Chapitre I

2851 Words
IJ’enquêtais dès le début de cette semaine-là sur les circonstances de la noyade d’une femme que la mer, en se retirant, avait abandonnée dans la vase en contrebas de la cale du Bruly, à Locquénolé. Un ostréiculteur qui, très tôt le matin, empruntait le quai pour rejoindre son chaland amarré au milieu de la rivière, avait découvert un corps gisant à plat ventre sur la grève, le visage enfoui dans la vase et les bras en croix. Il avait aussitôt alerté les gendarmes de Saint-Pol-de-Léon et les pompiers de Morlaix. On reconnut le cadavre de Germaine Nuz, une femme bien connue de tous dans la commune, une vieille mégère qui, disait-on, s’attaquait à tout le monde depuis des années. La thèse d’un accident ou peut-être d’un suicide paraissait a priori évidente, et pour les gendarmes, arrivés rapidement sur les lieux, l’affaire semblait d’avance classée. Le médecin légiste, après examen du cadavre, avait délivré le permis d’inhumer et les obsèques avaient eu lieu, deux jours plus tard, en l’église de Locquénolé, une église en travaux, glaciale et humide en dépit de la saison, et pratiquement vide, suivies de la crémation à Landivisiau, en présence d’une toute petite poignée de personnes. Tout au plus le personnel de l’établissement. Même ses enfants n’avaient pas pris la peine de faire le déplacement. Mais très vite, étrangement, dans toute la commune, une rumeur naquit, enfla et se répandit comme une traînée de poudre. On parlait d’un crime et non plus d’un accident. Personne, en réalité, ne voulait croire à la thèse de l’accident, encore moins à celle du suicide. Pierrette Kerfriden, Madame le maire de la commune de Locquénolé, était venue voir la commissaire Évelyne Lemétayer, ma supérieure hiérarchique, qui dirigeait depuis quelques mois la police à Morlaix1 et qu’elle connaissait personnellement depuis leurs communes études sur les bancs des amphithéâtres de la faculté de droit de Rennes. Elle voulait que l’on fît toute la lumière sur ce décès et surtout qu’on fît taire la rumeur qui ne cessait d’enfler, de se développer et de se répandre. C’était même un véritable torrent qui gonflait sans cesse. Les journaux locaux, Le Télégramme et Ouest-France, ne manquaient pas de s’en faire l’écho, nourrissant et renforçant davantage encore les racontars dans la commune. Ma patronne m’avait donc fermement chargé d’intervenir, de mener mon enquête et de tirer cette affaire au clair. Surtout de trouver le moyen de mettre fin à tous ces bruits qu’elle qualifiait de dérangeants et même de néfastes pour Madame le maire qui allait se présenter dans quelques mois, en bonne place sur une liste, à des élections régionales et lui avait confié que ces désordres nuisaient à son image auprès des électeurs et aussi à l’image même de sa commune. Ma supérieure souhaitait donc une enquête rapide, efficace et discrète. Nous avions aussitôt conclu un accord avec les services de la gendarmerie, comme nous le faisions désormais assez souvent et j’avais ainsi toute liberté pour mener le travail à ma guise. J’en étais donc à l’enquête de proximité en compagnie de l’un de mes adjoints, le capitaine Arsène Le Treut. Nous interrogions méthodiquement voisins et connaissances de la victime. Personne ne s’étonnait de la mort de Germaine Nuz, et, étrangement, les habitants de la petite bourgade, dans leur très grande majorité, ne dissimulaient pas leur satisfaction, s’en réjouissaient même et applaudissaient ouvertement. Une commère, disait-on, et même une mégère qui cherchait querelle à tout le monde depuis tant d’années et que tous fuyaient comme la peste. Une situation qui durait depuis au moins dix ans. On disait aussi qu’elle avait laissé mourir ses vieux parents de solitude et de misère, indifférente à leur sort et refusant même d’en entendre seulement parler. Un parfait gibier de psychiatre, et aussi de sexologue ajoutaient certains, lâché dans la nature, en liberté absolue, et que nul n’avait jamais été en mesure de contrôler. Nous n’avions aucun mal à obtenir des renseignements sur elle. Tous voulaient nous en parler et venaient spontanément à notre rencontre. Nous recherchions des témoignages, et, de fait, nous en avions beaucoup. Beaucoup trop même. Une quantité. Mais tous pratiquement identiques. Pour ainsi dire, des calques pris les uns sur les autres. Du copié-collé. Germaine Nuz était restée veuve à soixante ans. Son mari, Emmanuel, Manu pour tout le monde, avait eu, plaisantait-on à Locquénolé, l’excellente idée de s’offrir un brutal arrêt cardiaque, quelques années auparavant. Enfin délivré, le pauvre homme ! Elle avait eu deux fils et une fille, qui vivaient au loin, le plus loin possible assurément, ne voulaient plus entendre parler de leur mère et avaient renoncé depuis longtemps à lui rendre une quelconque visite. Nous avions très vite compris que s’il nous fallait interroger tous ceux qui ne pouvaient pas la supporter, tous ceux qui étaient entrés en conflit avec elle et surtout tous ceux qui avaient eu, plus ou moins, envie de la supprimer, nous allions en avoir pour plusieurs semaines d’enquête de voisinage. Elle faisait contre elle l’unanimité absolue, et nous en étions même stupéfaits. J’avais l’impression que chaque habitant de la commune, et même au-delà, avait des motifs personnels, voire intimes, de lui en vouloir, de la détester, de la vomir, d’avoir envie de se venger d’elle et, à la limite, de souhaiter sa mort. Et même de vouloir la tuer. On affirmait dans le bourg que même les crabes verts du port, d’ordinaire si acharnés et si voraces, n’en avaient pas voulu, ne lui avaient pas crevé les yeux ni arraché sa langue de vipère. On le regrettait vivement et en termes assez crus. Elle avait gâché la vie de tellement de gens et s’était fait une telle quantité d’ennemis… On nous la décrivait avec force détails, on nous la mimait, et au bout de quelques jours, nous avions l’impression de la connaître depuis toujours, d’avoir en permanence son portrait sous les yeux et même d’avoir été nous-mêmes au nombre de ses victimes. Un véritable personnage d’un roman de Zola. Maigre, voûtée et sèche, elle avait un visage étroit et chafouin de musaraigne, constellé de taches de rousseur, un menton pointu en grande partie avalé dans une bouche édentée, des cheveux en désordre, couleur vieille serpillière, aux extrémités roussâtres, sans doute lointain vestige d’une très ancienne teinture. Elle les escamotait parfois sous un chapeau arrondi et ventru, semblable à un pot de chambre, ou sous un fichu grisâtre et effrangé, et avançait d’une démarche raide et saccadée, fagotée toute l’année des mêmes nippes noires, sales et défraîchies, qui lui donnaient une allure de sorcière. Il ne lui manquait que le chapeau noir pointu et le balai serré entre les cuisses. Germaine Nuz n’avait jamais un mot aimable pour personne, salissait tout ce qu’elle approchait, de près ou de loin, et allait au hasard des ruelles du petit bourg, son nez pointu en l’air et le regard farouche, surveillait les fenêtres et épiait par-delà le mur des jardins, l’insulte et le sarcasme à la bouche. Elle s’efforçait de pousser en avant sa maigre poitrine, la tête en arrière, roulant mécaniquement des épaules et des hanches, d’une démarche raide de vieille ourse bancale, fixant effrontément les gens qu’elle croisait, les toisant et les fusillant de ses yeux globuleux et ahuris de vieille chouette, derrière des lunettes aux verres épais comme les hublots des scaphandriers. Germaine Nuz passait le plus clair de ses journées dans le jardin public, au bas du bourg et au bord de la route de Carantec, sans beaucoup changer de place, assise sur un banc auprès de la fontaine ou sur l’une des marches basses du monument aux morts. Elle y restait des heures, été comme hiver, et par tous les temps, à commérer avec toutes les personnes de rencontre, à arrêter les promeneurs et à leur dire tout le mal possible de ses voisins et de tous les habitants de la commune. Elle fouillait dans leur vie privée, dans leur passé, dans leurs affaires de famille, recueillait, et inventait au besoin, des propos malveillants sur les uns et les autres, qu’elle répandait ensuite dans le bourg en les transformant à sa guise et les amplifiant à l’infini. Elle promenait, en bout de laisse, un vieux teckel noir et feu, pelé, perclus d’arthrose, qui boitait bas et traînait les reins au sol. Elle ne lui laissait pas le moindre centimètre de liberté, le tirait sèchement en arrière si la pauvre bête voulait flairer le coin d’un mur ou si elle s’avisait de lever la patte sur une quelconque touffe d’herbe. La promenade rituelle et calculée de son chien lui offrait le prétexte pour aborder d’autres propriétaires de chiens, du moins ceux qui avaient l’imprudence de s’arrêter et d’accepter de bavarder avec elle. Mais la plupart des gens s’efforçaient de l’éviter, changeaient de direction ou de trottoir, tiraient sèchement leurs enfants par la main, quand elle allait vers eux. Le soir tombant, elle descendait tout en bas de chez elle, sur le port du Bruly, auprès de la route en corniche qui mène à Carantec, où elle s’attardait à regarder passer les voitures, à interpeller les rares passants ou les derniers pêcheurs qui rentraient de mer, à guetter à travers la vitrine les clients de la crêperie qui dînaient en face, de l’autre côté de la route de Morlaix, à observer et à détailler le contenu de leurs assiettes, le nez au carreau, grimaçant et grommelant entre ses dents des commentaires aigres et malveillants. La crêpière abandonnait régulièrement ses poêles et la chassait, la coursait parfois, en la menaçant du manche de son balai. Mais elle revenait aussitôt, inlassablement, insistante et vibrante comme une mouche bleue à l’assaut d’une charogne. Germaine Nuz avait largement dépassé les soixante-dix ans, mais avait encore bon pied, bon œil, et l’incroyable énergie que procurent la méchanceté et la volonté acharnée de nuire aux autres, coûte que coûte, et par tous les moyens. L’enquête me semblait compliquée, parce qu’apparemment trop simple et trop facile, et nous n’avancions guère. Nous avions sans cesse l’impression de piétiner et de tourner en rond. D’autant que les circonstances criminelles n’étaient pas du tout avérées. Tout juste une rumeur publique qui, on le sait bien, n’est jamais tout à fait fiable. Nous avions aussi le témoignage contestable et invérifiable de ce gamin de six ans. Je pensais que Germaine Nuz avait, après tout, très bien pu glisser sur le quai et tomber à l’eau toute seule ou, qui sait, en vertu d’on ne sait quel éclair de lucidité, en avoir eu assez de son existence de vieille sorcière rejetée de tous et, en raison même de sa méchanceté, pratiquement mise au ban de l’ensemble de la population, et avoir ainsi fait le choix miraculeux pour tous d’en finir avec sa vie de merde et de se jeter d’elle-même dans le port. Mais, en réalité, je ne croyais guère à son suicide. C’eût été trop beau pour être vrai. On revenait donc à ce témoin, ce garnement de six ans qui jouait au bord de la route devant la crêperie où dînaient ses parents et qui avait déclaré sans donner davantage de précisions avoir vu un homme pousser une femme à l’eau et partir en courant. Ses parents, tout à leur dégustation de crêpes et à leur bolée de cidre, n’en avaient tenu aucun compte et n’avaient pas quitté leur table. Le lendemain, d’autres clients de la crêperie, se souvinrent des paroles de l’enfant et répandirent la nouvelle dans la petite commune. Sur la foi, pourtant fragile, de cette rumeur publique, nous avions donc commencé par rendre visite à la crêperie “La Bilig du Bruly” où, assurait-on maintenant un peu partout, un petit garçon aurait vu un homme pousser Germaine Nuz à la mer. Armelle Jolivet, la crêpière, nous reçut avec un large sourire et, présentations faites, nous proposa une bolée de son meilleur cidre. Arsène, ravi, accepta la proposition et je déclarai, compte tenu de l’heure trop matinale, préférer un café. Ronde, joufflue, rose et joviale, en tablier blanc à dentelle sur une jupe noire, notre crêpière affichait un air de santé florissante et les marques d’une heureuse humeur, insolente et communicative. Elle attirait d’emblée la sympathie. Nous lui avions exposé en détail les motifs de notre visite. — Je m’en souviens très bien. C’était vers la fin du service du soir, vers vingt-deux heures. J’avais eu beaucoup de clients ce soir-là et j’étais submergée de travail, complètement épuisée, d’autant que Nathalie, mon employée, avait pris quelques jours de congé pour le mariage de sa fille. Le gamin était là, dans le coin de la salle, près de la vitrine. Cédric, il s’appelait. Ses parents le reprenaient sans cesse, mais il n’en tenait aucun compte. Il ne tenait pas en place, dérangeait les clients des tables voisines, entrait et sortait de la crêperie et s’avançait sur la route. Ses parents lui demandaient sans arrêt de faire attention aux voitures, mais il m’avait tout l’air d’un affreux garnement qui ne voulait écouter personne. Un sale gosse mal élevé et infernal et des parents déjà complètement dépassés par un gamin de moins de six ans. Pour moi, une petite merde, une tête à claques. Il a vraiment gâché le repas de tous mes clients, ce soir-là. Je me souviens qu’à un certain moment de la soirée, il est entré dans la crêperie en coup de vent et a dit : « Le monsieur, il a poussé la dame dans la mer. » — Il a bien dit « Le monsieur », c’est déjà pour nous un point important. On a au moins une idée du sexe de l’agresseur présumé ou même supposé… — Oui, j’en suis certaine. Je me souviens très bien de la phrase du garçon et de sa petite voix pointue de petite peste. On l’avait assez entendue et subie pendant toute la soirée ! — Vous n’avez pas pensé à aller voir dehors ? — Non, j’étais en plein travail, j’étais même complètement débordée. Je ne prépare rien d’avance, je ne réchauffe jamais mes crêpes. Je les fais à la demande. À cette heure-là, c’est le gros coup de feu, je n’ai pas le temps de quitter mes poêles, tout juste le temps de relever la tête et de jeter un coup d’œil vers la salle. J’avais vraiment la tête dans le guidon. Et, en plus, je devais assurer le service, car, je vous l’ai déjà dit, mon employée était absente. Alors, aller voir ce qui se passait dehors, ce n’était même pas imaginable. — Et vos clients, qu’ont-ils fait ? Personne ne s’est levé de table pour aller voir ce qui se passait de l’autre côté de la toute ? — Non, personne n’a bougé ni tenu compte, sur le coup, de ce que racontait le gamin. Il avait indisposé tout le monde et, je vous le répète, vraiment gâché le repas de ses parents et même de tous les clients de la salle qui soupiraient et râlaient tout bas entre eux. Chacun était occupé par la conversation de sa table et le moutard était tellement turbulent et insupportable que tous s’efforçaient d’en ignorer l’existence ; pensant que le garçon avait simplement voulu se rendre intéressant, personne ne s’est levé de sa chaise pour aller voir ce qui se passait dehors. Puis la soirée s’est déroulée normalement. Les clients partis, j’ai fait le ménage, puis mes comptes, et je suis allée me coucher. J’habite là-haut au-dessus de la crêperie. J’y ai repensé quand, le lendemain matin, j’ai appris qu’on avait trouvé Germaine Nuz, son nez pointu enfoncé dans la vase, là devant, face au parking. Elle était là dans son élément, la vase et la merde, cette vieille baleine malade échouée sur la grève. J’aurais évidemment voulu voir ça, comme tout le monde à Locquénolé. — Vous ne l’aimiez donc pas beaucoup… — Évidemment que non, et même pas du tout ! Et je ne vous en dis pas assez ! Mettez-vous à ma place ! Elle venait presque tous les soirs me provoquer à travers ma vitrine, y coller son nez de fouine et narguer grossièrement mes clients. La tête haute, le regard fixe et méprisant. Je lui ai souvent couru au cul avec mon balai ou une bassine d’eau froide. Je lui ai même mis des coups dans ses mollets et aspergé ses fesses en gouttes d’huile ! Ne comptez pas sur moi pour la pleurer ou la regretter, cette vieille morille desséchée. Alors là, pas la moindre seconde ! Je ne mouillerai sûrement pas le plus petit coin de mon mouchoir ! Pas question, jamais de la vie ! Ni moi ni d’ailleurs personne dans toute la région. Entre nous, bon débarras et qu’elle aille au diable, cette puanteur ! — Le jeune garçon a donc dit qu’un monsieur l’avait poussée à l’eau. Vous croyez vraiment la chose possible ? — Absolument. La plupart des habitants de la commune se seraient disputés violemment pour avoir ce plaisir-là et même cet honneur suprême. Moi-même, certains soirs, je crois que je n’aurais pas hésité une seconde. Plouf, son petit cul étroit dans l’eau, à la Germaine Nuz, et joyeux rendez-vous avec les crabes verts et les poissons voraces aux petites dents pointues… J’espérais que ces clients de la crêpière, les parents de l’enfant, eussent payé par chèque ou par carte bancaire, auquel cas Guy aurait certainement su les retrouver grâce aux facturettes du jour qu’Armelle Jolivet s’apprêtait à nous remettre, serrées dans un petit élastique. Pas de chance, la crêpière se souvint alors que ces clients avaient payé leur repas en argent liquide, qu’elle ne les connaissait pas, qu’elle ne les avait jamais vus et encore moins revus. Ainsi aucune chance de les retrouver par ce moyen. C’étaient, de toute évidence, des touristes de passage. Cette piste se refermait donc, pas même entrouverte. Cependant, ce témoignage du gamin, peu fiable et même impossible à vérifier, entretenait le doute tandis qu’au fil des heures, la rumeur enflait et déferlait sur la commune comme un torrent qu’aucun barrage n’aurait pu contenir. Elle se résumait à quelques mots qui circulaient rapidement de porte en porte, de fenêtre à fenêtre, d’un téléphone à l’autre et de réseau en réseau : « Germaine Nuz a été trouvée noyée dans le port, elle a enfin été assassinée, tant mieux et bon débarras, mais on ne sait pas encore par qui. Deux policiers de Morlaix sont même arrivés à Locquénolé et ont commencé à interroger les habitants. » 1 Voir Les Amours Noires du Léon, même auteur, même éditeur.
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