Chapitre 1-1

957 Words
1 Yulia Les deux hommes qui me font face sont la menace incarnée. Elle émane d’eux. L’un est blond, l’autre brun, ils sont aux antipodes l’un de l’autre, et pourtant, d’une certaine manière ils se ressemblent. Ils donnent la même impression. Une impression glaçante. ― Il faut que je vous parle d’un sujet délicat, dit Arkady Buschekov, le fonctionnaire russe qui se trouve à mes côtés. Son regard délavé et pâle s’attarde sur le visage de l’homme brun. Buschekov a parlé en russe et je le traduis aussitôt en anglais. Une traduction parfaite, sans la moindre trace d’accent. Je suis une bonne interprète, même si ça n’est pas mon véritable métier. ― Allez-y, dit l’homme brun. Il s’appelle Julian Esguerra, c’est un important trafiquant d’armes. Je l’ai appris dans le dossier que j’ai examiné ce matin. Aujourd’hui, c’est lui qui est important, c’est de lui qu’il faut que je me rapproche. Ce qui devrait être agréable. Il est remarquablement beau avec ses yeux bleus perçants et son visage basané. S’il n’y avait pas cette impression menaçante, il m’attirerait vraiment. En l’état actuel des choses, je vais faire semblant, mais il ne s’en apercevra pas. Les hommes ne s’en aperçoivent jamais. ― Je suis sûr que vous connaissez les difficultés actuelles dans notre région, dit Bushekov. Nous voudrions que vous nous aidiez à les résoudre. Je traduis en faisant de mon mieux pour dissimuler l’excitation qui me gagne. Obenko avait raison. Il se prépare vraiment quelque chose entre Esguerra et les Russes. C’est ce qu’Obenko a soupçonné en apprenant la visite du trafiquant d’armes à Moscou. ― Vous aider de quelle manière ? demande Esguerra. Il ne semble que vaguement intéressé. En traduisant sa réponse pour Bushekov, je jette un coup d’œil à l’autre homme qui se trouve à notre table, le blond à la coupe de cheveux presque militaire. C’est Lucas Kent, le second d’Esguerra. J’ai essayé de ne pas le regarder. Il me déstabilise encore plus que son patron. Heureusement, ce n’est pas à lui que j’aurai affaire, si bien que je n’ai pas besoin de feindre de m’intéresser à lui. Sans trop savoir pourquoi mon regard est attiré par ses traits durs. Avec sa taille haute, son corps musclé, ses mâchoires carrées et son regard farouche Kent me font penser à un bogatyr, les seigneurs de la guerre des contes russes. Il s’aperçoit que je le regarde et ses yeux pâles étincellent en fixant mon visage. Je détourne rapidement le regard en réprimant un frisson. Ses yeux me font penser à des éclats de glace comme il y en a dehors, gris-bleu et glacials. Dieu merci, ce n’est pas lui que je dois séduire. Avec son patron, ça sera tellement plus facile de donner le change. ― Certaines parties de l’Ukraine ont besoin de notre aide, dit Bushekov. Mais étant donné l’état actuel de l’opinion internationale, il serait problématique pour nous d’intervenir et de les aider. Je traduis rapidement ce qu’il vient de dire, une fois de plus mon attention se concentre sur l’information que je suis censée obtenir. C’est important ; c‘est la raison principale de ma présence ici aujourd’hui. Séduire Esguerra est secondaire, mais vraisemblablement inévitable. ― Si bien que vous voulez que je le fasse à votre place, lui dit Esguerra, et tandis que je traduis, Bushekov hoche la tête. ― Oui, dit Bushekov. Nous aimerions qu’une certaine quantité d’armes et d’autres fournitures soient livrées aux combattants de la liberté du Donestk. Il ne faut pas qu’un lien soit établi avec nous. En échange, nous vous paierons votre prix habituel et nous vous permettrons d’aller en toute sécurité au Tadkikistan. Quand je lui traduis cette phrase, Esguerra sourit froidement. ― Et voilà tout ? ― Nous préférerions également que vous ne fassiez pas affaire avec l’Ukraine en ce moment, dit Bushekov. Vous savez, on ne peut pas avoir le cul entre deux chaises. Je fais de mon mieux pour traduire cette expression, mais elle ne rend pas aussi bien en anglais. Et en même temps, je mémorise chaque mot pour pouvoir tout répéter à Obenko plus tard dans la journée. C’est exactement ce que mon patron espérait que j’entendrais. Ou plutôt ce dont il avait peur. ― Dans ces conditions, j’ai bien peur d’avoir besoin de compensations supplémentaires, dit Esguerra. Comme vous le savez, je n’ai pas pour habitude de prendre parti dans ce genre de conflits. ― Oui, c’est ce qu’on nous a dit. Bushekov porte un moreau de poisson salé à sa bouche et commence lentement à le mâcher tout en regardant le trafiquant d’armes. Mais dans notre cas, vous pourriez peut-être revoir votre position. L’Union Soviétique a beau avoir disparu, notre influence dans la région est loin d’être négligeable. ― Oui, je m’en rends compte. Pourquoi pensez-vous que je suis ici ? Le sourire d’Esguerra ressemble à celui d’un requin. Mais ça coûte cher de renoncer à la neutralité. Je suis certain que vous le comprenez. Le regard de Bushekov se refroidit. ― Effectivement. Je suis autorisé à vous offrir vingt pour cent de plus que votre prix habituel en échange de votre coopération dans cette affaire. ― Vingt pour cent ? Alors que vous divisez par deux mes profits éventuels ? On est loin de compte. Après m’avoir laissé traduire, Bushekov se sert de la vodka et la fait tourner dans son verre. ― Vingt pour cent de plus et la remise des prisonniers d’Al-Quadar, dit-il après quelques instants. C’est notre dernière proposition. Je traduis ces propos tout en jetant un autre regard furtif à l’homme blond, sans savoir pourquoi je suis curieuse de voir sa réaction. Pendant tout ce temps, Lucas Kent n’a pas dit un mot, mais je le sens attentif à tout ce qui se passe, n’en perdant pas un mot. Je m’aperçois que lui aussi il me regarde. Soupçonne-t-il quelque chose ou est-il attiré par moi ? Dans un cas comme dans l’autre, cela m’inquiète. De tels hommes sont dangereux et j’ai l’impression qu’il pourrait être encore plus dangereux que les autres. ― Alors nous sommes d’accord, dit Esguerra et je comprends que nous y sommes. Ce que redoutait Obenko vient d’arriver. Les Russes font faire livrer des armes aux soi-disant combattants de la liberté et le chaos ukrainien va prendre des proportions gigantesques. Eh bien, c’est le problème d’Obenko, pas le mien. Il me suffit de sourire, d’être jolie et d'assurer la traduction, ce que je fais pendant le reste du dîner.
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