Chapitre 1 : Aaron

1186 Words
Chapitre 1 : Aaron Règle n°1 : Ne jamais s’arrêter ; même si ça fait mal, quitte à en saigner, à s’en écorcher l’âme. S’arrêter seulement lorsque nous avons tout donner de nous-mêmes. Jamais je n’aurais cru un seul instant que la liberté qui allait m’être rendue m’étoufferait, me ferait agoniser. Pourtant, c’est exactement ce que je ressens en posant mes yeux sur cette lettre dactylographiée par Crew. Je la chiffonne, la garde dans mon poing avant d’aller m’asseoir sur un des bancs du parking de la prison. Faut que je réfléchisse, que j’apprenne à respirer tandis que je suis seul comme un crétin qui ne sait pas par où commencer pour mettre de l’ordre dans ses idées... Être dehors et libre après autant d’années, c’est aussi se retrouver paumé. C’est un rêve inespéré mêlé à la sensation étrange et désagréable d’abandon, c’est être dans la peau du gosse égaré dans un hypermarché : perdu, englouti par le monde qui l’entoure. Comme si je n’étais rien, ni personne. Je devine que c’était la raison pour laquelle Crew voulait venir me récupérer à ma sortie, mais j’ai refusé puisque je n’avais qu’une seule envie : aller chercher ma femme et la ramener chez nous. J’avais juré de purger ma peine jusqu’au bout, je n’ai pas tenu parole, incapable de rester vingt piges derrière les barreaux à ne pas savoir ce qu’elle devenait. Les corrompus ont accepté les liasses que je proposais, réduisant considérablement mon incarcération et me relâchant dans la jungle de Logen. Comme promis, une voiture m’attend sur le parking et la clé m’a été remise avec l’adresse d’Amyliana. Il faut que je la rejoigne. Je veux lui demander pourquoi. Pourquoi n’est-elle jamais venue en six années ? Pourquoi a-t-elle fui avec notre enfant, surtout ? Parce que j’ai tué sa mère. Ça, je le sais. Mais au fond de moi, je n’arrive pas à concevoir qu’elle oublie ses sentiments, que je n’ai plus de place dans sa vie quand elle est mon tout. Dans ma cellule, j’ai eu le temps de penser, beaucoup trop de temps pour imaginer divers scénarios. Ça allait à celui dans lequel elle était rentrée chez nous, avec le gosse, et qu’elle m’aimait de sa bouche, comme auparavant. À celui dans lequel elle me haïssait, et que jamais plus elle ne m’accorderait un regard. En grimaçant à l’idée que cette dernière image soit la plus probable, je m’allume une cigarette, et soupire, crachant la fumée par le nez. Je ne peux imaginer une vie où elle n’est pas. Mais six années à croupir en taule, c’est long, beaucoup trop long, et j’ai conscience qu’elle ait pu changer. Moi-même je suis bien différent : la prison et son absence ont fait de moi un être dénué d’émotion et de vie. Ou plus fragile peut-être. Ce dont je suis certain, c’est que je me sens vide, mort. Et il n’y a pas plus redoutable qu’un homme qui n’a plus rien à perdre. ∞ Je m’arrête dans la rue indiquée par le morceau de papier, regarde les alentours pour être certain de ne pas m’être gouré. Elle a déménagé à Weber, à plus de trois heures de route de Logen. Si elle pensait que ces trois pauvres petites heures allaient mettre assez de distance entre elle et moi, elle se trompait. Je suis son traqueur, son amant, son ami, son homme, je l’ai toujours été et ça ne changera jamais. Je voudrais promettre que si elle me demandait de partir, je le ferais, mais c’est faux. J’ai besoin de son corps contre le mien, de son odeur, de sa peau, de son rire, de sa voix. Besoin viscéral de la femme que j’aurais dû tuer, de celle qui m’a appris que chérir une personne plus que soi-même était possible. J’ai besoin d’elle pour avancer. La rue est calme, ensoleillée malgré les températures négatives. La neige est amassée dans les rigoles, et je retiens mon souffle en observant sa maison. Petite mais familiale, rien ne me crève plus le cœur que de l’imaginer vivre là-dedans avec notre enfant. Elle est partie, comme ça, sans même me dire au revoir, sans m’offrir une dernière étreinte, un dernier b****r, une dernière chance. Juste une p****n de lettre dans laquelle Amyliana me dit que c’en est trop pour elle, qu’elle est enceinte et qu’elle me fuit, incapable de me pardonner, même par amour. « Ne me suis pas ». Elle a écrit ces mots, et pourtant, elle savait que je le ferais. Je m’enfonce dans mon siège, le coeur au bord des lèvres, et m’allume une énième clope. Sur le trajet, j’ai vidé le paquet de vingt acheté en taule, tellement je ne sens pas cette rencontre et j’ai été obligé de m’arrêter pour en racheter deux paquets. Mon instinct me trompe rarement, et j’imagine que cette fois encore, il aura raison. Elle va me hurler dessus, me fuir, me mettre à bout, et je serais obligé de lui sortir le grand jeu en lui racontant à quel point elle m’a manqué. En six années, j’aurais dû l’oublier, oublier pourquoi j’en étais dingue, oublier à quel point entre nous c’était passionnel, et bien plus que ça encore. Enfin, je pense que j’aurais dû. Ça aurait été beaucoup mieux pour elle si j’y étais parvenu. Cette fille est tout ce que j’exécrais, elle n’était qu’un nom à effacer, un dossier de plus à déchiqueter, une personne à tourmenter, qu’une tête à buter, une p**e. Mais quand son sourire m’a été octroyé, quand sa voix s’est adressée à moi et que ses baisers sont devenus ma came, j’ai omis toutes les promesses de contrats, pour me centrer sur ce qu’elle me faisait ressentir. Sa présence me ramenait à la vie. Un souffle nouveau, une profonde goulée d’air, une bouffée d’oxygène. Elle était devenue la raison de mes réveils, de mes nuits blanches, de mes craintes. Dans la voiture, j’attends. De longues minutes, peut-être même des heures, je ne sais pas. Le temps n’a plus d’importance et se perd dans le flot de pensées qui traverse mon crâne avec frénésie. Il n’existe plus que cette façade aux briques rouges foncées, que mon regard rivé sur les tentures d’un blanc immaculé, et mes souvenirs se mêlant à la dure réalité qui se dessine devant moi. Une voiture s’arrête devant la maison, mon souffle s’accélère. Amyliana est là. Je la reconnais malgré ses cheveux coupés, malgré son teint plus pâle que dans mes songes, malgré la distance qui nous sépare. Mon muscle cardiaque s’emballe, me ramène à l’instant présent. Assise sur le siège passager, elle parle au conducteur juste avant qu’il ne sorte du véhicule. Mes yeux se détachent d’elle pour suivre les mouvements du mec. Gringalet dans sa veste trop large pour lui, il monte les trois marches en béton avant d’ouvrir la porte et de s’enfermer. Elle reste dans la voiture, elle l’attend. Et alors que mon palpitant galope et m’ordonne de sortir de ma caisse et d’en profiter pour aller la voir, ma raison, elle, me conseille d’observer avant d’agir. Comme toujours. Elle et lui. Elle et lui. Elle et lui. Gifle dans la gueule, uppercut dans la tempe, coup de poignard dans le cœur. Putain. Amyliana a un mec, et ce mec n’est pas moi. L’envie de tout défoncer, de l’attraper par la nuque pour lui en coller une et lui hurler sa promesse de fidélité se déverse dans mes cellules. La fureur qui me domine est telle que je les imagine déjà allongés sur le macadam, la gueule explosée de mes poings et de ma haine. Et pourtant, quand il ressort de la baraque en secouant une paire de gants pour enfants et qu’il lui octroie un clin d’œil avant de remonter dans la voiture, je ne bouge pas de mon siège, incapable de savoir comment réagir face à ce dégueuli de vie qu’ils me mettent sous le nez.
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