Chapitre 3 – Kendra
Debout devant mon lit où trône ma valise ouverte, linges en boule entre les mains, je fixe la porte par laquelle Crew vient de disparaître. Pas un mot de plus que son “dégage”, pas un geste qui m’aurait convaincue de rester, même pas un pardon.
Juste lui, sa fureur quant à ma réaction, et son pote au téléphone qui lui ordonnait de se ramener.
Juste lui et ses silences, juste lui et sa fuite habituelle dès que je le confronte à la dure réalité qu’est la vie.
Parce que Crew n’a pas l’air d’avoir conscience de l’atrocité de ce qu’il vient de faire, encore moins de tout ce qui en résultera.
Qui dit meurtre, dit enquête, dit questions et accusations.
Qui dit règlement de compte, dit gang ; gang est égal aux BlackD et aux Cobra et que rien ne pourra lui sauver la peau dans cette histoire.
Sous surveillance judiciaire, il sait parfaitement qu’aucun cadeau ne lui sera fait, que rien ne pourra l’aider.
Parce qu’il est évident que moi, en étant au milieu des deux organisations, je deviens le prétexte, l’excuse, la justification. Je suis la clé.
Et ce rôle m’effraie, me donne envie de fuir aussi loin que possible de Logen, là où rien ni personne ne pourra m’atteindre.
Je finis par m’asseoir sur le bord du matelas, fixe mes pieds, perdue.
Le Crew que j’ai connu, celui que j’aime éperdument n’est pas cet homme sanguinaire et meurtrier. Il n’est pas celui qui ne se soucie de rien et qui ne pense pas aux conséquences de ses actes. Parce que les Cobra vont le payer... et cher, c’est inévitable.
Il est certain que je serai la cible numéro 1, la proie facile, et que toute cette merde va se retourner contre moi.
L’envie de hurler ma rage me tord le ventre. Le besoin de tout envoyer valser coule dans mes veines. Je l’aime de m’avoir vengée, protégée, mais je le déteste d’avoir été aussi abject, aussi inhumain.
J’imagine non sans mal la peine de Carla, qui doit être dévastée par la perte atroce de son fils. Je me mets à la place de cette femme, qui aura appris la nouvelle comme moi, dans les éditions spéciales des journaux télévisés qui tournent en boucle depuis ce matin. J’ai envie de vomir.
Crew est un gangster, un tueur, et c’est déjà difficile à comprendre qu’il n’ait pas envie de calme dans la tempête qu’est sa vie. Mais là… Il dépasse l’entendement, le compréhensif, parce que brûler un humain qui devait hurler de peur, de douleur, et… c’est affreux.
J’essuie mes larmes, vaincue.
Vaincue par la férocité des gangs, par leurs lois, par leurs manières de procéder. Vaincue par l’amour, la souffrance, la déception.
Parce que je suis déçue. Déçue qu’il n’ait pas compris que de refaire ma vie ici même était ma propre vengeance. Déçue qu’il n’ait pas réfléchi et fait les choses proprement, sagement, intelligemment.
Je finis par me lever, fourre de vêtements ma valise, et sors de la chambre après un dernier regard lancé à cette pièce qui aura été le lieu de nos plus beaux moments.
∞
Le portail ne m’a jamais paru aussi haut qu’aujourd’hui, ni aussi imposant. De couleur bleue, il abrite derrière ses parois opaques la maison de Mary et de Jay. Je n’avais pas prévu de venir ici… Parce que le Cobra à l’intérieur de ces murs est un des plus venimeux. Mais Mary est la seule qui peut me rassurer, me réconforter, me donner des conseils quant à la marche à suivre, et je devine que mes pas n’ont pas emprunté ce chemin par pur hasard. Être la femme de Jay n’a jamais été une évidence pour elle, d’ailleurs, lors de notre première rencontre, elle m’avait avoué que c’est l’homme qu’il était qu’elle aimait, et pas ce qu’il faisait. Mais comment discerner les deux côtés d’une seule et même personne quand ceux-ci sont indéniablement entremêlés ? J’ai besoin de son savoir, de sa sagesse, de sa clairvoyance alors que je n’en ai plus.
Une brève inspiration plus tard, je presse la sonnette et attends, les doigts noués et le cœur au bord des lèvres.
Nerveuse, je m’annonce à Jay qui aboie dans l’interphone. Si l’espace de quelques secondes il paraît étonné de ma présence, il finit par m’ouvrir.
La neige craque sous mes pas tandis que je remonte l’allée gravillonnée. Jay m’attend sous le porche, les bras croisés sur son torse.
Le tatouage qui orne son visage est tout aussi impressionnant que son regard bleu azur qui me jauge sévèrement.
— Kendra sans Crew ?
Alors que les mots veulent quitter ma bouche, un sanglot contenu m’empêche de parler.
Sourire triste, iris embués, et hochement de tête, c’est tout ce dont je suis capable.
Je grimpe les quelques marches avant de fondre dans les bras ouverts de la brute tatouée qui a compris que ça n’allait pas.
Étreinte étrange et douce à la fois, mais surtout, rassurante.
Mes larmes s’écrasent dans son pull, mes poings se referment dedans, le priant de ne pas me lâcher quand je n’ai plus rien ni personne d’autre que lui et sa femme.
— Entre, t’as besoin de parler, Gamine…
Dès que je mets un pied dans la villa, Mary me saute dessus.
Mon visage ravagé par les pleurs ne lui échappe pas non plus, puisqu’elle me prend dans ses bras en me chuchotant des “vas-y, pleure, ma belle” avant de m’attirer vers la cuisine.
Assis autour de la table, le couple attend patiemment que je puisse enfin aligner quelques mots sans m’effondrer.
— C’est à cause de la mise à mort que t’es dans cet état ?
Mary fait les gros yeux à Jay pour son manque de tact, mais je confirme d’un faible mouvement de la tête.
— Ouais…
— Pourquoi ?
— Jay ! siffle Mary. Tu peux comprendre qu’elle soit mal, non ?
— Non.
Le gangster me regarde droit dans les yeux, me défiant de lui raconter le fond de mes pensées, de mon mal-être, de mon malaise.
— Il a brûlé vif un homme.
Mary déglutit, Jay opine du chef en retroussant les lèvres.
— Non, Kendra. Crew a tué tes violeurs, tes agresseurs, tes bourreaux. Tu sais les couilles qu’il faut à un homme pour oser se venger de la sorte ?
J’ai envie de répondre aucune, parce que cette vengeance est immonde, mais je garde le silence face à la voix dure de Jay.
— Crew est un sage, le sage des Cobra. C’est le mec qui a le plus de loyauté parmi les nôtres, celui qui en a le plus morflé pour devenir le mec qui se tient debout devant toi. Crew est un survivant, Kendra. Et même si sa façon de te venger ne te plaît pas, parce qu’elle est immorale, tu ne peux pas lui ôter le courage et la force de caractère qu’il a eus pour oser le faire.
— C’est bien pire qu’immoral. C’est de la barbarie, de la cruauté, de…
— De l’amour ! me coupe-t-il en tapant du poing sur la table. De l’amour, pur et simple ! Tu es sa came, sa dose, son shoot d’héroïne ! Il voulait ta sécurité en les éliminant, et il a réussi.
C’est à mon tour de rire jaune, parce que même si Steven et Jo ne sont plus de ce monde, leur mission sauvetage a échoué.
— Ils vont me trouver, sifflé-je, me buter, et se venger des Cobra ! Au final, je ne suis plus la seule à être en danger, nous le sommes tous !
Mary s’adosse à sa chaise, jetant un regard soucieux à son époux qui ne me quitte pas des yeux.
— Nous savons nous battre, nous défendre. On ne craint rien.
— Et la police ? Vous allez faire quoi ?
— Kendra, tu fais chier ! Tu es trop cérébrale, tu ne nous connais pas, alors ne nous insulte pas en nous comparant à ces merdeux. Des cendres. C’est tout ce qui reste de ces enflures. Pas d’empreintes, rien. Chaque mouvement que nous faisons est calculé, chaque pas que nous amortissons est précis. Rien n’est laissé au hasard. Des règlements de comptes entre gangs, il y en a des tas chaque jour, dans chaque ville de cette pauvre Amérique. Penses-tu une seule seconde que des enquêtes soient ouvertes ? La mairie est corrompue par le fric, la justice pareil, les flics deviennent ripoux du moment que tu leur tends une belle liasse de biftons. Nous ne craignons absolument rien, fais-nous confiance, merde.
Crew a eu la vengeance terrible, je te l’accorde si ça te fait plaisir de l’entendre, mais dans tous les cas, les Black auraient payé de leur acte. Une balle ou une flamme, qu’est-ce que ça change, hein ?
Je reste muette tandis qu’il débite sa vérité à toute allure.
J’ai mal, je crève de douleur, et pourtant en ce moment je me sens déphasée avec la réalité qu’est ma vie, mon couple. Suis-je anormale d’avoir de la peine pour Steven ? Suis-je étrange de ressentir ce pincement au cœur quand je l’imagine hurler, en torche humaine ?
Mary pose sa main sur la mienne, et dit, plus doucement :
— Ma belle, tout ce que tu ressens à cet instant est normal. Ta raison, ta morale et le tournant qu’est en train de prendre ta vie se heurtent de plein fouet. Tu connais Crew, le vrai Crew. Toi seule sais si tu es apte à lui pardonner ou non. Sois amoureuse de l’homme qu’il est, du gamin qu’il était et du mari qu’il deviendra sûrement un jour, rien ne t’oblige à aimer son obscurité, même si elle fait partie de lui.
Mary me réconforte sur ma réaction, sur ma peine, sur mon incompréhension. Je ne suis pas anormale de ne pas assimiler tout ça, je ne suis pas bizarre de ne pas pouvoir accepter l’inacceptable de la part de l’homme que j’aime. Parce que oui, j’aime Crew, j’en suis certaine, et c’est bien là où ça fait mal.
— Alors comme ça, reprend Jay, il t’a dit de dégager de sa vie ?
Mes doigts se resserrent autour du mouchoir en papier, et je hoche la tête, reniflant de manière peu élégante.
Mary claque sa langue sur son palais, désapprouvant le comportement de Crew.
— Jay, faut qu’on parle, toi et moi.
Sa voix est froide et sans appel, faisant pâlir le Cobra. En une seule seconde, je passe du soulagement de m’être confiée à la frousse d’avoir provoqué de la peur chez Mary qui arrive au terme de sa grossesse.
La blonde se lève sans attendre et, dans un geste qui se veut réconfortant, presse mon épaule avant de sortir de la cuisine.
Jay soupire longuement en se pinçant l’arête du nez.
— Je suis désolée…
— Ne sois pas désolée. Je sais dompter ma femme.
Bouche entrouverte, j’inspire, je respire. Je n’ai donc pas fait d’erreur monumentale en venant chercher de l’aide auprès de Mary. Mon air ébahi fait ricaner Jay puis, avant de sortir à son tour de la pièce, il se retourne vers moi :
— Ça sent juste l’engueulade pour que je botte le cul de ton mec.