Prologue II

1717 Words
PROLOGUE IIBaie de Morlaix. Château du Taureau. Lundi 13 juillet 2015. Xavier Delarue avait embarqué sur Le Cormoran qui, parti de la cale du Kelenn à Carantec, accostait maintenant au château du Taureau. Les touristes, massés sur le pont, appareils photo et téléphones portables à bout de bras, mitraillaient tout ce qui se présentait à leur portée. Le granit du débarcadère était mouillé et glissant. Un matelot donnait le bras aux passagers pour les aider à descendre du bateau et poser sur le sol un premier pas prudent. Un jeune homme en parka vert bronze, portant un petit sac de toile en bandoulière, descendit comme les autres, en prenant garde de ne pas trop mouiller ses chaussures aux vaguelettes qui assaillaient les marches de granit usé, et monta, porté par le mouvement de la foule, l’escalier de pierre inégal, s’accrochant à la rambarde mangée de rouille. Il se mêla aux visiteurs qui franchissait le pont-levis et pénétrait dans l’ombre de la cour de la vieille forteresse. Un pavillon claquait au vent, au sommet de la tour, et la drisse cliquetait sur le mât. La mer, inlassablement, battait le rocher au pied de la forteresse. Le jeune homme écouta un instant le guide, une jeune femme blonde, plutôt jolie, qui, juchée sur une estrade évoquait, en forçant la voix, l’histoire du château. Il avait été construit sur un rocher appelé le Taureau pour arrêter les Anglais qui venaient piller et ravager le pays de Morlaix. Elle exposait les différents avatars de la bâtisse au cours des siècles. Ancienne forteresse militaire devenue ensuite prison, elle avait été la villégiature estivale d’une dame de la haute société parisienne qui l’aménagea, la meubla et la décora à son goût et qui, tous les étés, y menait grand train et joyeuse vie avec de nombreux invités de marque. Le fort devint ensuite une école de voile pendant une vingtaine d’années. Puis, durant une longue période, il fut laissé à l’abandon, ouvert à tous les vents et livré aux rats de grève, aux goélands et aux vandales de tout poil. Enfin, restauré à grands frais, le Taureau avait été rendu aux touristes qui venaient en foule, à la belle saison, le visiter depuis Carantec ou Plougasnou, de l’autre côté de la baie. Plus de vingt mille visiteurs par an. Le jeune homme à la parka verte monta sur la terrasse du Taureau. La pierre chauffait sous le soleil. Une odeur d’algues et de marée se mêlait à celle des produits solaires. Des odeurs de vacances. Il resta un long moment à regarder la mer, accoudé sur le parapet. La fin de la visite, qui durait environ une heure, était annoncée par deux sons de cloche distants de quelques minutes. Au second, il fallait impérativement regagner le bateau. Il avait décidé de laisser partir le dernier bateau et de se cacher dans l’échauguette nord, au coin de la terrasse, et de se laisser enfermer dans le château. Il écouta les derniers bruits de pas sur le pont-levis et celui de la lourde serrure. Il suivit des yeux le bateau qui s’éloignait et passait auprès de l’île Louët en direction de Carantec. Il était désormais seul dans la forteresse, vaste et lourd vaisseau de pierre posé au milieu de la baie. Il tenait à la main un livre ancien, broché, aux coins noircis, racornis et rebiqués, à la couverture beige, et qui paraissait avoir déjà beaucoup servi. Il se tenait accroupi, recroquevillé au coin du mur. Les mains aux genoux et serrant fort le livre contre son ventre, il avait décidé de passer la nuit seul sur la terrasse à contempler les étoiles. Il avait enfin le château pour lui tout seul. Toute une nuit. Il réalisait enfin son rêve. Un peu plus tard, il entra dans la cellule de Blanqui, au premier étage de l’unique tour du château et qu’on appelait la Tour Française. C’était une cellule basse et voûtée, sans cheminée, puant le salpêtre et l’humidité, située tout juste auprès du mécanisme du pont-levis. Une petite fenêtre, protégée par des barreaux en fer forgé, donnait sur la cour intérieure. Ainsi assis, dos au mur, il attendit l’obscurité et avait dû s’assoupir. La fraîcheur de la nuit le réveilla. Il monta sur la terrasse et s’absorba dans la contemplation des étoiles car il avait aussi apporté une carte du ciel. Sa lampe au front, il se reportait à l’ouvrage de Blanqui, L’Éternité par les astres, dont il ne se séparait jamais. Il y eut soudain le claquement du grand loquet, un long grincement, et le bruit des gonds la porte qu’on ouvrait. Une silhouette noire se glissa dans le château. Penché tout au bord du parapet, pour essayer de voir l’entrée de la cour intérieure, Xavier Delarue restait tendu et tous les sens en éveil, lorsqu’il perçut un glissement dans son dos et ressentit une présence. Il n’eut pas le temps de se retourner qu’il reçut un choc v*****t à l’arrière de la tête, puis qu’aussitôt, un bras lui passa sous une jambe, une autre sous le buste, et il se sentit à la fois renversé en avant et soulevé. Il avait instinctivement passé son bras en arrière pour essayer de s’accrocher et de se retenir et sa main avait tout juste frôlé une surface froide, mouillée et lisse comme la peau d’un squale. Il se sentit roulé et poussé sur la pierre du parapet, partit en avant sans un cri et son corps s’écrasa sur le pavé de la cour intérieure avec un claquement sec, comme un sac de sable. Du sang jaillit de sa bouche puis s’écoula de ses oreilles, serpenta au sol et s’infiltra lentement dans le creux des joints, entre les dalles d’ardoise. L’ombre noire ramassa le sac, le fouilla, puis s’éloigna, abandonnant le livre de Blanqui auprès du banc sur la terrasse. La cour du château et ses hauts murs résonnèrent encore quelque temps de bruits sourds, de chocs de métal clair et de raclements lourds, un peu comme les frottements de grosses pierres sur d’autres blocs et que l’on cherchait à déplacer, que l’on glissait l’une sur l’autre ou que, peut-être, l’on remettait en place. Quelqu’un, de toute évidence, remuait de lourdes pierres, quelque part au fond de l’antique forteresse. La longue silhouette noire, fine et souple, se coula dans l’entrebâillement de la porte, gagna le pont-levis qui vibra et craqua un peu sous ses pas, puis disparut dans un bruit d’eau vivement remuée. Une demi-heure plus tard, aux alentours de minuit, une nouvelle ombre, portant un bonnet péruvien rouge et bleu, entra doucement dans la forteresse, hésita et se dirigea à droite, directement vers l’escalier de la terrasse dont il fit le tour, projetant devant lui le mince pinceau d’une lampe de poche qui produisait une lumière pauvre et intermittente. Il s’arrêta un moment pour regarder un livre qui traînait à terre et fixa sur lui le halo de sa lampe. Il n’y toucha pas, évita de le ramasser puis redescendit à l’entrée de la cour intérieure. Il appela doucement et de plus en plus fort. Insista. Personne ne lui répondit. Sa voix faisait écho et résonnait lugubrement entre les lourdes murailles de granit. L’ombre au bonnet de laine ne s’attarda pas dans le château, sembla prendre peur et en sortit précipitamment. Il s’éloigna en pagayant nerveusement sur son kayak de mer. Plus tard, il y eut encore des bruits de moteur hors-bord. Un homme amarra son zodiac noir à la rambarde du débarcadère et fit descendre de l’embarcation un grand chien blanc. Il portait un ciré jaune et un bonnet de laine profondément enfoncé sur la tête. Il sortit une grosse clé de la poche, mais trouva la porte déjà ouverte et laissa échapper un juron. Une puissante lampe de poche balaya les murs, fouilla les pièces et l’obscurité de tous les cachots. Il y eut des ordres secs d’un maître qui rappelle son chien et des allées et venues nerveuses. Il visita toutes les salles, emprunta tous les escaliers et promena le faisceau de sa lampe dans tous les recoins. Il monta sur la terrasse, vit un livre par terre, auprès d’un banc. Il était sûr que la veille, lors de sa dernière ronde, avant le départ du dernier bateau de la journée, ce livre ne se trouvait pas là. Ce n’était pas possible, il en était sûr et certain. Il vérifiait tout avec minutie avant de quitter le château. Il y braqua sa lampe, le poussa du pied, mais ne le ramassa pas. C’était un livre ancien à la couverture brune et aux titres rouges. Quelqu’un était donc entré dans le château depuis sa fermeture après le départ du dernier bateau de touristes de la soirée. Quelqu’un qui était peut-être là encore et le visiteur au ciré jaune regrettait de ne pas, cette fois-là, avoir apporté son fusil de chasse, ce qu’il faisait pourtant assez souvent. Avec son chien, il chercha et fureta partout, ne trouva personne, hésita au moment de partir, mais ne referma pas la porte à double tour comme il en avait l’habitude. Il choisit de la laisser ouverte. Il quitta le château, au ralenti de son moteur, passa auprès de l’île Louët où les lumières étaient désormais éteintes. Seul le phare, à l’extrémité ouest de l’île, une tour blanche carrée au sommet noir, au pignon d’une petite maison, projetait des éclats verts. Trois occultations toutes les douze secondes. Les locataires qui séjournaient sur l’île ces deux derniers jours avaient dû aller se coucher, saoulés par les embruns et le remuement inlassable de la mer autour de leur petit paradis temporaire et tarifé, loué et disponible pour seulement quarante-huit heures. Bien plus tard encore, très tard même, vers la fin de la nuit, un autre zodiac, très gros et rouge celui-là, équipé d’un moteur hors-bord puissant aborda le débarcadère du château. Il y eut des cris d’hommes et des cris plus aigus de femmes, comme des vociférations d’ivrognes et des rires. Puis, au bout d’une dizaine de minutes, le bateau s’éloigna dans un rugissement de moteur violemment sollicité et prit le chenal de Tréguier, vers Térénez et Plougasnou. Enfin, l’antique forteresse retourna au silence et se renferma sur ses mystères. On n’entendait plus que le bruit des lourdes gouttes tombant du plafond de la poterne et s’écrasant sur le dallage de granit, le battement et le fracas des vagues sur le rocher du Taureau, le cliquetis incessant de la drisse du pavillon contre le mât, tout au sommet de la tour, et, vers l’est, le halètement de l’éolienne de l’île Noire qui ahanait et brassait opiniâtrement la nuit. À l’ouest, au-delà des clochers de Saint-Pol-de-Léon et de l’île de Batz, l’orage grondait et roulait sourdement, un orage de mer qui éclata vers quatre heures du matin. La pluie se mit à tomber, lourde et drue, accompagnée d’éclairs et de violentes bourrasques, un véritable déluge qui ne s’arrêta qu’au lever du jour.
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