Prologue I

1181 Words
PROLOGUE IVendredi 10 juillet 2015. Le Bruly. Port de Locquénolé. Entrée dans la nuit. Ambroise Lachuer, tout ratatiné dans sa voiturette blanche, tassé et recroquevillé sur son siège, épaules et tête basses derrière le volant, son petit cou étroit profondément enfoui dans une vieille chemise à carreaux, attendait que tombe enfin la nuit, la regardait descendre sur ses genoux et patientait depuis plus d’une heure au bord de la rivière de Morlaix, sur un petit délaissé de terrain tout au ras de la route, à peine quelques mètres avant le parking du quai du Bruly, à Locquénolé. Avant de quitter sa petite maison du Relecq, aux confins des Monts d’Arrée, pour se donner du cœur à l’ouvrage, il s’était versé, en tremblotant, un petit demi-verre de porto qui lui avait longuement râpé la gorge, puis enflammé le ventre. Une bouteille, recouverte de poussière et oubliée depuis si longtemps, qu’il était allé chercher, en allongeant le bras, tout au fond du placard de sa cuisine. Il est vrai qu’il s’était refusé la moindre goutte d’alcool depuis bientôt dix ans. Et d’ailleurs, tout plaisir de la vie. La dernière fois qu’il en avait bu un verre, c’était avec sa femme Clarisse pour leurs cinquante ans de mariage. Leurs noces d’or, cinquante années d’amour qu’ils avaient souhaité fêter et célébrer en toute intimité. Ils étaient même allés au restaurant à Morlaix, un restaurant pas trop cher, puis au cinéma, et rêvaient déjà à leurs futures noces de diamant. Ces dix prochaines années allaient passer tellement vite ! C’était la même bouteille noire et trapue, à l’étiquette dorée, sur laquelle une femme dansait, tournant sur elle-même sur la pointe des pieds et les bras haut levés. Nul n’y avait touché durant toutes ces années. Ambroise Lachuer avait laissé la bouteille et le verre sur la table et quitté sa petite maison, dans la lumière ocrée et pourpre du soir qui déclinait doucement vers l’ouest, au-delà des pentes rousses et des chicots d’ardoise du Roc’h Trévézel. La nuit montait lentement de la rivière et s’élevait en écharpes douces, torsades et volutes de brume, et l’eau noire et lourde fumait, semblait bouillir comme un baquet de lessive. Le petit homme, tapi derrière son volant, ne quittait pas des yeux la petite place, sur sa droite, juste à quelques mètres devant lui et la silhouette d’une grande femme, maigre et tordue, toute vêtue de noir, qui allait et venait du quai à la route et parfois la traversait pour venir regarder à travers la vitrine de la crêperie située juste en face. Elle marchait lentement, avec des allures de vieille sorcière, poussant loin devant elle sa maigre poitrine et ondulant de ses hanches étroites. Ambroise en connaissait les habitudes, l’avait déjà guettée à quantité de reprises, et le moindre de ses gestes lui était familier. Puis la longue silhouette funèbre retournait sur la petite place, face à la mer. La marée était haute à cette heure-là, et les vagues battaient le quai, sans doute un reste de la houle du large, en cette fin de grande marée et après quelques jours de vent d’ouest assez v*****t. La femme qu’il guettait, faisait ce va-et-vient tous les soirs et le froid, à la mauvaise saison, la pluie battante, la grêle ou même la neige ne la décourageaient jamais. Ambroise Lachuer quitta enfin sa voiture, en referma la portière avec précaution, évitant de la claquer, et s’approcha doucement de la femme, alors que, le dos tourné, elle passait derrière un fourgon arrêté sur la petite place. Arrivé auprès d’elle, il prit de loin son élan et, de toutes ses forces, la poussa dans le dos. Il y avait mis toute l’énergie et toute la rage dont il était encore capable à son âge. C’étaient là plus de vingt années de haine concentrées en un seul geste. La femme en noir partit en avant, bascula et s’abattit à plat sur l’eau en poussant un petit cri pointu, couvert par le rugissement d’une grosse moto qui passait sur l’autre rive, sur la route du Dourduff, devant la maison Cornic. Notre petit homme prit tout juste la peine de jeter un coup d’œil rapide en contrebas du quai, la regarda se débattre un bref instant, jupes en éventail, grand nénuphar noir et grotesque, puis rapidement s’enfoncer et couler à pic. Un large sourire illumina son visage étroit et ridé, puis, d’un coup, il se retourna et trottina tout menu jusqu’à sa voiture. Il semblait léger et sautillait comme un petit moineau. On eût même dit qu’il dansait ou qu’il allait s’envoler. Il opéra vivement un demi-tour sur la route et prit la direction de Morlaix. Le trajet du retour lui parut très court, et il se surprit à fredonner une chanson à la mode au temps de sa jeunesse, La Vie en rose, lui qui n’avait jamais eu la moindre envie de chanter depuis tant d’années. Arrivé chez lui au Relecq, il rangea la voiturette dans le garage dont il verrouilla soigneusement la porte, entra dans sa salle à manger, saisit un cadre argenté sur le lourd bahut breton à décor de galettes, une photo de mariage où, tendant la main à un petit homme tout raide qui redressait le menton dans son complet anthracite, semblant étranglé par sa cravate, une jeune femme brune regardait fixement l’objectif de ses petits yeux noirs et effarés. Il l’embrassa dévotement et à plusieurs reprises, claquant bruyamment des lèvres et les poussant en avant, le présenta devant ses yeux en levant haut les bras. — Tu vois, Clarisse, ma chérie, mon amour, je l’ai eue, je l’ai eue enfin, cette sale vache, cette vieille s****e ! J’ai bien fait d’attendre toutes ces années. Pardonne-moi, j’ai peut-être même attendu trop longtemps, mais je voulais attendre le jour de nos noces de diamant. Cette fois-là, ça y est enfin ! Je l’ai poussée dans la mer, à Locquénolé, juste devant chez elle, Elle ne doit pas savoir nager et j’espère bien qu’elle est déjà crevée à l’heure qu’il est, que les crabes verts et les poissons vont lui manger sa sale gueule, lui arracher sa langue de p**e, et que les crevettes et les bigorneaux perceurs vont lui entrer très profond dans le derrière. Elle ne méritait pas davantage, cette g***e, et quel bon débarras ! Une saleté de moins à la surface de la terre. Elle t’a tellement fait souffrir durant toutes ces années ! Je t’ai vengée, j’y ai mis le temps, je le sais bien, mais j’ai choisi et attendu le jour, et j’ai quand même réussi. Je l’ai eue enfin, elle est crevée à l’heure qu’il est, tu peux enfin reposer tranquille, mon amour. Ambroise Lachuer reposa le cadre argenté avec d’infinies précautions, l’orienta avec minutie, à gauche, puis à droite, se reprit à deux reprises, reculant de quelques pas, puis avançant d’autant, penchant la tête d’un côté, puis de l’autre et ne le quittant pas des yeux, et, satisfait, se retourna enfin. Il se servit un verre de porto, un grand verre cette fois-là, rempli à ras bord, le tendit en direction du cadre argenté, le but d’un trait, se torcha la bouche d’un revers de manche, puis rangea la bouteille tout au fond du placard. Il passa son verre sous le robinet, l’essuya, y enfonçant profondément le pouce, le remit dans le buffet, se frotta les mains, un large sourire sur son visage étroit, puis monta légèrement l’escalier en sifflotant, et alla se mettre au lit avec la conscience et la fierté du devoir enfin accompli. Il chantonnait encore La Vie en rose en repliant et tapotant soigneusement sa courtepointe rouge.
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