CYANA
Les jours qui suivirent furent particulièrement éprouvants. Plus je passais de temps avec Nath, plus un profond sentiment de culpabilité m'envahissait. Poursuivre cette relation revenait à lui mentir, mais je n'avais pas le choix. Je devais feindre la normalité pour ne pas éveiller de soupçons, car il était impératif que personne ne sache que j'allais me marier. Ce secret pesait lourd sur mes épaules, d'autant plus que je l'aimais sincèrement.
Je me tourmentais sans cesse, cherchant à comprendre pourquoi mes parents m'avaient promise à un homme que je n'aimais pas. Était-ce pour une question d'argent, d'honneur ? Rien ne faisait sens à mes yeux.
Ma famille appartient à ce genre de milieux où les alliances se négocient, où les contrats sont plus importants que les sentiments, où l'on calcule avec qui il est stratégique de s'unir ou non. Je le savais pour avoir entendu maintes conversations de mes parents à ce sujet. Mais jusqu'où pouvaient-ils aller ? Dans quelles histoires sordides étaient-ils impliqués pour en arriver à sacrifier leur fille sur l'autel d'un mariage sans amour ?
Aujourd'hui, sans raison apparente, mon cœur semblait porter un poids invisible. Mon estomac se tordait en nœuds serrés, comme averti par un sombre pressentiment. Une sensation désagréable s'était installée en moi, m'enveloppant d'une aura de malaise.
Nath, à qui je tenais le bras, posa un regard inquiet sur moi, brisant le silence lourd qui s'était installé entre nous.
— Cyana ?
— Mm ?
— Tu es sûre que ça va ?, insista t-il
— Oui, ça va..., mentais-je
— Je peux t'accompagner à la maison si tu veux. Tu n'es pas obligée de rester. Mon chauffeur ne va pas tarder à arriver, on pourrait te déposer en passant.
À ces mots, un frisson me parcourut l'échine. L'idée que cet homme, que je devais bientôt épouser, croise Nath par hasard me terrifiait. Savait-il que j'avais un petit ami ? Si oui, pourquoi insistait-il toujours ? Et même s'il le savait, cela changerait-il quelque chose à ses intentions ?
— Cyana, tu m'écoutes ? Tu sembles ailleurs... C'est à cause de l'autre fois que tu es si distante ?
Sa voix douce me tira brusquement de mes pensées. De quoi parlait-il exactement ?
— Désolée, ça n'a rien à voir avec toi, Nath. Tu as raison, je ne me sens pas très bien, je vais rentrer, mentis-je.
— Seule ?
La culpabilité me noua encore plus l'estomac. Nath ne méritait pas que je le traite ainsi. Son expression trahissait une blessure, comme s'il se sentait responsable de ce que je traversais alors qu'en réalité, nous n'étions que des victimes d'une situation bien plus grande que nous.
À peine avais-je fait quelques pas qu'une voiture sombre s'immobilisa devant moi. Un homme en sortit avec une élégance froide.
— Mademoiselle Perez, veuillez monter, s'il vous plaît. Vos parents ont demandé que je vienne vous récupérer, vous et votre sœur.
Mon regard se porta instinctivement vers le parking du lycée où se trouvait Nath. Il m'observait du coin de l'œil, une lueur d'inquiétude et d'incompréhension dans le regard. Yanie arriva, accrochée au bras de Christian, comme toujours. Depuis leur fiançailles, ils semblaient ne plus pouvoir se séparer. Pourtant, quelque chose clochait. Leur complicité me paraissait moins intense, comme si la flamme qui les animait auparavant s'était adoucie, ou pire, éteinte. Mais peut-être était-ce simplement mon esprit troublé qui déformait la réalité. Après tout, ces derniers jours avaient été si éprouvants que je me surprenais à douter de tout, même de l'amour de ma sœur. Elle, au moins, avait échappé à l'orage familial. Nos parents avaient soudain cessé de m'accorder la moindre attention, leur froideur me rappelant à chaque instant l'amertume de leur décision. Leurs regards fuyants, leur silence pesant, tout cela m'avait poussée à garder mes distances, incapable d'accepter ce qui m'avait été imposé.
L'homme qui était venu nous chercher, cet inconnu à l'air impassible, ouvrit la portière l'une après l'autre, sans un mot. Nous nous installâmes dans la voiture, et le trajet débuta dans un silence presque oppressant. Yanie semblait épuisée, plus effacée que d'habitude. À aucun moment elle n'interrogea le chauffeur sur sa destination ou sur ses intentions. Était-elle au courant ? Mon esprit s'emballa. Non, elle ne pouvait pas être complice de tout cela... Si ? Après tout, ce serait logique avec cette demande en mariage précipitée.
Je secouai la tête pour chasser ces pensées. Je me faisais sûrement des idées, des conclusions hâtives nées de la confusion et du stress. Mais malgré mes efforts, une angoisse sourde continuait de serpenter dans mon esprit, refusant de disparaître.
Nous arrivâmes à la maison sans encombre. Sans attendre, je pris la direction de ma chambre, la tête alourdie par mes pensées. Mais à peine avais-je posé le pied sur la première marche de l'escalier que la voix de ma mère me retint. Elle était là, assise dans le salon, un fin sourire à peine perceptible sur les lèvres, une tasse de thé entre les mains. Autrefois, sa simple présence me rassurait, mais aujourd'hui, elle me semblait étrangère, presque distante. Celle qui était autrefois mon modèle, mon pilier, me paraissait désormais si lointaine.
— Cyana, il faut que je te parle, dit-elle d'une voix douce mais ferme.
Un frisson me parcourut l'échine. Nous n'avions presque pas échangé un mot ces derniers jours, et l'idée de lui parler à nouveau me nouait l'estomac.
— Je vais déposer mes affaires et je te rejoins dans quelques instants, répondis-je en essayant de masquer mon malaise.
— Ne tarde pas trop, j'ai un rendez-vous tout à l'heure, ajouta-t-elle avant de porter à nouveau la tasse à ses lèvres.
Je repris ma montée, mais chaque marche me semblait une montagne. Mes jambes semblaient refuser de m'obéir. La dernière marche, en particulier, semblait si éloignée, comme un obstacle insurmontable. Pourtant, ma chambre était juste là, à quelques pas. Pourquoi cet accès me semblait-il soudainement impossible ? Était-ce la peur de ce que ma mère voulait me dire ou les blessures invisibles laissées par ce fossé qui s'était creusé entre nous ?
— Cyana ? s'enquit ma sœur, Yanie, en surgissant dans l'escalier.
— Yanie... Peux-tu m'aider à monter ?
Elle me dévisagea, incrédule.
— Quoi ? Tu ne peux pas monter les escaliers toute seule ?
— Je ne sais pas... je ne comprends pas ce qui m'arrive.
— Attends, je vais appeler maman, dit-elle en se tournant vers le salon.
— Non ! l'arrêtai-je avec urgence.
Elle me fixa, perplexe, mais n'insista pas. Elle se contenta de m'aider en silence. Une fois arrivée en haut, je la remerciai d'un murmure avant de m'éclipser dans ma chambre.
À peine la porte franchie, la pression redescendit. Mon cœur ralentit, et je pris le temps de poser mes effets sur le lit comme convenu. Il était temps de redescendre affronter ma mère.
Dans le salon, elle m'attendait toujours, sereine. Ses yeux me suivirent alors que je m'approchai du canapé.
— Assieds-toi près de moi, Cycy, me dit-elle doucement.
Ce surnom m'évoqua un souvenir lointain, tendre. "Cycy". C'était le nom affectueux que mes parents m'avaient donné quand Yanie, encore petite, peinait à prononcer mon prénom correctement. Entendre ce nom aujourd'hui réveillait en moi une douce nostalgie, mais aussi une angoisse sourde, car je savais que derrière cette caresse se cachait une conversation que je redoutais d'affronter.
— Tu sais, Cycy... dans la vie, on ne peut pas tout avoir. Moi et ton père, on s'est démenés pour vous offrir cette vie, tout ce luxe à ta disposition, ces privilèges que tu prends pour acquis comme si c'était ton dû. Rien de tout ça n'est tombé du ciel. Nous avons fait des sacrifices, durs et parfois amers, pour arriver là où nous en sommes aujourd'hui.
Je restai silencieuse, mes poings serrés. Chaque mot qu'elle prononçait creusait un gouffre entre nous.
— Pour tout ça, peut-être. Mais tu n'as pas eu besoin de sacrifier papa...
Un éclat de surprise traversa ses yeux, vite effacé par une froideur qui me glaça le cœur.
— Qu'est-ce que tu en sais, Cyana ? Tu es tellement gâtée que tu ne comprends même pas ce qu'est la réalité. Fais simplement ce qu'on te demande, pour une fois. Se marier sans amour n'est pas aussi terrible que tu l'imagines.
— Pourquoi ? Pourquoi tu me fais ça ? Et Nath ? Qu'est-ce que tu en fais ? Il ne compte pour rien ?
Elle haussa les épaules, comme si ma question était insignifiante.
— Tu vas tout simplement le quitter.
— C'est hors de question ! Et encore moins pour quelqu'un que je n'aime pas !
— Tu n'as pas le choix, Cycy.
Sa voix était glaciale, dénuée de toute émotion. Cette indifférence me dégoûtait, me révoltait.
— Qu'est-ce que vous allez dire à ses parents ? Que je m'enfuis à l'autre bout du monde ? Ou que vous m'avez vendue ?
— Assez ! siffla-t-elle en se levant brusquement, me dominant de toute sa hauteur.
Je me mordis la lèvre pour retenir mes larmes. Elle me regardait de haut, impassible, et je sentais une colère sourde monter en moi.
— Qu'est-ce que je vous ai fait ? Je vous ai manqué de respect une seule fois ? J'ai eu de mauvaises notes ? Où est-ce que j'ai fauté pour mériter ça ?
Elle ferma les yeux, une ombre passant brièvement sur son visage.
— Tu comprendras plus tard.
— Si je dois me marier à un inconnu, je mérite au moins une explication, non ?
— Prépare-toi, Cycy, dit-elle en se détournant. Il viendra te récupérer dans quelques heures. Vous apprendrez à vous connaître. Sois sage, s'il te plaît. Ne joue pas avec cet homme, tu pourrais le regretter.
Elle quitta la pièce, me laissant seule dans une confusion totale. Je regardai autour de moi, cherchant une issue, mais le poids de son ordre écrasait toute tentative de rébellion. Mon esprit ne pensait qu'à une chose : fuir. Mais en repensant aux deux hommes postés à l'entrée de la maison lorsque nous étions rentrés, je compris que toute évasion serait impossible.
Un frisson glacé me parcourut. Je réalisai alors que ce mariage n'était pas une simple formalité. C'était une prison, une transaction qui scellait ma liberté, sans que je ne puisse en saisir pleinement les raisons. Je reste stoïque un moment avant de me décider à bouger, je retourne dans ma chambre et commence à faire mes affaires.
Ma sœur fait interruption dans ma chambre sans que je m'en aperçoive.
— Cycy ? Tu as besoin d'un câlin ?
À ces mots, je n'hésitai pas une seconde et me réfugiai dans ses bras. J'avais cruellement besoin de ce réconfort, de cette chaleur humaine qui me manquait tant ces derniers temps. Ma relation avec Yanie, autrefois si fusionnelle, s'était fragilisée depuis qu'elle passait tout son temps avec Christian, entre les cours et les projets de couple. J'étais peinée, blessée, mais malgré tout, aucune larme ne parvenait à couler. Était-ce la tristesse, la confusion, ou la peur qui avaient fini par fermer mon cœur ?
— Dis-moi ce qui ne va pas ? Pourquoi tu fais tes affaires ? demanda-t-elle, son ton teinté d'inquiétude.
Elle n'était visiblement pas au courant de ce qui se tramait dans cette maison. Et à vrai dire, qui aurait voulu gâcher la paix et la joie que lui avait procurées Christian avec sa demande en mariage ?
Je m'efforçai de sourire pour la rassurer.
— T'en fais pas, j'avais juste besoin d'un peu de réconfort. Euh... j'ai demandé à papa si je pouvais passer la nuit chez Kamya ce soir.
Elle me regarda, cherchant à lire entre les lignes, mais finit par hocher la tête.
— Tout se passe bien avec Nath ?
— Oui, ne t'en fais pas, répondis-je d'un ton léger, comme si tout était normal.
Elle sembla hésiter, ses yeux vacillant entre l'inquiétude et l'envie de dire quelque chose.
— Je...
— Oui ? Yu ?
Ce surnom affectueux que je lui avais donné depuis notre enfance réveilla un éclat de nostalgie dans son regard.
— Non, ça va, laisse tomber... Amuse-toi bien chez elle, dit-elle en me souriant avec tendresse.
Je vis bien qu'elle voulait en dire plus, qu'elle sentait qu'il y avait quelque chose de plus profond qui clochait, mais elle respecta ma réserve. Elle me lâcha enfin, ses bras tombant le long de son corps comme si elle redoutait que cette étreinte ait été la dernière.
Je l'observai s'éloigner, un poids alourdissant ma poitrine. J'aurais voulu lui dire la vérité, lui crier ma détresse, mais comment lui enlever cette lueur de bonheur que Christian lui avait apportée ?
—à demain Yanie.