Deuxième partie-3

2028 Words
La Peyrade avait bien parlé d’une résistance imprévue et inexplicable par laquelle avaient été paralysés toute la bienveillance et tous les efforts de la comtesse du Bruel ; mais Thuillier se payait mal de cette explication, et, dans ses jours de désappointement aigu, il ne tenait à rien que, comme Chicaneau, des Plaideurs, il ne s’écriât : « Eh ! rendez donc l’argent ! » Toutefois, il n’en venait pas à un éclat, parce que la Peyrade le tenait en respect par la fameuse brochure de l’Impôt et l’Amortissement. L’achèvement en avait été suspendu par les tracas du déménagement. Durant cette période agitée, Thuillier n’avait pu donner ses soins à la révision des épreuves, sur lesquelles on se rappelle qu’il s’était réservé le droit d’un pointilleux examen. Arrivé à comprendre que, pour restaurer son influence qui allait chaque jour s’évaporant, il fallait frapper un grand coup, ce fut justement cette disposition chipotière que l’avocat crut pouvoir donner comme point de départ à un plan également profond et aventureux dont il conçut la pensée. Un jour, comme on en était aux dernières feuilles de la brochure, une discussion s’éleva sur le mot népotisme, que Thuillier voulait faire disparaître d’une des phrases écrites par la Peyrade, sous prétexte que jamais il n’avait vu employer ce mot nulle part, et que c’était du néologisme, c’est-à-dire, dans les idées littéraires de la bourgeoisie, quelque chose d’équivalent à l’idée de 93 et de la Terreur. D’ordinaire, la Peyrade prenait assez patiemment les ridicules remarques de bon ami ; mais, ce jour-là, il s’émut excessivement, signifia à Thuillier qu’il eût à terminer lui-même le travail auquel il appliquait une critique si lumineuse et si intelligente, et pendant plusieurs jours on ne le revit plus. Thuillier crut d’abord à un mouvement passager de mauvaise humeur ; mais, l’absence de la Peyrade se prolongeant, il sentit la nécessité d’une démarche conciliatrice et alla chez le Provençal pour taire amende honorable et mettre fin à cette bouderie. Voulant toutefois donner à cette démarche une allure qui laissât une honnête sortie à son amour-propre : – Eh bien, mon cher, dit-il en entrant d’un air dégagé, nous avions raison tous les deux : népotisme veut dire l’autorité que les neveux des papes prenaient dans les affaires. J’ai cherché dans le dictionnaire, il ne donne pas une autre explication ; mais, d’après ce que m’a dit Phellion, il paraîtrait que, dans le langage politique, on a étendu le sens de ce mot pour dire l’influence que des ministres corrupteurs laissent exercer illégalement à des personnes : je crois donc que nous pouvons conserver l’expression, quoiqu’elle ne soit pas prise de la même manière par Napoléon Landais. La Peyrade, qui, tout en recevant le visiteur, affectait de paraître très occupé au classement de ses dossiers, se contenta de hausser les épaules et ne répondit rien. – Eh bien, reprit Thuillier, as-tu vu les épreuves des deux dernières feuilles ? Car il faut marcher. – Si tu n’as rien envoyé à l’imprimerie, répondit la Peyrade, nous ne pouvons avoir des épreuves ; pour mon compte, je n’ai pas touche au manuscrit. – Mais, mon cher Théodose, dit Thuillier, il n’est pas possible que, pour si peu de chose, tu aies pris la mouche. Je ne me pique pas d’écrire ; seulement, comme je signe, je puis bien, je crois, avoir mon opinion sur un mot, – Mais môsieu Phellion, répondit l’avocat, c’est un écrivain, lui ; et, puisque tu le consultes, je ne vois pas pourquoi tu ne l’engagerais pas à terminer avec toi l’ouvrage auquel, pour mon compte, je me suis bien promis de ne plus coopérer. – Dieu ! quel caractère ! s’écria le frère de Brigitte ; te voilà furieux, maintenant, parce que j’ai eu l’air d’avoir un doute sur une expression et que j’ai consulté quelqu’un. Mais tu sais bien qu’à Phellion, à Colle ville, à Minard et à Barniol, j’ai lu des passages comme si l’ouvrage était de moi, pour voir l’effet qu’il produira dans le public ; mais ce n’est pas une raison pour que je veuille mettre sous mon nom ce qu’ils seraient capables d’écrire. Veux-tu avoir une idée de la confiance que j’ai en toi ? madame la comtesse de Godollo, à laquelle hier soir j’ai fait lecture de quelques pages, me disait que c’était une brochure à m’attirer des désagréments avec le procureur du roi : crois-tu que ça m’ait arrêté ? – Eh bien, dit la Peyrade ironiquement, je crois que l’oracle de la maison voit très bien les choses, et je n’ai pas envie de te faire porter la tête sur l’échafaud. – Tout ça, dit Thuillier, c’est des bêtises. As-tu ou non l’intention de me laisser en plan ? – Les questions littéraires, répondit l’avocat, brouillent les meilleurs amis bien mieux encore que les questions politiques ; je veux supprimer entre nous cette occasion de débats. – Mais, mon cher Théodose, jamais je ne me suis posé comme un homme de lettres, je crois avoir du gros bon sens et je dis mes idées, tu ne peux pas m’en vouloir pour cela, et certainement, si tu me fais le mauvais tour de refuser ma collaboration, c’est que tu as contre moi quelque autre grief que je ne connais pas. – Où est le mauvais tour ? Il n’y a rien de si facile pour toi que de ne pas faire une brochure, tu seras Jérôme Thuillier comme devant. – Il me semble pourtant que toi-même as jugé que cette publication pourrait favoriser mon élection future ; et puis enfin, je te le répète, j’ai lu des fragments à tous nos amis ; dans le conseil municipal, j’ai annoncé la chose, et, si maintenant l’ouvrage ne paraît pas, je suis déshonoré, on dira que le gouvernement m’a acheté. – Tu n’as qu’à dire que tu es l’ami de Phellion l’incorruptible, cela répondra à tout ; tu pourrais même donner Céleste à son dadais de fils, cette alliance te protégerait encore mieux contre tout soupçon. – Théodose, dit alors Thuillier, tu as quelque chose que tu ne me dis pas ; il n’est pas naturel que, pour une simple querelle de mots, tu veuilles perdre ton ami de considération. – Eh bien, oui ! dit la Peyrade, ayant l’air de se décider à parler, je n’aime pas l’ingratitude. – Moi non plus, je ne l’aime pas, dit Thuillier avec animation, et, si tu as l’idée de m’accuser d’un procédé aussi bas, aussi vil, je te somme de t’expliquer ; il faut à la fin sortir des équivoques : de quoi te plains-tu ? que reproches-tu à celui qu’il y a quelques jours encore tu appelais ton ami ? – Rien et tout, dit la Peyrade ; ta sœur et toi êtes bien trop habiles pour rompre ouvertement avec un homme qui, au risque de sa réputation, vous a mis un million dans la main ; mais je ne suis pas tellement simple, que je ne sache démêler les nuances : il y a autour de vous des gens occupés sourdement à me démolir, et Brigitte n’a qu’un souci, celui de trouver une façon honnête de ne pas tenir ses promesses. Des hommes comme moi ne font pas protester de pareils titres, et je n’entends certes pas m’imposer, mais j’avoue que j’étais loin de m’attendre à de pareils procédés. – Voyons, dit Thuillier avec intérêt, en apercevant dans l’œil de l’avocat le brillant d’une larme dont il fut entièrement la dupe, je ne sais pas, moi, ce que Brigitte a pu te faire, mais une chose certaine, c’est que jamais je n’ai cessé d’être ton ami le plus dévoué. – Non, dit la Peyrade, depuis l’échec de la croix, je ne suis plus bon, comme on dit, à jeter aux chiens. Est-ce que je puis, moi, lutter contre de certaines forces occultes ? Mon Dieu ! c’est peut-être cette brochure dont tu as beaucoup trop parlé et dont s’inquiète le gouvernement, qui fait l’obstacle à ta nomination. Ces ministres sont si bêtes, qu’ils aimeront mieux attendre d’avoir la main forcée par l’éclat de la publication que de s’exécuter de bonne grâce en récompensant seulement tes services. Mais ce sont là des mystères de la politique qui ne tombent pas dans l’esprit de ta sœur. – Que diable ! dit Thuillier, je me crois pourtant le coup d’œil assez observateur, et je ne m’aperçois pas que Brigitte soit changée pour toi. – C’est vrai, dit la Peyrade, tu as la vue si bonne, que tu n’aperçois même pas à ses côtés cette madame de Godollo sans laquelle elle ne peut plus vivre. – Allons donc ! dit finement Thuillier, ce serait un petit brin de jalousie que nous éprouverions ! – De la jalousie, repartit la Peyrade, je ne sais pas si c’est là le mot propre, mais enfin ta sœur, qui n’est pas un esprit au-dessus de l’ordinaire et à laquelle je m’étonne qu’un homme de ta supériorité intellectuelle ait laissé prendre l’autorité dont elle use et a***e… – Que veux-tu, mon cher ! interrompit Thuillier en humant le compliment, elle est pour moi d’un dévouement si entier ! – J’admets ces faiblesses, reprit la Peyrade, mais, je le répète, ta sœur ne te va pas à la cheville. Eh bien, je dis que, quand un homme de la valeur que tu veux bien me reconnaître lui fait l’honneur de la conseiller et de se dévouer à elle comme je l’ai fait, il ne saurait lui être agréable de se voir supplanté dans sa confiance par une femme venue on ne sait d’où, et cela à cause de quelques loques de rideaux et de quelques vieux fauteuils qu’elle lui a fait acheter. – Pour les femmes, tu le sais bien, répondit Thuillier, les affaires de ménage, cela passe avant tout. – Crois aussi que Brigitte, qui touche à tout, a également la prétention d’avoir la haute main sur les affaires de cœur, et, puisque tu es si perspicace, tu aurais dû voir que maintenant, dans l’esprit de Brigitte, rien n’est moins fait que mon mariage avec mademoiselle Colleville ; or, pourtant, mon amour a été solennellement autorisé par vous. – Par exemple ! dit Thuillier, je voudrais bien voir que quelqu’un essayât de toucher à nos arrangements. – Sans parler de Brigitte, répondit l’avocat, je puis te dire quelqu’un qui s’occupe parfaitement de les déranger, et ce quelqu’un, c’est mademoiselle Céleste ; malgré l’obstacle que semble mettre entre eux la divergence des sentiments religieux, elle n’en reste pas moins très naïvement occupée de ce petit Phellion. – Mais pourquoi ne pas dire à Flavie de mettre ordre à cela ? – Flavie, mon cher, personne mieux que toi ne la sait à fond. Elle est femme avant d’être mère ; j’ai été dans la nécessité de lui faire un doigt de cour, et, tu comprends, tout en voulant ce mariage, elle ne le désire pas très vivement. – Eh bien, dit Thuillier, je me charge, moi, de parler à Céleste ; il ne sera pas dit qu’une petite fille nous fera la loi. – Justement, je ne veux pas, s’écria la Peyrade, que tu t’entremêles dans tout cela ; hors de tes relations avec ta sœur, tu es une volonté de fer, et je n’entends pas qu’il soit dit que tu as mis d’autorité Céleste dans mes bras ; je prétends, au contraire, que cette enfant garde la plus entière disposition de son cœur ; seulement, je crois pouvoir demander qu’elle se prononce nettement entré moi et M. Félix, parce que je ne puis pas rester dans cette situation, qui me mine. Ce mariage reporté à l’époque où tu seras nommé député, c’est un rêve : il m’est impossible d’accepter que la plus grande affaire de ma vie soit ainsi laissée à toutes les éventualités de l’avenir ; et puis, dans cette combinaison à laquelle on s’était d’abord arrêté, se sent un parfum de marché qui ne saurait me convenir. Je dois, mon cher, te faire une confidence à laquelle je suis entraîné par tous les désagréments qu’il me faut subir. Dutocq peut te le dire, avant que vous quittiez l’appartement de la rue Saint-Dominique, en sa présence, une héritière m’a été très sérieusement offerte, qui aura plus de fortune que vous n’en laisserez à mademoiselle Colleville. J’ai refusé, parce que j’ai la sottise d’avoir le cœur pris et parce qu’une alliance avec une famille aussi honorable que la vôtre me paraît des plus désirables ; mais, après tout, il faut que Brigitte se le mette en tête, si Céleste me refuse, je ne suis pas sur le pavé. – Je le crois facilement, dit Thuillier ; mais remettre toute la décision de l’affaire à cette petite tête, si, comme tu le dis, elle a de la propension pour Félix !… – Ça m’est égal, dit l’avocat, il faut à tout prix que je sorte de cette position, elle n’est plus tenable pour moi ; tu parles de ta brochure, je ne suis pas capable de la finir ; toi qui as été un homme à femmes, tu dois savoir la domination que ces êtres malfaisants prennent sur tout notre être. – Penh ! dit Thuillier avec fatuité, on m’a eu, mais je ne me suis pas souvent donné, j’en prenais et j’en laissais. – Oui, mais, moi, avec ma nature méridionale, je me passionne, et puis, enfin, Céleste a un autre attrait que toutes les bonnes fortunes. Élevée par vous, sous vos yeux, vous en avez fait une enfant adorable ; c’est seulement une grande faiblesse d’avoir laissé ce garçon, qui ne lui convient d’aucune manière, s’installer dans sa fantaisie. – Tu as dix fois raison, mais c’est une amitié d’enfance, Félix et elle ont joué ensemble, et tu n’es venu que beaucoup plus tard ; c’est même une preuve de la grande estime que nous faisons de toi, qu’aussitôt que tu t’es présenté, nous ayons renoncé à d’anciens projets.
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