Monster

Visiteurs

J'ouvris lentement les yeux, un peu désorientée. L'eau autour de moi avait maintenant une couleur sombre. Ah oui… C'est vrai… C'était il y a si longtemps. Tendant la main pour retirer le bouchon de la baignoire et renouveler l'eau, je la vis trembler légèrement. En colère face à ma faiblesse, je me redressai brusquement, sans ménager mes blessures, et me dirigeai vers la douche. J'ouvris le jet d'eau froide et présentai mon dos directement. La douleur me fit crisper la mâchoire, mais au moins mes idées s'éclaircissaient. Ma louve grommela, mécontente de ce traitement brutal.

"Tu m'expliques à quoi ça sert de te torturer comme ça ?

- Tu le sais très bien. On ne peut pas se permettre d'être faibles.

- Alors, change, tu guériras plus vite.

- Pas besoin de me le dire, je le sais déjà. Mais je ne pense pas que tu apprécierais d'avoir la fourrure toute gluante de sang de bon matin.

-Pff, arrête de râler et allons chasser."

Me détendant, je laissai le pouvoir de ma louve m'envahir. Une fois à quatre pattes, je quittais la demeure des dominants en trottinant, le temps que mes blessures finissent de cicatriser, sans laisser paraître le moindre signe de douleur. Heureusement, je ne croisai personne ce matin-là et ma fourrure recouvrait mes cicatrices, les rendant invisibles aux yeux des curieux.

La chasse fut bonne et alors que nous nous repaissions d'un jeune lièvre au bord de la rivière qui formait la frontière de notre territoire, un loup de la meute, Mark je crois, s'approcha de moi et m'interpella mentalement. Je laissai tomber mes barrières mentales avec un grondement sourd. Il n'avait pas intérêt à me faire perdre mon temps. Intimidé, il baissa légèrement les oreilles.

"Fureur, je suis désolé d'interrompre votre repas, mais la Luna vous fait appeler."

Mon estomac se contracta au souvenir de la veille et soudain le lièvre me parut moins appétissant. Avec un soupir, j'abandonnai la carcasse à moitié dévorée à mon messager et allai me rincer le museau dans le cours d'eau avant de foncer vers le village de la meute.

"Enfin te voilà !"

Malgré ses divertissements de la veille, Ivana semblait être d'une humeur exécrable. Curieuse de ce qui pouvait la mettre dans cet état, je baissais docilement la tête afin de le saluer espérant en apprendre plus sur ce qui la tourmentait. Satisfaite de ma soumission, elle poursuivit son monologue.

"Je te rappelle que si je t'ai installée dans ma demeure c'est pour que tu puisses être présente dès que j'en ai besoin. Que ça ne se reproduise plus."

Je m'aplatissais un peu plus au sol afin qu'elle comprenne que je m'excusai de mon retard. J'aurai pu m'adresser à elle mentalement, mais je préférai éviter autant que possible d'avoir à le faire. Vagabonder dans son esprit était bien trop écœurant et je ne tenais pas à ce qu'elle fasse de même si ce n'était pas nécessaire.

"Enfin bref ! Nous avons un visiteur aujourd'hui et je veux que tu sois à mes côtés. Ta réputation te précède comme toujours, je veux me montrer en position de force quoi que cet Alpha ait à nous dire."

Un Alpha ? Voilà qui expliquait mieux son mécontentement. Notre territoire était particulièrement craint. Personne ne s'y aventurait sans une bonne raison sous peine de goûter à mes crocs et à mes griffes. Peu en revenait indemne. Intéressée, je prêtais un peu plus attention aux propos de ma Luna.

"Apparemment, sa meute réside dans le Yukon. Autant dire qu'ils disposent d'un territoire extrêmement étendu. Je me demande ce qui l'amène chez nous… Quoi qu'il en soit, tu resteras ici à mes côtés sous ta forme de louve. Ils vont vite comprendre à qui ils ont affaire."

Autrement dit, j'allais devoir jouer les gros bras, à la fois menaçante et protectrice. Ce n'était pas la première fois que je devais tenir ce rôle, ce serait donc un jeu d'enfant.

"J'espère que ta récompense d'hier, ne va pas interférer dans ta mission. Sinon je me verrai obligée de sévir. N'oublie pas qui est ta maîtresse, Fureur."

Afin de lui montrer que j'étais en pleine possession de mes moyens, je vins m'asseoir le dos bien droit au pied de son fauteuil, le Bêta était lui déjà debout légèrement en retrait et sous sa forme humaine. Notre Alpha, lui, ne tarderait pas à arriver et prendrait place dans le second fauteuil. Il ne serait là que pour l'image de la meute, car en réalité la Luna lui dicterait toutes ses paroles à travers leur lien mental. Un vrai spectacle de marionnettes.

Ivana n'est pas la compagne destinée de notre Alpha. Cette dernière est morte dans d'étranges circonstances avant même d'avoir pu enfanter. Ayant besoin d'un héritier, l'Alpha se devait, malgré sa peine, de trouver une nouvelle Luna à la meute afin d'assurer la pérennité de sa lignée. Ivana avait déjà réussi à planter ses griffes bien profondément et fini par être désignée comme nouvelle Luna lorsqu'elle donna naissance à un petit mâle avant même que sa position ne soit officialisée. Certains murmuraient qu'elle fut à l'origine du décès de la précédente Luna, mais n'ayant aucune preuve, personne ne se rebella. C'était quelques années avant mon arrivée dans la meute et quiconque osait mentionner l'ancienne Luna se voyait puni. Autant dire que très vite on en n'entendit plus parler. J'ai appris par hasard cette histoire peu de temps après mon arrivée dans la meute en entendant deux femelles discuter pendant leur corvée de lessive. L'Alpha Gareth avait été tellement dévasté par la perte de son grand amour qu'il avait fini par se replier sur lui-même laissant la meute sous la coupe de ce tyran fait louve. On ne le sortait plus que pour les grandes occasions, mais aucun loup fusse-t-il de notre meute ou non ne se leurrait sur la personne qui tenait les rênes.

Le bruit de la porte du grand salon me ramena à la réalité. L'Alpha avait pris place dans son fauteuil pendant mes errements. Un puissant mâle entra et j'entendis Ivana respirer bruyamment l'espace d'une seconde me détournant du visiteur. Reportant mon attention vers l'homme qui entrait, je me figeais à mon tour. La première chose que je vis furent des yeux argents. De grands yeux argents parfaitement identiques aux miens.