un pour moi, celui que j’ai pris dans sa chambre où je la serre dans mes bras sur la Trinite. Mes amis eux se sont concentrés sur la recherche du livre de Glamtorux. Il faut se dépêcher de le retrouver car si jamais Mathias réussit à le déchiffrer, il fera alors renaître Sombro. Et tout sera terminé. Je ne peux pas laisser faire ça ! Mais pour l’instant je n’ai aucune idée de l’endroit où Judith a pu le mettre. L’a-t-elle réellement donné à Mathias ? Dans ce cas où l’a-t-il mis ? Au manoir ? Je lui caresse la main, sa peau est froide. Malgré sa couleur blême, ses cernes, ses cheveux qui ont perdu de leur luminosité et les tuyaux qui la relient de tous côtés, je la trouve magnifique. Mon cœur est toujours relié à elle quoi que je veuille. Et j’ai décidé que le jour où elle reprend connaissance je le lui dis. Je lui dis ce que je ressens pour elle. Je veux sortir de ce cauchemar et vivre tout le reste de ma vie en la tenant dans mes bras. Je me concentre et mentalement lui dis : « J’espère que tu m’entends Djoud’, on a besoin de toi ! Il faut encore te battre… tu en es capable ! »
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