Moi
Le souffle me traverse. Il ne m’appartient pas.
C’est un courant froid, ancien, glissé sous ma peau, dans mes os, jusque dans ma langue et dans mes pensées.
Le coffret est ouvert. Et moi aussi.
Je ne respire plus comme avant. Ce n’est pas l’air que je prends. C’est une mémoire. Une essence.
Je sens la frontière s’effacer.
Pas entre la vie et la mort.
Entre moi… et ce que j’ai toujours refusé de voir.
Ce que j’ai fui dans mes cauchemars, ce que mes os ont toujours su, mais que ma bouche n’a jamais pu dire.
Rafael (arme levée, voix basse)
— Qu’est-ce que c’était… cette voix ? Ce n’était pas toi.
Moi (je tremble, mais je reste droite)
— Je crois que c’est en moi… depuis le début.
La brume serpente dans la pièce, lente, sensuelle presque.
Elle touche les murs, longe les câbles, ondule autour des objets comme si elle les goûtait, les reconnaissait.
Elle s’étend, s’élève, s’enroule… mais ne m’approche pas.
Elle m’évite.
Non.
Elle m’épargne.
Moi (pensée)
Elle sait. Elle me reconnaît. Elle me cherche depuis toujours.
Et maintenant, elle m’a trouvée.
Le coffret pulse, encore, plus fort. Mon sang répond.
Le sceau sur ma main brûle, incandescent, vivant. Il ne m’appelle pas : il m’exige.
Je ferme les yeux une seconde.
Et je retombe.
Pas dans le sommeil.
Pas dans la peur.
Dans cet endroit.
Là-dedans.
La réalité se plie. Elle se brise, comme une glace trop fine sous mon poids.
Le monde se déforme, s’enroule sur lui-même.
J’entends les battements d’un cœur immense, lent, enfoui sous la terre ou dans les astres.
Un battement d’avant le temps.
Avant les formes. Avant les noms.
Les silhouettes sont toujours là.
Immobiles. Silencieuses.
Mais leurs paupières cousues frémissent.
Leurs bouches scellées vibrent, comme des plaies oubliées qui cherchent encore à saigner.
Elles veulent parler.
Elles veulent… me parler.
L’Enfant aux Yeux Miroirs (avançant doucement)
— Tu les entends, maintenant.
Moi
— Qui sont-ils ?
L’Enfant
— Ceux qui furent oubliés.
Ceux qui ont versé le premier sang, avant les mots, avant les royaumes.
(Il s’approche encore. Sa peau luit comme du sel. Son regard perce les âges.)
— Et toi… tu es la porte qu’ils ont laissée ouverte.
Moi
— Pourquoi moi ?
Il lève une main, minuscule, translucide, et la pose sur mon front.
L’Enfant (doucement)
— Parce que tu as vu ton reflet dans le miroir.
Et tu ne l’as pas rejeté.
La lumière jaillit sous ses doigts.
Violente. Crue. Pure.
Des images m’envahissent, comme une vérité qu’on me force à avaler, sans douceur, sans ménagement.
Une salle ancienne, dévorée par le temps.
Des fresques effacées, des cris peints dans la pierre.
Une femme au centre, yeux bandés, cœur ouvert, les bras en croix.
Je vois mon visage sur elle.
Pas une ressemblance.
Une identité.
Moi (chuchote)
— C’est moi…
L’Enfant
— C’était toi. C’est encore toi.
(Il se redresse. Il ne sourit pas.)
— Tu es née de la première fracture.
Ave n’est pas un nom.
C’est un commandement.
Une clé.
Moi
— Une clé pour quoi ?
Il penche la tête. Son ombre s’étire derrière lui, comme un serpent sans fin, comme une langue de nuit.
L’Enfant
— Pour rouvrir la blessure.
Un cri résonne.
Réel. Brutal.
Il déchire tout.
Je suis arrachée à l’intérieur.
La pièce. Rafael. Le froid. La brume.
Le mur tremble. La porte se tord sous un choc.
Un hurlement étouffé. Des griffes contre le métal.
Des battements sourds, comme des poings monstrueux.
Quelque chose veut entrer. Quelque chose va entrer.
Rafael (haletant)
— Ils arrivent. Je compte trois… peut-être quatre… pas humains. Pas complètement.
Je ne réponds pas.
Je me lève.
Je sens la chaleur du coffret contre ma hanche.
Le sceau irradie, palpite, appelle.
Ce n’est plus une question de choix.
C’est un instinct. Une ligne de force en moi.
Quelque chose en moi dit :
Va.
Un pas.
Puis un autre.
Vers la porte.
Rafael (hurle)
— Non ! Qu’est-ce que tu fais ?!
Je lève la main.
Et la brume se fige.
Elle m’écoute.
Moi (voix changée)
— Ave.
Le mot claque.
Le silence s’abat.
Derrière la porte, plus un son.
Puis une voix.
Féminine. Cassée. Un murmure oublié.
??? (voix distordue)
— Nous t’attendions. Depuis si longtemps.
Le métal se fend.
Un filet de lumière noire coule entre les fissures.
Elle ne brûle pas.
Elle noie.
Moi
— Ouvrez.
Rafael (fou de rage)
— Tu ne comprends pas ce que tu fais ! Tu ne peux pas les laisser entrer !
Je me retourne.
Mes yeux croisent les siens.
Il croit encore qu’il peut me retenir.
Mais je ne suis plus là.
Pas vraiment.
Moi (doucement)
— Je ne les laisse pas entrer.
— Je retourne chez moi.
Le mur éclate.
Un vent hurlant traverse l’abri.
Rafael est projeté contre le mur.
Il hurle mon nom.
Mais je n’entends déjà plus.
Je suis de l’autre côté.
Le sol n’existe plus.
Le ciel non plus.
Tout est reflet. Surface trouble.
Comme un monde inversé.
Des tours d’ombre s’élèvent, sans fin.
Des rivières de mémoire, où flottent des morceaux d’histoires perdues.
Des noms. Des souvenirs. Des visages.
Des échos de moi dans chaque éclat.
Et au centre… une salle. Circulaire. Gravée de symboles qui respirent.
Ils battent au même rythme que mon cœur.
Ou est-ce le mien qui s’est calé sur eux ?
Ils sont là.
Les silhouettes. Les oubliés.
Agenouillés. Levés. Dissous dans la lumière noire.
Et au fond… une forme s’approche.
Pas une femme.
Pas un homme.
Quelque chose entre.
Vêtue de fils noirs.
La peau translucide.
Des yeux comme des gouffres.
Et une voix.
???
— Ave, enfant de l’éclat.
Le Maître t’attend.
Je m’avance.
Sans peur.
Parce qu’au fond, je le savais.
Je n’ai jamais fui.
J’ai suivi le fil.
Et maintenant… je vais savoir pourquoi on m’a ouverte.
Et pourquoi je ne pourrai jamais être refermée.