OMNISCIENT
La lumière tamisée de la salle à manger créait une ambiance feutrée, presque solennelle. Autour de la grande table en bois massif, la famille de Fernando échangeait des propos intenses, rythmés par le cliquetis des couverts et les murmures lointains du vent s'infiltrant par les fenêtres entrouvertes. Cyana, assise à la droite de Fernando, semblait absente. Ses yeux fixaient distraitement son verre de vin, mais son esprit vagabondait ailleurs. Les voix autour d'elle se mêlaient dans un bourdonnement indistinct, des échos lointains qui n'arrivaient pas à la sortir de ses pensées.
— L'exportation de cette marchandise pourrait nous coûter une fortune, Anthonio, lança Fernando d'une voix rauque, tranchant le silence. Comment as-tu pu la confier à Logan ?
Cyana, sans même lever les yeux, ressentit un léger frisson courir le long de sa colonne vertébrale. Le nom de Logan flottait dans l'air avec une certaine gravité.
— Ne t'en fais pas, il pourra gérer, répliqua Anthonio, un sourire confiant au coin des lèvres.
— Bien sûr que je m'inquiète ! Il fait n'importe quoi depuis la disparition de sa femme, ajouta Fernando, sa voix teintée d'amertume.
Les mots résonnèrent plus fort cette fois, et Cyana sentit son attention se concentrer soudainement. Elle releva doucement la tête, son regard se posant maintenant sur Antonio et, furtivement, sur son futur époux. Une tension palpable émanait de leurs échanges, révélant plus que de simples préoccupations d'affaires.
— C'est un moyen pour lui de se changer les idées, essaya de tempérer Anthonio. Comprends-le...
— Se changer les idées ? Il se redressa, un éclat de colère dans les yeux. On parle de centaines de millions, Anthonio, pas d'une somme que l'on peut perdre sans conséquence.
À ces mots, Cyana sentit une boule se former dans sa gorge. Centaines de millions ? Elle manqua de s'étouffer en avalant de travers, attirant aussitôt l'attention de ceux assis autour de la table. Le silence se fit soudain lourd, chacun tournant son regard vers elle.
— Désolée... c'est juste que... murmura-t-elle, gênée, en essuyant délicatement le coin de ses lèvres avec sa serviette, cherchant à cacher son trouble.
Mais il était trop tard, son malaise n'avait pas échappé à l'assemblée. Une tension imperceptible flottait maintenant dans l'air, et Cyana savait que cette conversation venait de révéler bien plus que de simples chiffres. Cyana fixait Fernando tout en se demandant comment un homme aussi jeune que lui pouvait être impliqué dans des affaires si complexes, à tel point qu'il s'inquiétait pour des centaines de millions. Une somme aussi astronomique semblait à peine croyable dans la bouche de quelqu'un de son âge. Quel chemin avait-il parcouru pour en arriver là ? Elle sentait que cette conversation révélait des aspects de sa vie qu'elle n'avait encore jamais soupçonnés.
Le regard de Fernando s'adoucit un instant alors qu'il lui murmurait :
— Tu es peut-être fatiguée, *mi esposa*. Nos discussions doivent te paraître ennuyeuses...
Le souvenir de leur dernière altercation, encore frais dans l'esprit de Cyana, la dissuada de répondre avec légèreté. Elle avait appris que l'impulsivité pouvait coûter cher. Son ancien téléphone, brisé en mille morceaux sur le sol après une dispute, en était un témoignage silencieux. Elle choisit donc ses mots avec prudence.
— Non, je vais bien, Fernando. Tu peux poursuivre, répondit-elle doucement, presque trop calmement.
Un léger sourire satisfait se dessina sur les lèvres de Fernando alors qu'il retournait son attention vers Anthonio, sa voix se faisant plus tranchante :
— Bien. J'espère pour toi, Anthonio, que tu as prévu un plan B au cas où Logan ferait tout foirer. Je ne me montrerai pas indulgent, malgré notre lien de parenté. Les affaires restent les affaires.
Le ton sec de Fernando laissa peu de place à la négociation. Cyana observa la scène, désormais plus attentive que jamais, et sentait que ce dîner révélait des enjeux bien plus grands qu'elle ne l'avait imaginé.
Autour de la table, la tension devenait palpable. Les paroles d'Anthonio s'enroulaient dans un nuage d'incertitude qui planait au-dessus des convives. Cyana, toujours attentive mais discrète, ressentait le poids des mots qui s'entrechoquaient dans l'air lourd de la pièce.
— Je sais, c'est pourquoi je ne lui ai pas confié toute la marchandise, dit Anthonio, son ton révélant à la fois de la prudence et de l'anxiété. Cependant, je fais face à un problème de transport. La police est postée à chacune des frontières. Nos complices ne peuvent rien tenter ni par voie terrestre, ni par voie aérienne.
Fernando, qui restait silencieux jusqu'à cet instant, s'anima soudain, ses yeux plissés par l'inquiétude :
— Et la voie maritime ? demanda-t-il, son regard perçant Anthonio.
— Eh bien, il y a quelques jours, j'ai reçu des nouvelles de nos hommes qui s'occupent de ça, répondit Anthonio, en soupirant. Apparemment, nous avons perdu deux bateaux, et le dernier est en route pour une autre livraison.
Fernando frappa la table du poing, son irritation visible dans ses gestes brusques.
— C'est du n'importe quoi ! Nous sommes donc coincés ?
— Effectivement, répondit Anthonio, résigné. Et les gardes-côtes sont deux fois plus vigilants qu'avant. La situation est extrêmement fragile.
Les mots "extrêmement fragile" flottaient dans la pièce, laissant un silence pesant s'installer. Cyana, à la fois fascinée et inquiète par l'ampleur des enjeux, sentit son cœur battre un peu plus vite. Cette conversation dépassait de loin tout ce à quoi elle avait été habituée jusqu'ici. Ce dîner se transformait en une toile complexe d'affaires louches, de tensions familiales, et de décisions périlleuses, et elle en faisait désormais partie, que cela lui plaise ou non.
Le silence s'étira pendant quelques instants, avant que Fernando ne le rompe, son ton plus dur qu'auparavant :
— Il va falloir trouver une solution, et vite. Si nous restons bloqués, tout s'effondrera, et je refuse de laisser ça arriver.
Anthonio fronça les sourcils, le regard pensif.
— Je peux explorer une autre piste... des contacts au port sud. Ils ne sont pas directement sous surveillance, mais ça va demander de la discrétion et une logistique précise. Ça prendra du temps.
Fernando secoua la tête, frustré.
— Le temps, c'est justement ce qu'on n'a pas. Ces marchandises doivent partir avant la fin de la semaine, sinon nous risquons de tout perdre.
Cyana, qui se foutait en temps normal de ce qui pourrait arriver et qui jusque-là s'était contentée d'observer en silence, se sentit poussée à intervenir. Elle prit une inspiration et s'adressa à Fernando, ses mots mesurés mais directs :
— Et si vous utilisiez une voie indirecte ? Un intermédiaire, quelqu'un de confiance, qui pourrait faire passer la marchandise sans attirer l'attention ?
Fernando la regarda, surpris. Mais inconsciemment : apprécie.
— Un intermédiaire ? Quelqu'un qui ne ferait pas partie de notre cercle habituel ? C'est risqué...
Anthonio acquiesça doucement, considérant l'idée.
— ton épouse n'a pas tort. En changeant d'approche, nous pourrions échapper à la surveillance. Mais il nous faudrait quelqu'un d'extérieur, de totalement fiable.
Fernando croisa les bras, réfléchissant à cette proposition nouvelle. Après un instant, il leva les yeux vers Anthonio, déterminé.
— As-tu quelqu'un à nous proposer, *mi esposa* ? demanda Fernando, ses yeux fixés sur elle, pleins d'attente.
Cyana sentit une vague de panique la traverser. La réalité s'abattit sur elle avec force. Bien sûr qu'elle connaissait quelqu'un. La famille de son meilleur ami, Zack, lui venait immédiatement à l'esprit. Ils étaient dans le domaine de la restauration et avaient l'habitude de faire régulièrement des importations de produits frais, traversant parfois des frontières sans le moindre problème. Leur réseau était bien établi et pouvait, techniquement, convenir parfaitement à ce que Fernando cherchait.
Mais à cette pensée, son estomac se noua. Comment pourrait-elle associer Zack et sa famille, des gens honnêtes, à ce monde d'affaires louches et de dangers ? L'idée seule lui semblait inconcevable, voire immorale. Les trahir ainsi ? Elle secoua discrètement la tête pour chasser cette pensée.
— Je... je ne sais pas, répondit-elle finalement d'une voix plus faible qu'elle ne l'aurait voulu. Il me faudrait réfléchir, je ne connais pas ce genre de personnes...
Fernando ne la quitta pas des yeux, son expression se durcissant légèrement.
— Réfléchis-y. Si quelqu'un te vient en tête, tu sais où me trouver.
Le silence retomba autour de la table, mais Cyana ne pouvait s'empêcher de se sentir piégée. Elle venait d'esquiver une réponse immédiate, mais pour combien de temps encore ? Il retourna son attention sur Anthonio.
— trouve une personne. Si c'est notre seule option, on n'a pas le choix.
Cyana sentit un léger frisson parcourir sa peau. Elle venait de s'engager dans quelque chose de bien plus grand que ce qu'elle avait imaginé.
Le silence dans le salon était pesant après le départ des invités. Cyana s'était assise nerveusement sur le canapé, tandis que Fernando, debout près de la fenêtre, observait l'obscurité extérieure. Sa voix, calme et presque détachée, brisa la tension.
— J'apprécie ce que tu as fait ce soir... mademoiselle Perez, dit-il, un sourire indéchiffrable jouant sur ses lèvres.
Cyana se redressa légèrement, gênée par la simplicité avec laquelle il avait prononcé ces mots. Elle n'était pas habituée à recevoir ce genre de compliment de sa part.
— Désolée de vous avoir interrompu, ce n'était pas mon intention, je te l'assure, répondit-elle rapidement, cherchant à apaiser la situation.
Fernando se retourna vers elle, ses yeux s'assombrissant légèrement, mais sa voix resta égale.
— Je ne t'en tiens pas rigueur, cependant... je déteste le manque de respect.
Cyana fronça les sourcils, son visage se tordant d'incompréhension.
— Je... n'ai rien fait, dit-elle doucement, troublée par l'accusation sous-jacente dans ses mots.
Fernando s'approcha lentement d'elle, chaque pas lourd de sens. Lorsqu'il fut assez près, il lui caressa doucement la joue. Un frisson involontaire parcourut tout le corps de Cyana sous ce contact inattendu. Il s'inclina légèrement vers elle, jusqu'à être à sa hauteur, ses yeux pénétrant les siens avec intensité.
— Tu me pousses à agir, *mi esposa*. Je n'aime pas partager, murmura-t-il d'une voix rauque avant de déposer un b****r sur son front.
Cyana resta figée, ses pensées en désordre. Tandis que Fernando se redressait et s'éloignait, sa silhouette disparaissant peu à peu dans l'ombre du salon, la réalité la frappa soudainement. Il faisait allusion à Nath.
Cyana n'avait plus de temps à perdre. Elle se mit à courir après Fernando, ses pieds frappant le sol avec urgence, son cœur battant de plus en plus vite. Il se dirigeait déjà vers l'arrière de la maison, là où les véhicules étaient garés, insensible à ses appels désespérés.
— Fernando ! cria-t-elle, mais il ne ralentit pas.
— Fernando, je t'en prie ! implora-t-elle, sa voix brisée par l'angoisse.
Mais il continuait, impassible, son dos tourné vers elle, comme si rien ne pourrait l'arrêter. Elle était presque à portée de main, son bras tendu, prêt à le saisir, lorsqu'une poigne ferme la tira en arrière. Daniel, toujours à l'affût dans l'ombre, l'avait saisie. Cyana se débattit furieusement, tentant de se libérer de son emprise, ses yeux maintenant rivés sur Fernando, qui s'était finalement retourné pour lui faire face.
— Lâche-moi ! hurla-t-elle à Daniel, ses mots tremblant de rage et de désespoir. C'est toi, n'est-ce pas ? C'est toi qui lui as parlé de cet après-midi ?
Fernando, toujours calme en apparence, la fixait intensément.
— Alors tu avoues avoir vu ce Nath ? dit-il d'une voix froide, presque détachée.
— Oui, avoua-t-elle, la voix brisée. Mais je t'en supplie, il ne t'a rien fait. Il n'y est pour rien. Ne lui fais pas de mal...
Le silence qui suivit ces mots sembla peser une éternité.
— Je t'avais prévenu, oui ou non ? demanda-t-il finalement, chaque mot prononcé avec une gravité glaciale.
Cyana hocha la tête, ses larmes coulant silencieusement sur ses joues.
— Oui, mais ça ne se reproduira plus. Je te le promets, s'écria-t-elle, ses yeux suppliants.
Fernando secoua la tête, implacable.
— Ta parole ne vaut rien, et tu as raison, ça ne se reproduira plus. Parce que je vais m'en charger personnellement.
À ces mots, Cyana hurla, se débattant avec une telle force qu'elle parvint à échapper un instant à l'étreinte de Daniel. Elle courut vers Fernando, mais il était déjà monté dans son véhicule. Désespérée, elle frappa violemment contre la vitre, hurlant son nom, essayant de le dissuader, mais c'était trop tard. Le moteur rugit, et en un instant, Fernando s'éloigna, la laissant dévastée.
Le temps en harmonie avec les pleurs, cette pluie tombait ironiquement à pique. Cyana tomba à genoux, ses mains tremblantes, les larmes inondant son visage. La peur pour Nath l'envahissait entièrement, un poids insupportable sur sa poitrine.