Chapitre 2 : Amyliana
Mes lèvres gercées par le froid s’étirent quand Adrian éclate de rire.
À deux mètres de lui, derrière le grand chêne recouvert de neige, Will se protège, étouffant un rire.
Adrian amasse les boules de neige à ses pieds en redressant son bonnet plusieurs fois, et ordonne à sa sœur de ne pas y toucher, ce qu’elle fait. April croise ses bras sur son épaisse doudoune, tape du pied dans la poudreuse.
— C’est toujours toi le chef ! Je ne suis plus de ton équipe ! Na !
Son frère se retourne vers elle, hausse les épaules et lui dit avec autant de hargne que son géniteur le ferait :
— Si tu n’es plus de mon équipe, tu deviens une ennemie, April.
Elle boude, il est fier, et je grimace en voyant cet air de meneur que je ne connais que trop bien.
Élever des enfants n’est pas une chose aisée, encore moins des jumeaux.
April et Adrian sont nés il y a cinq ans, un neuf février exactement. J’aurais voulu une grossesse facile, un accouchement rapide, mais non. Tout a été compliqué pour moi, comme si le destin voulait se venger de mon comportement, de mon départ précipité, de ma lâcheté à affronter Aaron.
Je suis partie comme une voleuse. Sans laisser de trace, sans rien embarquer dans mes valises, sans laisser d’indice si ce n’est une lettre jetée dans le hangar en espérant que Aaron la trouve.
Parce que je voulais qu’il me rejoigne, qu’il débarque chez moi en me suppliant de revenir.
Puis, la réalité m’a rattrapée et depuis, je prie chaque soir pour qu’il ne vienne jamais.
Il a tué ma mère. Quelle fille serais-je en l’aimant ? Quelle nana ferais-je en lui offrant une seconde chance alors qu’il a commis l’irréparable, l’impardonnable ?
Tourner la page de cette histoire a été une nouvelle épreuve à endurer, mais… La trahison infligée était plus dévastatrice que sa perte.
De fille au bord de la dépression, je suis devenue maman pleine d’espoirs, je suis devenue femme bien plus forte qu’auparavant.
Heureusement, pour m’épauler, je peux compter sur Will.
Collègue de travail devenu bien plus que ça en l’espace de quelques années, Will est devenu l’unique branche à laquelle je peux me raccrocher pour ne pas sombrer.
Si, au départ, j’étais réticente à ses avances, j’ai fini par lui accorder un rendez-vous. J’étais enceinte jusqu’au bout des ongles, mais ça ne l’effrayait pas.
Il me voulait, disait-il, et je crois bien que maintenant il peut se vanter de m’avoir.
De moi, Will ne connaît que ce que j’ai eu envie de lui raconter.
Le “suicide” de ma mère, mon envie d’un monde meilleur que Logen, et c’est tout.
Des questions, il m’en a posé beaucoup, énormément ; mais résignée à ne pas lui donner une raison pour se barrer loin de moi, il a fini par accepter mes silences, mes secrets, mes nuits inondées de larmes. Petit à petit, Will a pris de la place dans ma vie, mais pas que…
Dans mon cœur aussi.
Il a su être l’épaule réconfortante, une figure paternelle pour mes enfants, la lumière dans l’obscurité, la perspective d’un avenir meilleur et prometteur.
Très différent de A, il a su être lui, me séduire malgré mes craintes, et c’est ce qui m’a plu.
— Je t’ai eu !
Will court derrière Adrian, l’attrape avant de le faire tomber dans la neige. Ils sont hilares, tandis qu’April leur lance ses munitions de boules de neige sous leurs rires.
Je me surprends à rigoler, même si je ne participe pas à leur jeu, que je ne fais qu’observer la scène.
Assise sur un des vieux bancs du parc, je contemple le spectacle qu’est devenu ma vie.
J’étais étudiante en comptabilité. J’étais une p**e. J’étais la femme d’un gangster bien trop féroce pour mes rêves.
Je me voyais comptable, loin de Logen et de sa misère violente, avec un chien, ma mère… Et pourquoi pas un Aaron assagi par la vie.
Aujourd’hui, je suis serveuse dans un Diner et j’ai deux enfants. J’ai un homme qui, malgré ses défauts, m’aime sans me mentir, et surtout, je suis heureuse.
Un soupir d’aise m’échappe en reconnaissant que je touche enfin le bonheur du bout des doigts. Rien n’est parfait, mais rien ne pourrait venir entacher ma félicité. Je rêvais d’un monde meilleur, d’une ville où le bon-vivre serait roi, dans laquelle la violence n’aurait pas sa place.
J’ai tout ça, et même plus encore.
Mon téléphone vibre dans ma poche. Je quitte des yeux ma famille, me dépêche de le prendre avant que l’appel cesse et souris en voyant le nom de mon amie sur l’écran. Ça doit faire un bail que je ne lui ai pas parlé. D’un ton enjoué, je réponds :
— Carla, comment vas-tu ?
Sa voix est essoufflée, sa respiration courte et difficile, me glaçant le sang.
— Les Cobra vont venir te chercher, sanglote-t-elle. Fuis, Amy, fuis tant qu’il en est encore temps.
Le monde autour de moi arrête de tourner. Je n’entends plus les enfants jouer, je n’écoute plus leurs rires, je ne vois plus rien. Le silence m’enveloppe, la peur m’assaille, tout résonne étrangement dans mon être. Amertume mêlée à la nostalgie de ces dernières minutes écoulées, j’expire, inspire, formant un nuage de buée devant mon visage.
— Quoi ?
Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine, mes oreilles bourdonnent, le sang dans mes tempes tambourine méchamment.
— J’ai essayé de te joindre le plus rapidement, s’étrangle-t-elle à travers ses larmes, mais je n’avais plus de portable et… Et… Et mon fils est mort ! Ils l’ont tué, Amy ! Ils ont tué mon gamin !
Elle hurle ces derniers mots dans le combiné, tandis que la douleur l’anéantit. Mes cils se bordent de larmes, l’effroi que je ressens me statufie, me rend muette.
Mais je sais qu’il est déjà trop tard pour moi, parce qu’à l’instant où le danger me dicte de fuir avec mes enfants, mes yeux croisent un regard d’acier empli de fureur à l’autre bout du terrain.
Debout à une dizaine de mètres du grand chêne, A est là, de retour, l’air plus vorace que jamais.