Deuxième partie-2

2054 Words
– Alors, s’écria madame Phellion, toute cette magnificence étalée hier au soir sous nos yeux est une magnificence économique et de rencontre ? – Comme vous dites, madame, repartit Minard, et ce qui a décidé mademoiselle Brigitte à s’arranger de ce splendide hasard, ce n’est pas tant le désir de renouveler son ameublement que la pensée de faire une excellente affaire ; dans cette fille-là, voyez-vous, il y a toujours un peu de madame la Ressource, de l’Avare. – Je crois, monsieur le maire, que vous faites erreur, dit Phellion ; madame la Ressource est un personnage de Turcaret, pièce très immorale de feu Le Sage. – Pensez-vous ? dit Minard. C’est possible ; mais enfin, ce qu’il y a de sûr, c’est que, si l’avocat s’est poussé auprès de Brigitte en lui faisant acheter la maison, c’est par le maquignonnage de l’ameublement que l’étrangère a pris le pied que nous lui voyons : aussi, avez-vous remarqué la lutte qui semble se dessiner entre ces deux influences : la mobilière et l’immobilière ? – Mais oui, dit madame Phellion avec un épanouissement qui témoignait de tout l’intérêt que prenait pour elle la conversation, il m’a semblé que la grande dame se permettait de contredire M. l’avocat, et qu’elle mettait même à cette contradiction une certaine aigreur. – Oh ! c’est très marqué, reprit Minard, et l’intrigant s’en aperçoit bien. Aussi m’a-t-il paru fort soucieux de cette hostilité ! Les Thuillier, il en avait eu bon marché, car, de vous à moi, ils ne sont pas forts ; mais il sent qu’il a trouvé un rude adversaire et cherche avec inquiétude un côté par où l’entamer. – Ma foi, dit madame Phellion, c’est justice ! Depuis quelque temps, ce monsieur, qui autrefois se faisait petit et humble, a pris dans la maison des airs de domination qui n’étaient pas tolérables : il tranchait tout haut du gendre, et, en somme, dans l’affaire de l’élection de Thuillier, il nous avait tous joués en nous faisant servir de marchepied à son ambition matrimoniale. – Oui, mais, dit Minard, à l’heure qu’il est, je puis vous affirmer que notre homme est en baisse. D’abord, il ne trouvera pas tous les jours à faire acheter à bon ami, comme il l’appelle, des immeubles d’un million pour un morceau de pain. – Ils ont donc eu cette maison à bien bon marché ? demanda madame Phellion. – Ils l’ont eue pour rien par suite d’une intrigue ignoble que me contait l’autre jour l’avoué Desroches, et qui pourrait même, si l’affaire était connue du conseil de l’ordre beaucoup compromettre M. l’avocat. Ensuite, nous avons en perspective l’élection de la Chambre. L’appétit est venu en mangeant à notre bon Thuillier, mais il s’aperçoit déjà que mons la Peyrade, quand il sera question de lui couper ce morceau, n’aura plus la même commodité pour faire de nous des dupes. C’est pour cela qu’on se retourne du côté de madame de Godollo, laquelle paraît avoir dans le monde politique des relations élevées. D’ailleurs, sans parler de cet intérêt, qui est encore lointain, de jour en jour la comtesse de Godollo se rend plus nécessaire à Brigitte : car, il faut bien le dire, sans le concours que lui prête la grande dame, au milieu de son salon doré, la pauvre fille aurait l’air d’un haillon dans la corbeille d’une jeune mariée. – Oh ! monsieur le maire, vous êtes cruel ! dit madame Phellion en minaudant. – Non, mais voyons, reprit Minard, la main sur la conscience : est-ce Brigitte, est-ce madame Thuillier qui seraient en état de tenir un salon ? C’est la Hongroise qui a présidé à tout l’arrangement de l’appartement ; c’est elle qui a procuré le domestique mâle dont vous avez remarqué la bonne tenue et l’intelligence ; c’est elle qui hier avait dressé le menu du dîner, enfin elle est la providence de la colonie, qui, sans son intervention, aurait apprêté à rire à tout le quartier. Et, chose d’ailleurs bien particulière, au lieu d’être, comme vous le pensiez d’abord, une parasite dans le genre du Provençal, cette étrangère, qui paraît elle-même avoir une jolie fortune, se montre non seulement désintéressée, mais généreuse. Ainsi, les deux robes de Brigitte et de madame Thuillier, que vous avez toutes remarquées, mesdames, sont un cadeau qu’elle a voulu faire, et c’est parce qu’elle-même était venue présider à la toilette de nos deux amphitryonnes, que vous avez été étonnées hier de ne pas les trouver fagotées à leur façon accoutumée. – Mais dans quel intérêt, dit madame Phellion, cette tutelle si maternelle et si dévouée ? – Ma chère amie, dit solennellement Phellion, les actions humaines n’ont pas toujours, Dieu merci ! pour mobile l’égoïsme et la considération d’un vil intérêt. Il est encore des cœurs qui se plaisent à faire le bien pour lui-même. Cette femme a pu voir dans nos amis des gens près de se fourvoyer vers une sphère dont ils n’avaient pas bien mesuré la hauteur, et, ayant encouragé leurs premiers pas pour l’achat de ce mobilier, comme une nourrice s’attache à son nourrisson, elle aura pris plaisir plus tard à leur prodiguer le lait de ses renseignements et de ses conseils. – Il a l’air de ne pas y toucher, le cher mari, dit Minard à madame Phellion, mais voyez comme il emporte la pièce ! – Moi, j’emporte la pièce ! dit Phellion ; ceci n’est ni dans mes intentions, ni dans mes habitudes. – Il me semble pourtant qu’il est difficile de dire plus nettement que les Thuillier sont des grues, et que madame de Godollo s’est chargée de les élever à la brochette. – Je n’accepte pas pour nos amis, dit Phellion, cette qualification attentatoire à leur considération. J’ai voulu dire qu’ils manquaient, peut-être d’expérience et que la noble dame mettait à leur service sa science du monde et des usages ; mais je proteste contre toute interprétation allant au-delà de ma pensée ainsi circonscrite. – Convenez pourtant, mon cher commandant, que, dans l’idée de donner Céleste à ce la Peyrade, il y a autre chose que du manque d’usage ? Il y a à la fois de l’ineptie et de l’immoralité ; car, enfin, le galant manège de l’avocat avec madame Colleville… – Monsieur le maire, interrompit Phellion avec un redoublement de solennité, le législateur Solon n’avait pas voulu punir le parricide, qu’il tenait pour un crime impossible. Je crois qu’il en est de même du désordre auquel vous semblez faire allusion. Madame Colleville ayant des bontés pour M. de la Peyrade et pensant à lui donner sa fille : non, monsieur, non ! cela passe mon imagination. Interpellée à ce sujet devant un tribunal, comme Marie-Antoinette, madame Colleville répondrait ; « J’en appelle à toutes les mères ! » – Cependant, mon ami, permets-moi de te dire que madame Colleville est furieusement légère et qu’elle a fait assez gentiment ses preuves. – Brisons là, ma chère, dit Phellion. Aussi bien l’heure du dîner nous appelle, et je trouve que peu à peu nous laissons la conversation dériver vers les marais fangeux de la médisance. – Vous êtes plein d’illusions, mon cher commandant, dit Minard en donnant la main à Phellion, mais ce sont des illusions respectables et je vous les envie. – Madame, j’ai bien l’honneur…, ajouta le maire en saluant respectueusement madame Phellion. Et chacun prit de son côté. Les informations de M. le maire du onzième arrondissement ne manquaient pas d’exactitude. Dans le salon des Thuillier, depuis qu’ils avaient émigré au quartier de la Madeleine, entre l’âpre Brigitte et la plaintive madame Thuillier se dessinait, en effet, la figure d’une femme pleine de séduction et de grâce qui communiquait à ce salon une physionomie de l’élégance la plus imprévue. Il était bien vrai que, par l’entremise de cette femme, devenue sa locataire, Brigitte avait fait une spéculation mobilière non moins heureuse, mais beaucoup plus avouable que l’acquisition du fameux immeuble. Pour six mille francs, elle avait été mise en possession d’un ameublement à peine sorti des ateliers du tapissier et qui représentait une valeur d’au moins trente mille francs. Il était vrai encore qu’à la suite d’un service qui devait lui aller si profondément au cœur, la vieille fille avait pris pour la belle étrangère beaucoup de cette déférence respectueuse que la bourgeoisie, malgré son ombrageuse rivalité, marchande beaucoup moins qu’on ne se le figure aux titres nobiliaires et aux positions élevées de la hiérarchie sociale. Comme cette comtesse hongroise était une femme de grand tact et de l’éducation la plus distinguée, en prenant chez ses protégés la haute direction dont elle avait jugé convenable de s’emparer, elle s’était bien gardée de donner à son influence l’allure d’une pédagogie tracassière et impérieuse. Au contraire, caressant les prétentions de Brigitte à être une ménagère modèle, pour toutes les dépenses matérielles de sa propre maison, elle avait affecté de prendre les conseils de miss Thuillier, le petit nom d’amitié qu’elle se plaisait à lui donner ; de telle sorte qu’en se réservant chez elle et chez ses voisins le département des dépenses somptuaires, elle avait bien plutôt l’air de pratiquer une sorte d’enseignement mutuel que d’exercer un protectorat. Aussi, même pour la Peyrade, l’illusion était impossible : devant le crédit de l’étrangère, le sien, évidemment, avait pâli, mais ce n’était pas à une simple lutte d’influence que se bornait l’antagonisme de la comtesse. Franchement déclarée contre sa candidature à la main de Céleste, elle accordait à l’amour de Félix le professeur une protection non équivoque ; et Minard, à qui n’avait pas échappé cette tendance, s’était bien donné de garde, au milieu des autres renseignements dont il s’était montré si prodigue, de communiquer cette dernière remarque à ceux qu’elle intéressait. La Peyrade était d’autant plus malheureux de se sentir ainsi miné par une hostilité dont la cause restait pour lui inexplicable, qu’il avait à se reprocher d’être pour quelque chose dans l’introduction de cette inquiétante adversaire au cœur de la place. Sa première faute avait été de céder au stérile plaisir de déposséder Cérizet de sa principale location : si, sur ses avis et sur ses instances, Brigitte ne s’était pas mise à l’administration de l’immeuble, il y avait tout à parier qu’elle n’eût pas fait la connaissance de madame de Godollo. Une autre imprudence avait été de pousser les Thuillier à quitter leur thébaïde du quartier Latin. À cette époque, qui était la pleine fleur de son crédit, Théodose tenait son mariage pour fait, et il avait une hâte presque enfantine de s’élancer vers la sphère élégante qui désormais paraissait ouverte à son avenir. Il était donc venu en aide aux incitations de la Hongroise, et il lui avait semblé qu’il envoyait ainsi les Thuillier en avant pour faire son lit dans le riche appartement qu’il devait un jour occuper avec eux. À cet arrangement il avait vu un autre avantage, celui de soustraire Céleste au contact presque journalier d’un rival qui ne laissait pas de lui paraître dangereux. Privé de la commodité du porte-à-porte, Félix serait forcé d’espacer ses visites, et on aurait plus de facilité pour le ruiner dans le cœur où il n’était installé que sous la condition de donner les satisfactions religieuses auxquelles il se montrait si réfractaire. Mais à toutes ces combinaisons du Provençal, s’était rencontré plus d’un inconvénient. Élargir l’horizon des Thuillier, c’était pour la Peyrade courir la chance de créer une concurrence à cette admiration exclusive dont jusque-là il s’était vu l’objet. Dans l’espèce de milieu provincial où ils vivaient, faute de terme de comparaison, Brigitte et bon ami devaient le placer à une hauteur dont la juxtaposition d’autres supériorités et d’autres élégances ne pouvait manquer de le faire descendre. Ainsi, à part même les coups qui lui avaient été sourdement portés par madame de Godollo, l’idée de la colonisation ultrapontaine, au point de vue des Thuillier, était mauvaise, et, au point de vue des Colleville, elle ne valait pas mieux. Ceux-ci avaient suivi leurs amis dans la maison de la Madeleine, où un entresol sur le derrière leur avait été concédé à un prix abordable pour leur budget. Mais Colleville trouvait que l’appartement manquait d’air et de jour, et, obligé quotidiennement de se rendre du boulevard de la Madeleine au faubourg Saint-Jacques, où il avait son bureau, il maugréait contre l’arrangement dont il était victime et trouvait par moments que la Peyrade tournait au tyran. D’autre part, sous le prétexte de se mettre à la hauteur du quartier qu’elle était venue habiter, madame Colleville s’était jetée dans une épouvantable orgie de chapeaux, de mantelets et de robes neuves, lesquels, nécessitant la présentation d’une foule de crédits extraordinaires, amenaient chaque jour dans le ménage des scènes plus ou moins orageuses. Quant à Céleste, elle avait sans doute moins d’occasions de voir le jeune Phellion, mais elle avait aussi moins de chances d’être entraînée avec lui à des controverses religieuses, et l’absence, qui n’est un danger que pour les attachements médiocres, la faisait penser plus tendrement et moins théologiquement à l’homme de ses rêves. Tous ces faux calculs de Théodose n’étaient rien, au reste, au prix d’une autre cause d’amoindrissement qui pesait sur sa situation. Dans un délai de huitaine et moyennant une avance de dix mille francs à laquelle Thuillier s’était résigné de très bonne grâce, il avait dû voir la croix de la Légion d’honneur venant réaliser la pensée secrète de toute sa vie. Or, près de deux mois s’étaient passés, et du glorieux hochet pas la moindre nouvelle ; et l’ancien sous-chef, qui, sur l’asphalte du boulevard de la Madeleine, dont il était devenu l’un des habitués les plus assidus, aurait eu tant de bonheur à promener son ruban rouge, n’avait toujours que la fleur des champs pour émailler sa boutonnière, privilège de tout le monde, dont il était beaucoup moins fier que notre Béranger.
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