Tout ce que vous dites est juste ; j’aime à vous entendre parler ! Vous et M. Elton êtes aussi intelligents l’un que l’autre. Quand bien même je m’y serais appliquée pendant un an je n’aurais jamais pu écrire une charade comme celle-ci. – J’ai tout de suite compris hier, d’après sa manière, qu’il se proposait de vous montrer ce dont il était capable. C’est vraiment une des plus jolies charades que j’ai jamais lue. – Et comme elle est appropriée ! Elle est plus longue que toutes celles que nous avons recueillies jusqu’ici.
Ce n’est pas sa principale qualité. Ce genre d’écrit ne saurait être trop court. Harriet était trop excitée pour prêter attention à cette légère critique et elle reprit, les joues rouges d’émotion : – Je puis apprécier maintenant la distance qui sépare un homme de bon sens capable à l’occasion d’écrire une lettre convenable, de celui qui sait donner à sa pensée une forme aussi délicate ! Mais, chère Mlle Woodhouse, je n’aurai jamais le courage de rendre le papier et de dire que j’ai deviné. – Je m’en charge. Il importe que vous puissiez choisir votre moment pour lui sourire ; rapportez-vous-en à moi. – Quel malheur que je ne puisse pas copier cette ravissante charade dans mon livre ! – Laissez de côté les deux dernières lignes et il n’y a pas de raison pour que vous ne la transcriviez pas. – Oh ! mais ces deux dernières lignes sont… – Les plus précieuses, je vous l’accorde, mais elles ont été écrites pour vous seule et il faut leur conserver ce caractère intime. L’allusion personnelle mise à part, il reste une fort jolie charade qui peut tenir sa place dans n’importe quel recueil. Croyez-moi, M. Elton ne serait pas flatté de voir son œuvre mise de côté ; donnezmoi le registre ; la copie sera de ma main ; de cette façon vous resterez tout à fait en dehors de cette initiative. Harriet se soumit à contre cœur et dit seulement : – Je ne laisserai plus jamais traîner mon livre. – Très bien ! dit Emma, c’est un sentiment naturel ; mais voici mon père : vous ne verrez pas d’objection, je pense, à ce que je lui lise la charade. Il trouvera grand plaisir à l’écouter. Il aime tout ce qui est à la louange de la femme. Ses sentiments de galanterie vis-à-vis de notre sexe sont des plus prononcés. Je vais la lui lire. Harriet resta grave. – Ma chère Harriet, il ne faut pas attacher une importance exagérée à cette charade. Ne soyez pas confuse d’un si petit tribut d’admiration. Si M. Elton avait désiré le secret il n’eut pas laissé le papier en ma présence et il a affecté au contraire de me le remettre à moi. N’apportons pas trop de solennité dans cette affaire. – Oh ! non ; j’espère bien ne pas me rendre ridicule. Faites comme vous voudrez. M. Woodhouse entra et ramena bientôt le sujet sur le tapis, en posant son habituelle question : – Eh bien, mes chères enfants, votre travail avance-t-il ? Avez-vous reçu quelque nouvelle contribution ? – Oui papa, nous allons vous lire quelque chose d’inédit. Nous avons trouvé, ce matin, sur la table, un papier déposé sans doute par une fée et qui contenait une très jolie charade : je l’ai immédiatement copiée. Elle la lui lut comme il aimait qu’on lui lise : doucement et distinctement, à deux ou trois reprises, en y ajoutant des explications relatives à chacune des parties. Il fut particulièrement frappé, comme elle l’avait prévu, par le compliment final.
Voici qui est très juste et bien dit : la femme, la divine femme. Cette charade est si jolie, ma chère, que je devine facilement la fée qui l’a laissée : ce ne peut-être que vous. Emma sourit sans protester. Après quelques minutes de réflexion et un soupir, il ajouta : – Vous tenez ce don de votre chère mère qui écrivait avec tant d’élégance. Si seulement j’avais sa mémoire ! Mais je ne me souviens de rien, même pas de cette charade dont je vous ai parlé ; vous m’avez dit, je crois, ma chère, que vous l’aviez transcrite. – Oui papa, en effet, elle est écrite à la seconde page de notre cahier ; nous l’avons copiée dans les morceaux choisis. Elle est de Garrick. – Je me rappelle seulement qu’elle commençait par « Kitty ». Ce nom me faisait toujours penser à la pauvre Isabelle qui a failli recevoir au baptême le nom de Catherine. J’espère que ma fille viendra la semaine prochaine Avez-vous décidé, ma chère, dans quelle chambre vous la mettrez ? Et les enfants ? – Oh ! oui, Isabelle aura sa chambre comme d’habitude et les enfants seront installés dans la nursery. Quelle raison y aurait-il de faire une modification ? – Je ne sais pas, ma chère, mais il y a si longtemps qu’elle n’a été ici, depuis Pâques et seulement pour quelques jours ! Pauvre Isabelle ! Elle sera bien triste quand elle arrivera de ne pas trouver Mlle Taylor. – Dans tous les cas, papa, ce ne sera pas une surprise. – Je n’en suis pas sûr, ma chère. Pour ma part, j’ai été bien étonné quand j’ai appris qu’elle allait se marier. – Il nous faudra inviter M. et Mme Weston à dîner pendant le séjour d’Isabelle. – Oui ma chère, s’il y a le temps. Elle vient pour une semaine ; nous ne pourrons rien faire. – C’est un malheur, évidemment, qu’ils ne puissent pas rester plus longtemps, mais c’est un cas de force majeure : les exigences de sa profession obligent M. John Knightley à être de retour le 28 de ce mois ; réjouissons-nous plutôt, papa, que ce court séjour ne soit pas abrégé encore par une visite de deux ou trois jours à l’abbaye. M. Knightley a promis de ne pas se prévaloir de ses droits. – Ce serait bien dur, ma chère si la pauvre Isabelle devait habiter ailleurs qu’à Hartfield. M. Woodhouse demeura un moment silencieux, puis ajouta : – Mais je ne vois pas pourquoi la pauvre Isabelle serait obligée de rentrer si tôt à cause de son mari. Il faut que je la persuade de prolonger son séjour. Elle pourrait parfaitement rester avec les enfants. – Ah ! papa, c’est ce que vous n’avez jamais pu obtenir, et vous n’aurez pas plus de succès cette fois-ci : Isabelle ne peut supporter quitter son mari. Cette constatation était trop évidente pour permettre la contradiction. Bien malgré lui, M. Woodhouse fut obligé de se soumettre en soupirant ; Emma se rendait compte qu’il était attristé à l’idée de l’affection conjugale de sa fille et elle se hâta de mettre le sujet sur un terrain plus agréable. – Il faudra qu’Harriet nous consacre une grande partie de son temps pendant le séjour de mon beau-frère et de ma sœur. Je suis sûre qu’elle aimera les enfants. Nous sommes très fiers des enfants, n’est-ce pas, papa. Je me demande lequel d’Henri ou de Jean plaira le plus à Harriet ? – Pauvres chéris, comme ils seront contents de venir. Vous savez, Harriet, ils aiment beaucoup être à Hartfield. – Je n’en doute pas, Monsieur. Qui ne le serait pas ? – Henri est un beau garçon, mais Jean ressemble beaucoup à sa maman. Henri est l’aîné ; il porte mon nom : C’est un garçon très intelligent. Ils ont tous deux de si gracieuses manières. Je suis d’avis que leur père est souvent brusque avec eux. – Il vous semble brusque, dit Emma parce que vous avez vous-même des manières si douces. M. John Knightley veut que ses garçons soient hardis et actifs et il sait à l’occasion parler sévèrement, mais c’est un père très affectueux et les enfants l’aiment beaucoup. – Quand leur oncle vient, il les attrape et il les soulève jusqu’au plafond d’une manière bien effrayante. – Mais papa il n’y a rien qu’ils aiment autant. C’est un si grand plaisir pour eux que si leur oncle n’avait établi la règle de les prendre l’un après l’autre, le premier empoigné ne voudrait jamais céder sa place ! Au moment où les jeunes filles allaient se séparer pour le dîner de quatre heures, le héros de la journée fit son apparition. Harriet détourna la tête, mais Emma le reçut avec son sourire habituel. Tout indiquait dans l’attitude de M. Elton qu’il avait conscience d’avoir fait un pas en avant et Emma supposa qu’il venait se rendre compte de l’effet produit. Le prétexte ostensible de sa visite était de s’informer si on avait besoin de lui pour la partie de M. Woodhouse ce soir-là : si sa présence pouvait-être utile, il remettrait n’importe quelle autre obligation, mais, dans le cas contraire, il s’excuserait, ayant promis conditionnellement à son ami, M. Cole, de dîner avec lui. Emma le remercia de sa prévenance, mais ne voulut pas entendre parler qu’il désappointât son ami à cause d’eux. M. Elton se crut tenu à de nouvelles protestations ; puis, comme il allait se retirer, Emma prit le papier sur la table et le lui passa. – Voici la charade que vous nous avez si aimablement laissée et dont nous vous remercions. Nous l’avons tant admirée que je me suis permis de la transcrire sur l’album de Mlle Smith. J’espère que votre ami n’y verra pas d’inconvénient. Naturellement, je n’ai copié que les huit premières lignes. M. Elton parut un peu interdit. Il bredouilla une allusion à « l’honneur… » en regardant Emma et Harriet alternativement ; enfin, il prit le cahier qui était sur la table et l’examina avec attention. Désireuse de dissiper la gêne, Emma dit en souriant : – Je vous prie de faire nos excuses à votre ami, mais une si jolie charade ne doit pas rester le monopole de quelques privilégiés. L’auteur peut être sûr d’obtenir le suffrage de toutes les femmes chaque fois qu’il donnera à ses écrits un tour aussi galant. – Je crois pouvoir m’avancer, répondit M. Elton avec une certaine hésitation, et me porter garant que si mon ami voyait sa petite composition à cette place d’honneur, il en éprouverait un sentiment de légitime fierté. Ce discours terminé, M. Elton prit congé prestement ; Emma ne le retint pas, car il y avait dans la manière de parler du jeune vicaire une sorte de grandiloquence qui, malgré les dispositions bienveillantes qu’elle nourrissait à son égard, était très apte à l’inciter au rire. Elle se sauva pour donner libre cours à son hilarité, laissant Harriet jouir de son bonheur.
Bien que l’on fût déjà au milieu du mois de décembre, le mauvais temps n’avait pas encore interrompu les promenades des deux jeunes filles. Le lendemain Emma décida d’aller faire une visite à une famille pauvre qui demeurait un peu au delà de Highbury. Pour s’y rendre il fallait passer par Vicarage Lane où s’élevait le presbytère : c’était une vieille maison d’apparence modeste, située presqu’en bordure de route et à laquelle le propriétaire actuel s’efforçait de donner un cachet d’élégance et de confort. Arrivées à cet endroit les deux jeunes filles ralentirent le pas pour regarder la façade. Emma dit : – C’est ici que vous êtes destinée à venir habiter un jour ou l’autre ! – Oh ! quelle jolie maison, dit Harriet, voici les rideaux jaunes que Mlle Nash admire tant ! – Je passe rarement par ici, dit Emma, mais à un moment donné j’y serai particulièrement attirée : toutes les haies, les grilles, les mares de cette partie d’Highbury me deviendront familières. » Harriet n’avait jamais franchi le seuil du presbytère et ne chercha pas à dissimuler sa curiosité. – Je ne demanderais pas mieux que de réaliser votre désir, dit Emma, mais je ne puis imaginer aucun prétexte plausible pour entrer : pas d’enquête à faire sur un domestique ; j’aurais alors une raison pour interroger la femme de charge ; pas de message de mon père… Après quelques instants de silence, Harriet reprit : – Je me demande, Mademoiselle Woodhouse, comment il se fait que vous ne soyez pas mariée ou sur le point de l’être, séduisante comme vous l’êtes ! Emma se prit à rire et répliqua : – Admettons que je le sois, en effet, Harriet : ce n’est pas une raison suffisante pour me pousser au mariage. Non seulement je ne suis pas à la veille de me marier, mais encore je n’ai guère l’intention de me marier jamais. – Vous le dites, mais je ne puis le croire. – Il faudrait pour me faire changer d’avis, que je rencontrasse quelqu’un de très supérieur à tous ceux que j’ai eu l’occasion de voir jusqu’ici (M. Elton, naturellement, est hors de cause) et à dire vrai je ne désire pas rencontrer ce phénix : je préfère ne pas être tentée. Je ne puis que perdre au change et si je me décidais à me marier, j’en aurais probablement du regret par la suite. – Vraiment, je ne m’explique pas qu’une femme parle de la sorte !
– Je n’ai aucune des raisons habituelles qui incitent les femmes à se marier. Si je m’éprenais de quelqu’un, alors ce serait tout différent ; mais, jusqu’à présent je suis demeurée indemne et je crois vraiment qu’il n’est pas dans ma nature de m’enthousiasmer. Sans le mobile de l’amour, je serais bien sotte d’abandonner une situation comme la mienne : je n’ai besoin ni d’argent, ni d’occupations, ni d’importance sociale ; bien peu de femmes mariées sont aussi maîtresses dans leur intérieur que je le suis à Hartfield ; je ne puis espérer tenir ailleurs une place plus prépondérante ; suis-je sûre de trouver chez un autre homme une approbation aussi complète de tous mes actes que celle que je trouve chez mon père ? – Sans doute. Mais, au bout du compte, vous finirez par être une vieille fille comme Mlle Bates ! – Voici une terrible évocation, Harriet, et si je croyais jamais ressembler à Mlle Bates, si je devais devenir si sotte, si satisfaite, si souriante, si bavarde, si peu distinguée, je prendrais un mari demain ! Mais je suis convaincue qu’il ne pourra jamais y avoir entre nous d’autre ressemblance que celle toute fortuite d’être restées célibataires. – Et cependant vous serez une vieille fille, ce qui est épouvantable ! – Ne vous tourmentez pas, Harriet, je ne serai jamais une vieille fille pauvre ; et c’est la pauvreté seule qui rend méprisable aux yeux du public l’état de célibat ! Une femme seule avec un petit revenu est assez souvent ridicule ! Mais une femme seule nantie de bonnes rentes est toujours respectable et rien ne s’oppose à ce qu’elle soit aussi intelligente et aussi agréable que n’importe qui. Cette distinction n’est pas aussi injuste qu’elle paraît au premier abord, car un revenu mesquin contribue à rétrécir l’intelligence et à aigrir le caractère. Ce que je dis ne s’applique pas néanmoins à Mlle Bates, trop banale et trop sotte pour me plaire, mais dont le cœur est excellent : je crois vraiment que si elle ne possédait qu’un shilling elle en distribuerait la moitié. – Mais que ferez-vous ? Comment emploierez-vous votre temps quand vous serez vieille ? – Si je ne m’illusionne pas, Harriet, j’ai une nature active, indépendante et je dispose de nombreuses ressources ; je ne perçois pas pourquoi je ne serai pas en état d’occuper mes loisirs aussi bien à cinquante ans qu’à vingt et un. Les occupations de la femme, manuelles et intellectuelles, ne me feront pas plus défaut qu’aujourd’hui. Quant à des objets d’intérêt pour mon affection, je n’en manquerai pas. Je pourrai me consacrer aux enfants d’une sœur que je chéris. Il y en aura très probablement un assez grand nombre pour me fournir toutes les espèces de sensations dont se nourrit la vie à son déclin ; ils me donneront matière d’espérer et de craindre. Sans doute, je ne ressentirai pour aucun d’eux la tendresse qui est l’apanage des parents, mais mon humeur s’accommodera volontiers d’un sentiment plus calme et moins aveugle que l’amour maternel. Souvent une de mes nièces me tiendra compagnie. – Connaissez-vous la nièce de Mlle Bates ou pour mieux dire êtes-vous en relation avec elle ?