Chapitre II-1

2022 Words
IIMorlaix. Lundi 20 juillet 2015. Ce matin-là, j’étais déjà dans mon bureau, un peu avant huit heures, et je parcourais rapidement Le Télégramme du jour, me contentant provisoirement du survol des plus gros titres, me dépêchant d’en arriver aux pages sportives, mes préférées évidemment, quitte à revenir en arrière pour une seconde, voire souvent une troisième lecture, et je m’apprêtais à passer une nouvelle journée à faire du porte-à-porte à Locquénolé, en compagnie de mon collègue, le capitaine Arsène Le Treut. Une nouvelle expédition en ce lieu ne l’inspirait pas vraiment et il déclarait haut et fort, et à qui voulait l’entendre, qu’un bourg comme celui-là, où tous les cafés étaient désormais définitivement fermés, où l’on ne pouvait même plus boire un verre ou acheter un paquet de cigarettes, n’était qu’un désert culturel qui l’indisposait fortement, lui procurait comme un avant-goût de l’enfer et méritait d’être, à tout jamais, rayé de la carte. On frappa deux coups pointus à la porte de mon bureau que l’on poussa sans attendre ma réponse. On ne m’avait même pas laissé le temps de lever la tête. C’était ma jeune collègue, la belle Joana Mélion. L’apparition matinale, le phénomène, au sens exact et premier du terme ! Je m’amusais de son nom de famille, « Violette » en breton, qui lui convenait à merveille. Elle était, en effet, une petite fleur des champs, fraîche et sauvage, et ne devait pas savoir qu’elle s’appelait ainsi, car je ne lui en avais jamais parlé. À dessein, car il y a tant de gens en Bretagne qui ignorent la signification du nom de famille qu’ils portent, et fort heureusement pour certaines d’entre eux ! Elle s’immobilisa contre le chambranle de ma porte, ses jambes interminables moulées dans un jean, un genou en avant, le ventre avançant un peu, le sourire aux lèvres, et ses longs cheveux bruns tombant dru sur ses épaules… — Bonjour Guillaume. As-tu passé un bon week-end ? — Pas grand-chose de passionnant. Jardinage, lecture, rangement paisible de ma maison, courrier très en retard, tri sévère dans mes paperasses et longue marche sportive sur les dunes de Cléder et de Sibiril avec mon petit chien Horace. Et toi ? Je suppose qu’avec Guy, vous avez encore passé votre temps à bricoler dans votre nouvelle maison de Plestin… — Oui, on s’est mis à démolir et à découper des cloisons ! À la meuleuse ! Quel boulot et quelle galère ! De la brique plâtrière ! J’ai avalé de la poussière rouge pendant deux jours et, même après plusieurs douches, j’en ai encore un peu partout. — J’irai vous donner un coup de main le week-end prochain ou le suivant. Je verrai… — Tu seras de toute façon le bienvenu, il y a de quoi faire et tu ne seras pas de trop. — Qu’est ce qui t’amène dans mon antre, de si bon matin ? — Tu peux descendre ? J’ai, dans mon bureau, une jeune femme qui est venue nous raconter une bien étrange affaire, une histoire de disparition pas banale du tout ! Son petit ami a disparu au château du Taureau à Carantec ! — Il est tombé à l’eau ? — C’est bien plus compliqué comme histoire. Il a pris le bateau pour visiter le château et n’est jamais revenu. Personne ne l’a revu depuis huit jours. C’est quand même bizarre, et c’est la seconde fois en une semaine que sa compagne vient le signaler au commissariat. Elle est déjà venue, il y a trois jours. Le collègue, à l’accueil, s’était contenté de rédiger une main courante. Tant de gens disparaissent, le temps d’une petite fugue, d’une bringue entre amis, d’une bouderie sentimentale, ou d’une escapade amoureuse, et réapparaissent comme par enchantement, la bouche en cœur, quelques jours après… Cette jeune femme est donc revenue nous voir et elle insiste. Viens, tu en sauras davantage et tu auras plus de détails en bas ! Je repliai mon journal, le claquai sur le bureau, me levai, certes un peu contrarié, et suivis Joana qui marchait devant moi dans le couloir, secouant ses longs cheveux, et qui ondulait, serrée dans son pantalon élastique qui soulignait une fossette profonde sous la fesse. Je réprimai une vague pensée coquine et me contentai d’un sourire amusé. Elle avait quand même, et très largement, l’âge d’être ma fille ! Une petite merveille à tous points de vue, tellement belle, vive et intelligente. Redoutablement clairvoyante et efficace dans son travail aussi. Et, en outre, ancienne championne d’Europe de boxe thaïe à laquelle il valait donc mieux ne pas se frotter… Elle s’effaça du buste pour me laisser entrer dans son bureau. Joana me présenta alors une jeune femme, Marion Sénéchal, esthéticienne de son métier, qui tenait depuis deux ans un institut de beauté, “Destination Beauté”, rue du Mur à Morlaix, presque à toucher la maison de la Reine Anne. Je lui donnai une petite trentaine d’années. Peut-être beaucoup moins. Il m’était difficile d’estimer son âge, car elle était outrageusement maquillée et pomponnée. Une véritable poupée Barbie. Elle avait dû s’asperger, ce matin-là, de la bonne moitié du flacon d’un parfum lourd et entêtant. J’étais bien évidemment incapable d’en identifier la marque. Vêtue d’un blouson de cuir incrusté de plaques métalliques brillantes, elle avait les cheveux longs et roses, tirés en arrière en queue-de-cheval, un rose bizarre et indéfinissable, tirant sur la couleur fuchsia, avec des nuances plus claires, d’autres plus sombres, et des dégradés, sans doute une création bien à elle et le résultat d’une mixture bien particulière. Elle avait des piercings dans les sourcils, dans les ailes du nez, un diamant aux deux coins de la bouche et, suspendues aux lobes de ses oreilles, d’énormes créoles. Des roues de bicyclette. Elle portait des chaussures montantes, imitation peau de léopard, grandes ouvertes, languette repliées et savamment laissées délacées. Derrière tous les artifices outranciers du visage, je remarquai sa carrure, les muscles de ses larges épaules qui saillaient et roulaient, tendant le cuir du blouson et je percevais une indéniable allure sportive. Seule la tête exagérément apprêtée était féminine. Le reste dégageait une impression de force et même de violence un peu sauvage. Je m’expliquais mal cette sorte de contradiction, ce désaccord intime entre cette tête de poupée peinte et ces allures de puissance qu’elle laissait paraître dans le moindre mouvement. Un indéfinissable mélange d’artifice féminin et de naturel plus viril et tout à fait sauvage qui m’étonnait. Toujours aux aguets et observateur, je me laissais aller à ces impressions assez contradictoires, les remettant à plus tard et au moment voulu. Marion Sénéchal nous raconta l’histoire étrange et inquiétante de la disparition de son compagnon dont elle était sans nouvelles depuis déjà une semaine. Étudiant à la faculté des lettres de Brest, il se passionnait pour les révolutionnaires et les utopistes du XIXe siècle, comme Babeuf, Saint-Simon ou Fourier, et tout particulièrement pour le révolutionnaire Louis-Auguste Blanqui sur lequel il projetait la rédaction d’un mémoire de maîtrise, plus précisément sur un ouvrage, L’Éternité par les astres, que Blanqui avait écrit à l’été 1871, durant sa captivité au château de Taureau. Il parlait aussi sans cesse d’un souterrain par lequel Blanqui aurait eu le projet de s’évader et dont l’entrée devait, selon lui, se trouver quelque part dans une cave murée à la base de la Tour Française ou de la salle d’armes. Il espérait en trouver l’entrée et, pour la dégager et pénétrer dans le boyau, avait emporté dans son sac à dos un ciseau à froid, une massette et une courte barre de fer. — J’avais beau lui dire qu’il n’y arriverait jamais, il y croyait malgré tout, s’entêtait et avait l’intention de dégager l’entrée du souterrain quand il l’aurait découvert. — Un souterrain au château du Taureau, vous êtes sûre ? — Il en parlait sans arrêt et il s’obstinait. Il n’avait plus que cela en tête, jour et nuit, Blanqui, son livre d’astronomie et surtout le souterrain. Il voulait en découvrir l’entrée, y descendre et le parcourir le plus loin possible, voire même jusqu’à la sortie. Il avait lu dans des livres et sur Internet que cette galerie partait du château du Taureau et aboutissait dans un vieux manoir quelque part dans la campagne de Plouézoc’h. — J’ai déjà entendu parler d’un souterrain dans ce château, il y a bien longtemps, mais je crois bien qu’il n’existe pas et qu’il s’agit d’une légende, presque d’un canular. On parle d’un souterrain dans tous les châteaux du monde et c’est un lieu commun de l’imagination populaire. Passer d’un endroit à un autre, sans danger et sans être vu, quoi de plus magique ? Vous croyez, vous, qu’il aurait pu le trouver et s’y engager ? — Je n’en sais rien. Comment le saurais-je ? Peut-être après tout… C’est possible… Je vous répète qu’il avait trouvé des documents et des indications dans de vieux bouquins et aussi sur Internet. Il avait tout le temps le nez fourré dans des plans du château et se passionnait vraiment pour l’existence de ce tunnel, sans doute même plus que pour Blanqui et son livre. Il m’assurait que Blanqui en connaissait l’existence, qu’il était sûr qu’il en avait découvert l’entrée durant ses six mois de captivité au château. Ou qu’il avait surpris une confidence à ce sujet, de ses gardiens peut-être, et projeté de l’emprunter pour s’évader. — Votre compagnon y croyait donc vraiment ? — Tout à fait. Il n’en démordait pas, je vous répète qu’il en parlait jour et nuit. Xavier était déjà allé à Carantec interroger là-dessus quantité de gens, des anciens stagiaires et des moniteurs de l’école de voile, d’anciens responsables aussi, et des vieux pêcheurs du coin. Mais la plupart ne croyaient pas en l’existence de ce souterrain, s’étaient moqués de lui, l’avaient traité comme un gamin, un illuminé, un intello un peu paumé et plusieurs d’entre eux l’avaient même carrément envoyé paître sans grand ménagement. C’est pourquoi son compagnon, nous expliqua-telle, avait décidé de se laisser enfermer dans le château, de passer la nuit dans le cachot et sur la terrasse, et ainsi de se mettre exactement dans les conditions matérielles qu’avait vécues Blanqui et, comme lui, d’observer les astres durant la nuit, de la terrasse du château. Il était parti, le lundi après-midi, soit huit jours plus tôt, du Kelenn à Carantec par le Cormoran, la navette bleu marine qui conduit les touristes au château durant toute la saison estivale. Il avait pris le dernier bateau de la journée, celui qui devait revenir à dix-huit heures à Carantec et personne ne l’avait revu depuis. Marion Sénéchal qui devait le reprendre le lendemain, le mardi midi n’avait, assurait-elle, trouvé personne à l’arrivée du bateau au quai du Kelenn. Ni plus tard dans la journée. Elle avait, disait-elle, patienté sur la plage et guetté les arrivées successives du bateau. Aucune trace de son compagnon… — Il avait donc vraiment décidé de se laisser enfermer à l’intérieur de château ? C’est tout de même une idée plutôt originale. Vous n’avez pas essayé de l’en dissuader ? — Si, bien sûr, mais je n’avais aucune chance d’y parvenir. Il avait souvent des idées assez bizarres, et il aimait jouer les Robinson et se passionnait pour toutes les situations de survie. Il aimait rester seul et pouvait rester des journées entières sans voir personne. À lire et surtout à ne rien faire. Juste à méditer et à regarder droit devant lui. Il disait qu’il aurait même aimé être navigateur solitaire, même s’il n’avait pratiquement jamais mis le pied sur un bateau. Sauf à l’occasion d’un stage d’Optimist d’une semaine au pont de Corde, quand il était au cours moyen à l’école primaire de Penzé… Quant à le faire renoncer à son projet, ce n’était pas possible. Xavier était obstiné et même têtu comme une mule, quand il avait quelque chose en tête… — Et là donc, il voulait passer la nuit à la belle étoile sur la terrasse du château du Taureau, dormir dans la cellule de Blanqui et franchir le chenal de Tréguier jusqu’à Plouézoc’h en empruntant un souterrain dont il devait auparavant découvrir l’entrée ? — C’était bien son projet et son idée fixe. Il avait retenu sa place sur le bateau par téléphone et devait retirer son billet au Kelenn, une demi-heure avant l’heure du départ. Je l’avais moi-même déposé sur le parking et, en attendant l’heure, nous avions pris un café à la terrasse de la crêperie, juste en face de l’embarcadère. Oui, il voulait absolument revivre les conditions dans lesquelles Blanqui avait vécu, et ainsi mieux comprendre, expliquait-il, la genèse et la signification de son livre. Il attendait beaucoup de cette aventure. Il voulait aussi dormir une partie de la nuit dans la cellule du vieux révolutionnaire, y affronter comme lui l’inconfort, la solitude et l’humidité. Il y avait aussi ce souterrain qui était, je le répète, devenu pour lui une véritable obsession. Il en parlait depuis longtemps autour de lui et à tout le monde, et ce projet le passionnait et l’occupait entièrement. Il avait préparé tout un équipement, s’était habillé chaudement, avait emporté de quoi manger, de l’eau dans une gourde, des outils dans un sac à dos, et aussi une bouteille de vodka pour, disait-il, tenir la nuit et se conserver au chaud ! — Pourtant, Blanqui ne disposait pas d’une provision de vodka dans sa cellule ! On lui donnait plus certainement à boire l’eau pourrie de la citerne du château, pendant que ses trente gardiens disposaient, en vertu même du règlement, de copieuses rations de mauvais vin. Votre compagnon a-t-il l’habitude de boire de l’alcool ?
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