OMNISCIENT
— Descendez, mademoiselle Perez, à moins que vous ne préfériez que je vous offre un spectacle devant tout le monde, lança Fernando d'une voix impérieuse, les yeux rivés sur elle.
À contrecœur, elle s'exécuta. L'idée de se retrouver à nouveau sur son épaule ne lui plaisait guère. Ils pénétrèrent ensemble dans une boutique au décor élégant, où la lumière tamisée accentuait l'atmosphère feutrée. En entrant, elle salua poliment, alors que Fernando, ou plutôt son futur époux, engageait déjà la conversation avec la gérante. La responsable s'éclipsa un instant avant de revenir avec un sourire professionnel.
— Veuillez me suivre, madame Herrera.
Le cœur de Cyana se serra à l'entente de ce nom. Elle déglutit sans réagir.
— Tu devrais t'y habituer, chuchota Fernando avec un sourire amusé. À mes côtés, on t'appellera souvent ainsi.
Suivant la gérante, ils descendirent un escalier discret menant à une section plus privée de la boutique. Les lieux exhalaient luxe et exclusivité. La gérante leur montra des pièces soigneusement disposées sur des portants.
—Nous avons ici des modèles uniques. Désirez-vous en quelques-uns ? demanda-t-elle avec une courtoisie calculée.
Elle haussa les épaules, incertaine.
— J'en sais rien...
Pendant ce temps, Fernando s'était confortablement installé dans un fauteuil, le téléphone déjà collé à l'oreille. Ignorant son indifférence apparente, Cyana se mit à examiner les vêtements, écoutant distraitement les conseils de la gérante, qui choisissait minutieusement pour elle des tenues. Finalement, elle sélectionna trois robes et se dirigea vers la cabine d'essayage. La première qu'elle enfila était d'un éclat impressionnant, une tenue qui semblait capturer chaque fragment de lumière, à tel point qu'elle se dit qu'on pourrait la repérer dans l'obscurité.
— Sortez que je puisse voir, suggéra la gérante.
Perez sortit, mais ses pas la ralentirent en remarquant que Fernando l'observait, son regard analytique et inquisiteur.
— Non, trancha-t-il immédiatement. Elle est trop tape-à-l'œil.
Sa future femme roula des yeux, exaspérée, ce qui fit froncer les sourcils à Fernando.
— As-tu chose à dire ? Vas-y, mademoiselle Perez, exprime-toi, la provoqua-t-il, son ton mi-autoritaire, mi-amusé.
— Tu pourrais nous laisser entre filles, non ? répliqua-t-elle sèchement. Sans vouloir te manquer de respect, nous ne sommes ni mariés ni fiancés, alors te permettre de me mater comme ça est un peu... déplacé.
Fernando esquissa un sourire en coin, un sourire qui eut le don de la troubler. Elle se surprit à le trouver séduisant, une pensée qu'elle repoussa immédiatement. Qu'est-ce qu'elle était en train de penser ? Putain...
Il se leva de son fauteuil et s'avança lentement vers elle. Cyana, désormais dos à lui, le vit s'approcher dans le miroir, sa silhouette imposante se superposant à la sienne. La proximité de son corps, l'intensité de son regard ancré dans le sien à travers le miroir, la firent frissonner. Elle sentait sa présence, déconcertante et pesante, derrière elle. Il la dominait, sa voix devenant un murmure à son oreille.
— J'ai une image à maintenir, parfois trouble quand je dois me salir les mains, et parfois impeccable quand il s'agit de ma femme ou des dîners d'affaires, déclara-t-il, tout en glissant lentement ses doigts le long de son épaule. C'est pourquoi je dois choisir avec précision chaque tenue que tu portes, qu'elle soit longue, courte, belle ou laide. Et dans ce cas précis, ajouta-t-il en se penchant un peu plus vers elle, cette robe est trop tape-à-l'œil. Alors, mi esposa, enlève-la avant que je ne le fasse moi-même.
Sa voix était d'une douceur envoûtante, presque dangereuse. Cyana ressentit un frisson parcourir son ventre, une sensation qu'elle ne parvenait pas à comprendre. C'était perturbant, presque dérangeant.
— On continue, dit-il brusquement avant de s'éloigner pour répondre à un nouvel appel.
Cyana soupira intérieurement. Elle avait essayé robe après robe, mais rien ne semblait convenir ni à elle, ni à Fernando. Il se montrait incroyablement difficile, rejetant chaque tenue avec une exigence qui frôlait l'obsession.
Enfin, il ne lui restait plus que deux robes à essayer. Épuisée, elle prit la suivante, une pièce simple mais élégante, longue avec une petite fente dévoilant subtilement la jambe.
Fernando restait impassible, totalement absorbé par son téléphone. Son indifférence était presque vexante. Elle se racla la gorge, un geste discret, mais assez clair pour indiquer son agacement. Pourtant, il ne réagit pas, ignorant son appel silencieux.
— Je vais la prendre, finit-elle par dire, comme une résignation.
La gérante hésita un instant, jetant un coup d'œil furtif vers Fernando, espérant peut-être une approbation. Face à son mutisme obstiné, elle hocha finalement la tête et s'effaça pour la laisser retourner à la cabine. En ôtant la robe, elle sentit un étrange soulagement, comme si ce vêtement, pourtant si élégant, lui pesait. De retour dans ses habits habituels, elle prit une grande inspiration avant de sortir.
À son retour, elle le trouva à la caisse, discutant brièvement avec la gérante. Il attrapa le paquet sans même se soucier de savoir quelle robe elle avait finalement choisie. Toute cette mise en scène pour en arriver là... Quelle ironie.
Dehors, le chauffeur, qui avait mystérieusement disparu plus tôt, les attendait déjà. Il se tenait droit, immobile, son regard baissé, une neutralité froide inscrite sur son visage. Rien chez lui ne lui inspirait confiance. Peut-être était-ce cette servilité parfaite qui l'irritait.
Il s'approcha en silence, récupérant le sac des mains de son patron avant de leur ouvrir la portière. Avec une légère moue de contrariété, elle entra en première, suivie de Fernando qui s'installa à ses côtés dans un silence plombant. Le moteur ronronna doucement alors qu'ils s'éloignaient de la boutique.
Elle tourna la tête vers lui, son regard s'embuant d'une curiosité teintée de défi.
— Comment s'appelle-t-il ? demanda-t-elle, plus par curiosité que par réel intérêt.
Fernando leva enfin les yeux vers elle, un sourire en coin étirant ses lèvres.
— Je vois que tu fais des efforts, répliqua-t-il, son ton mi-figue mi-raisin.
— Ne confond pas curiosité et acceptation, rectifia-t-elle sèchement. Je ne l'aime pas.
— Eh bien, tu vas devoir t'y faire, car Daniel m'est très cher, au même titre que Sarah. Ils sont à mon service depuis des années. Leurs familles servent la nôtre depuis des générations.
Un silence pesant s'installa, mais elle n'en avait pas fini. Son regard se durcit, une lueur de défi brilla dans ses yeux.
— C'est comme ça que ta famille fonctionne ? Tisser des alliances pour ensuite arracher des enfants à leurs parents ?
Il détourna les yeux vers la fenêtre, mais une lueur glaciale traversa son regard avant qu'il ne réponde.
— Si tu parles de toi, peut-être bien, oui. Mais ce serait hypocrite de blâmer uniquement ma famille. La tienne n'est pas non plus un modèle de vertu.
Sa réponse était tranchante, sans ménagement. Il n'avait clairement pas l'intention de la caresser dans le sens du poil. Le silence s'installa à nouveau, cette fois plus lourd, comme une ombre entre eux. Le paysage défilait, indifférent à leurs tensions, jusqu'à ce que leur demeure apparaisse enfin à l'horizon.
Dîner
Cyana se tenait prête, l'angoisse nouant son estomac à l'idée de partager un dîner avec des inconnus. Sa robe longue blanche, élégamment assortie aux bijoux que Fernando lui avait offerts, lui allait à ravir. Elle qui ne jurait habituellement que par ses baskets se retrouvait perchée sur des talons, maladroite et peu assurée.
— J'espère que ce dîner ne va pas s'éterniser, je suis morte de fatigue, murmura-t-elle pour elle-même, à peine audible.
Les présentations durèrent une éternité. Fernando se montrait charmant, échangeant des sourires et des banalités avec ses invités, tandis que Cyana se contentait de hocher la tête poliment, se sentant de plus en plus étrangère à ce monde où tout semblait calculé.
Ils finirent enfin par passer à table. Cyana, silencieuse, se contentait de sourire de temps à autre, répondant par des monosyllabes quand on s'adressait à elle. Une attitude qui ne passa pas inaperçue.
— Vous semblez peu bavarde, lança l'un des invités, un homme au regard perçant qui se révéla être aussi un associé de Fernando.
Elle esquissa un sourire crispé.
— Désolée, je suis simplement un peu épuisée...
— Fernando ne vous ne l'a sûrement pas dit, mais je suis son oncle. Je veille à ce qu'il ne s'égare pas dans ses décisions, ajouta l'homme d'un ton faussement bienveillant.
Fernando intervint aussitôt, amusé, cherchant à détendre l'atmosphère.
— Oncle, s'il te plaît, ne donne pas une mauvaise image de moi à ma femme.
Le mot « femme » résonna dans l'esprit de Cyana. Elle n'arrivait pas à s'y habituer.
— Vous êtes splendide, complimenta une autre voix féminine, celle de la belle-sœur de Fernando, avant de porter une bouchée à ses lèvres.
Cyana rougit légèrement, gênée par tant d'attention.
— Merci, balbutia-t-elle, mal à l'aise.
Autour de la table, les rires et les échanges se poursuivaient dans une ambiance que Cyana trouvait de plus en plus pesante. Son épuisement se faisait sentir, et elle se surprit à fixer distraitement son assiette, détachée de cette scène où elle n'avait pas sa place.
— Tu sais, Cyana, plus tu feras d'efforts pour apprendre à vous connaître, plus ce sera facile pour toi et Fernando de consommer vos fiançailles, ajouta soudainement la belle-sœur avec une insistance presque dérangeante.
La remarque fit l'effet d'une douche froide. Fernando, qui jusqu'alors arborait un sourire détendu, déglutit brusquement. Il était visiblement mal à l'aise. Cyana, elle, ne comprenait plus rien.
— Con... sommer ? Les fiançailles ? répéta-t-elle, abasourdie. C'est quoi ce bordel ?
La belle-sœur acquiesça, comme si c'était la chose la plus évidente au monde.
— Oui, Fernando ne t'a pas dit ? il oublie toujours le plus important dis-donc, C'est la tradition chez nous. La vie de couple commence dès les fiançailles, pas après le mariage.
C'était trop. Cyana sentit une vague de panique monter en elle. Son cœur battait à tout rompre. Sans réfléchir, elle se leva brusquement, renversant presque sa chaise.
— Cyana, qu'est-ce que tu fais ? s'étonna Fernando, déjà sur la défensive.
— Je veux m'en aller, répondit-elle d'une voix tremblante, l'urgence dans son ton trahissant son agitation intérieure.
Sans attendre sa réaction, elle quitta précipitamment la table, se dirigeant vers le parking. Elle entendait Fernando l'interpeller, mais elle l'ignora, accéléra le pas, ses talons claquant nerveusement sur le sol pavé.
Il la rattrapa finalement près de la voiture, son visage déformé par la colère.
— Tu vas retourner à cette table, et vite, avant que je perde définitivement mon calme ! Ne manque pas de respect à mes aînés comme ça, c'est inadmissible !
La voix de Fernando avait changé, chargée de tension. Cyana sursauta sous l'effet de la peur. Elle ne l'avait jamais vu dans un tel état. C'était normal vu qu'il se connaissait à peine.
— Hors de question ! répliqua-t-elle avec véhémence, son cœur battant à tout rompre. Je ne vais pas retourner là-bas pour continuer cette mascarade !
Soudain, dans un éclat de rage incontrôlé, Fernando abattit son poing contre la vitre de la voiture, provoquant un craquement sinistre. La vitre se fissura en une multitude de fragments, et Cyana recula instinctivement, terrifiée. Elle chercha son souffle, ses mains tremblant sous l'effet du choc. C'est alors qu'il remarqua quelque chose sur sa montre connectée.
Ses yeux se plissèrent lorsqu'il lut le nom affiché à l'écran. Un appel manqué de Nath. La mâchoire serrée, il attrapa son poignet avec une poigne ferme,
— C'est qui, ce type ? demanda-t-il, une lueur dangereuse dans le regard.
— De quoi tu parles ?! lâcha-t-elle, confuse et effrayée à la fois.
Il serra son poignet encore plus fort, l'obligeant à regarder les appels manqués sur sa montre.
— Ça fait un moment que ce gars essaie de te joindre. Alors, qui c'est ?
Elle écarquilla les yeux en voyant le nom de Nath s'afficher. Elle tenta de retirer son poignet, en vain.
— Tu me fais mal...
Sans un mot, il arracha la montre de son poignet, la colère brûlant dans ses yeux.
— Rends-la-moi, Fernando, maintenant ! s'écria-t-elle, désespérée.
Mais il l'ignora, observant l'écran avec une froideur implacable. Le moment était devenu incontrôlable, la tension palpable, comme un précipice où ils étaient tous deux sur le point de basculer.
Fernando serra la mâchoire et, dans un mouvement brusque, lança la montre au sol. Le fracas sec du verre brisé résonna dans l'air, et Cyana écarquilla les yeux d'horreur en voyant l'objet éclater en morceaux. Son cœur battait à tout rompre. C'était plus qu'une montre, c'était son lien discret avec Nath, son petit ami, le seul contact qu'elle avait avec lui pendant ce mois d'enfermement imposé.
La colère monta en elle, teintée d'une panique sourde. Comment Fernando osait-il détruire ainsi quelque chose d'aussi précieux pour elle ? Les mots jaillirent de sa bouche sans qu'elle les contrôle.
— T'es qu'un gros imbécile !
L'instant d'après, il était sur elle. Ses doigts s'enroulèrent autour de son menton avec une fermeté qui la figea sur place. Son regard, noir et chargé d'une fureur contenue, se planta dans le sien, si intense qu'elle dut lutter pour ne pas détourner les yeux. Ses sourcils, froncés de manière menaçante, accentuaient cette aura de danger.
— Répète pour voir ? gronda-t-il, sa voix basse et tranchante, comme une lame prête à frapper.
La bravoure de Cyana s'évanouit aussitôt. Son souffle se bloqua, et elle sentit une peur glaciale lui nouer la gorge. Elle comprit que la moindre provocation supplémentaire pourrait déclencher quelque chose de bien plus effrayant. Ses pensées se bousculaient, cherchant désespérément une issue.
Fernando relâcha légèrement son emprise, mais son ton resta implacable, dur comme l'acier.
— Tu vas retourner à cette table, t'excuser, sourire, et exaucer leur moindre désir. Si tu ne veux pas que toute la frustration qu'ils me feront subir, je la déverse sur toi, tu as intérêt à te tenir tranquille. Parce que je ne veux pas avoir à expliquer à ces gens pourquoi ma fiancée n'est pas capable de se tenir en « laisse ».
L'insulte voilée l'atteignit comme un coup de poing. Cyana réprima un frisson, son cœur battant à tout rompre. Elle n'avait jamais vu ce genre de facette, si cruelle, si intransigeante. Tout en elle voulait fuir, mais elle savait qu'il n'y avait pas d'échappatoire. Son regard se brouilla de larmes, mais elle les retint avec force, comme elle fait depuis un moment déjà, refusant de montrer la moindre faiblesse.
Fernando attendait, impassible, son visage si proche du sien qu'elle pouvait sentir son souffle chaud et colérique. Elle déglutit péniblement, rassemblant le peu de dignité qui lui restait. Puis, d'une voix tremblante, elle hocha la tête en signe de soumission.
— D'accord, murmura-t-elle à peine audible.
Satisfait, il la relâcha enfin, laissant une marque rouge sur son menton. Cyana prit une profonde inspiration, cherchant à retrouver un semblant de calme. Elle essuya discrètement les coins de ses yeux avant de se diriger vers la table, l'âme lourde, sachant qu'à cet instant, quelque chose s'était définitivement brisé en elle.