I-2

2008 Words
L’officier rit de nouveau, tout en s’enveloppant dans le grand manteau de garde à cheval que son valet de chambre venait de poser sur ses épaules. – Jaloux de moi en général, mon ami, parce qu’il voudrait accaparer pour lui toute l’attention ; jaloux aussi en particulier, car il avait commencé de faire la cour à la princesse Etschef, quand il s’est aperçu que je l’avais devancé. Ce sont des choses qu’on ne pardonne pas, surtout lorsqu’on a, comme lui, une si haute opinion de sa personne. Avec un dédaigneux mouvement d’épaules, le comte acheva : – C’est un imbécile... Mme Sternof, chez qui se rendaient les deux cousins, était la veuve d’un éminent diplomate. Elle avait conservé des relations avec le personnel des différentes ambassades, qu’elle réunissait dans ses salons aux membres de l’aristocratie russe. On venait volontiers chez elle, certain de s’y amuser, cette vieille dame ayant conservé, sous ses cheveux blancs, beaucoup d’entrain et une réelle ingéniosité pour découvrir de nouveaux sujets de distraction. Quelques-uns de ses hôtes habituels l’aidaient dans cette tâche, et particulièrement le baron Wilhelm de Stretzbach. Les idées de celui-ci n’étaient pas toujours d’un goût parfait ; mais cette société mondaine où s’insinuait, nombreux, l’élément germanique, ne se montrait pas fort difficile, en dehors de quelques exceptions, telles que Boris Vlavesky et son cousin, appréciateurs d’un esprit plus fin. Au moment où les deux jeunes gens entraient dans les salons, M. de Stretzbach commençait la récitation des poèmes annoncés comme une œuvre de génie. Leur auteur s’appelait Gerhard Hessing. Il avait trente ans, professait à l’Université d’Heidelberg, et venait d’épouser la fille d’un médecin de Breslau. En vers durs, martelés, il célébrait la lutte pour l’empire du monde, les triomphes à venir de la glorieuse Allemagne. Il chantait les Walkyries guerrières passant, radieuses, parmi le sang et les ruines, en brandissant le glaive allemand. Les flammes des incendies s’élevaient, les cris des mourants déchiraient l’air... Et parmi les visions sanglantes, parmi tout ce drame complaisamment évoqué, voici qu’apparaissait la note sentimentale, sous la forme de strophes adressées à Rosa, la fiancée, « Rosa, blonde et forte Germaine, compagne de l’Allemand vainqueur ». Le poème ne manquait pas de souffle, ni d’une certaine beauté brutale. Mais la persistance des évocations de meurtre et d’incendie, la complaisance un peu lourde et naïvement orgueilleuse avec laquelle l’auteur exaltait les vertus, les grandeurs et la gloire à venir de sa « colossale Germania », finissaient par impressionner désagréablement les auditeurs non Allemands – ou, tout au moins, certains d’entre eux, parmi lesquels le comte Boris Vlavesky. Il était demeuré avec son cousin à l’entrée du salon où Wilhelm de Stretzbach, un grand blond raide et poseur, assez beau garçon, disait les strophes guerrières, dans sa rude langue allemande. Tout en écoutant, Boris laissait errer son regard sur la réunion. Un instant, il s’arrêta sur une jeune femme fort jolie, élégante et fine, qui l’avait aperçu et lui adressait un signe de bienvenue discret. C’était la princesse Catherine Etschef, dont la passion pour le comte Vlavesky était connue de tout Petersburg. Boris la salua de loin, puis continua d’examiner la salle remplie de femmes luxueusement parées. Il connaissait toutes celles qui étaient là – toutes, sauf cette belle personne vêtue de soie jonquille, assise près de Mme Sternof. De lourds cheveux bruns, massés en forme de casque, coiffaient une tête au port altier. Les traits étaient beaux, mais durs, tout au moins au repos, le teint d’une blancheur qui semblait marmoréenne. La taille devait être superbe, autant qu’on en pouvait juger en voyant assise l’étrangère. Et la toilette, en dépit de quelques fautes de goût qui frappaient le coup d’œil exercé du comte Vlavesky, était celle d’une grande dame. Il pensa : « Je parierais que c’est une Autrichienne ou une Allemande ! » Son regard intéressé demeurait attaché à l’inconnue. Elle restait immobile, les paupières mi-closes, les mains croisées sur son éventail de plumes noires. De temps à autre, un frémissement agitait ses lèvres. C’était la seule marque visible d’émotion, chez elle, tandis qu’elle écoutait le poème sanguinaire qui faisait passer des frissons d’émoi sur les épaules des autres femmes. Et le baron de Stretzbach acheva, en regardant cette fois la belle étrangère : « Les Walkyries sont prêtes, les Walkyries viennent au secours de la Germanie. Ô Brunhilde, Freya, ô vous toutes, vierges farouches, accourez, venez étendre sur les guerriers vos mains triomphantes, et quand le glaive ennemi fauchera les fils d’Allemagne, emportez-les dans les demeures de Wotan, où ils boiront l’hydromel et le vin mousseux en contemplant la Germanie victorieuse, maîtresse du monde ! » À cette péroraison, Boris fronça les sourcils et se pencha vers l’oreille de son cousin. – Voilà des élucubrations pangermanistes que ce Stretzbach aurait pu garder pour les servir en petit comité allemand. Ici, elles sont complètement déplacées, pour ne rien dire de plus... Mais j’aime beaucoup la mention du « vin mousseux ». C’est un petit rappel très savoureux du goût des Teutons pour le Champagne de nos amis les Français. Évidemment, Wotan ne peut manquer d’en abreuver pour l’éternité ses bons guerriers allemands, saturés de bière sur la terre. Il eut un léger rire moqueur, auquel fit écho un de ses camarades de la garde, Grégoire Milskof, qui se trouvait près de là et l’avait entendu. Boris lui demanda : – Savez-vous, Grégoire Paulovitch, qui est cette belle personne ?... tenez, là-bas, en robe jaune... L’étrangère s’était levée, et allait vers M. de Stretzbach, qui descendait du petit théâtre aménagé à demeure dans ce salon. Sa taille souple et majestueuse s’accordait bien, comme l’avait pensé Boris, au caractère altier de sa physionomie. – Oui, très belle, hein ?... C’est une Allemande, parente de M. de Stretzbach, Mlle de Halweg, dont le père est un ex-diplomate... – Halweg ? J’ai en Allemagne des cousins de ce nom. – Vous avez des cousins allemands, Boris Vladimirovitch ? – Une sœur de ma trisaïeule paternelle avait épousé un baron de Halweg, en Prusse orientale. Depuis lors, les relations entre les deux familles se sont espacées, puis ont cessé complètement. Cyrille fit observer : – Ces Halweg-là, peuvent appartenir à une autre branche. – C’est possible. D’ailleurs, peu m’importe, car je ne me soucie guère de nouer des rapports avec cette parenté lointaine. Libre à toi, Cyrille, si le cœur t’en dit ? Le jeune comte Vlavesky ne répondit pas. Il attachait un regard attentif sur la belle Allemande, qui écoutait avec indifférence M. de Stretzbach, très empressé près d’elle. Boris, passant à travers les groupes en saluant les visages de connaissance, alla présenter ses hommages à la maîtresse du logis, fort affairée. Puis il rejoignit la princesse Etschef et s’assit près d’elle, en attendant que fût donné le signal des danses. Un regard l’avait suivi, et ne le quittait plus. Mlle de Halweg, interrompant sans façon le baron de Stretzbach, lui demanda, en désignant Boris d’un mouvement de tête : – Quel est ce jeune officier, là-bas ? – Lequel ? – Le grand, si élégant, qui cause avec cette jeune femme blonde, vêtue de rose. La physionomie de Wilhelm se durcit, tandis qu’il répondait brièvement : – Le comte Boris Vlavesky, capitaine aux gardes à cheval. – Le comte Vlavesky ?... Serait-ce un des cousins de mon père ? – Vous êtes parente des Vlavesky, Brunhilde ? – Oui, quelque peu... Il faudra que vous me présentiez ce beau garde à cheval, Wilhelm. Une lueur d’irritation passa dans les prunelles claires du baron. Il dit ironiquement : – Vous aurait-il déjà tourné la tête ? Prenez garde, Brunhilde, car il est coutumier du fait. Elle eut un sourire qui détendit ses lèvres un peu grandes, et ses yeux à la nuance indécise s’animèrent d’un éclat railleur. – Je m’en doute ! Il n’y a qu’à le voir... Et je vous soupçonne, mon cher cousin, d’être horriblement jaloux des succès d’un pareil rival. Wilhelm retint une grimace de colère, et riposta d’un ton rogue : – Nous ne sommes pas rivaux. Les goûts du comte Vlavesky ne sont pas les miens. – Vous avez tort, car je l’imagine bon connaisseur en matière d’élégance et de charme... Ainsi, cette jeune femme avec laquelle il s’entretient est délicieuse. Qui est-elle ? – La princesse Etschef, dame d’honneur de l’impératrice. Fort gentille, en effet, et follement éprise du comte Vlavesky. – Mariée ? – Veuve – très consolée. – Alors, c’est un mariage en perspective ? – Que non pas. La princesse n’a qu’une fortune médiocre, et le comte n’est pas beaucoup mieux nanti. Il ne voudra, naturellement, faire qu’un mariage riche. – Qui sait ! L’amour l’emportera peut-être sur l’intérêt ! – L’amour ? Je ne crois pas le comte si emballé que ça. Il est positif, avant tout, et la beauté de la princesse ne pourrait compenser pour lui les ennuis d’une existence gênée. – Je ne lui donne pas tort, car je sais par moi-même ce qu’il en coûte pour soutenir son rang, avec des revenus médiocres. Moi aussi, je ne puis épouser qu’un homme pourvu d’une grande fortune. Les paupières de Wilhelm battirent. Il était amoureux de sa cousine, mais sans espoir, car il ne réalisait pas la condition exigée, ayant déjà dispersé, en folies de toutes sortes, les trois quarts des biens hérités de son père. Avec un petit rire sec, le baron dit, en désignant Cyrille qui causait à quelques pas de là, dans un groupe d’hommes : – Eh bien ! voilà votre affaire !... Encore un comte Vlavesky, immensément riche celui-là. Il est le cousin germain de l’autre – donc votre parent aussi, peut-être ? Une lueur d’intérêt s’alluma dans les yeux froids de Brunhilde. Pendant quelques secondes, ils s’attachèrent sur Cyrille. Puis la jeune fille dit de sa voix nette, impérative : – Présentez-le-moi, Wilhelm. Le baron s’éloigna, sans empressement. Tandis qu’il abordait le comte Cyrille, Brunhilde reportait son regard vers le groupe formé par Boris et la princesse Catherine. Celle-ci parlait avec une grâce nonchalante, et l’officier l’écoutait, attentif, en jouant distraitement avec l’éventail de plumes blanches qu’il avait pris des mains de la jeune femme. – Ma cousine, voici le comte Cyrille Vlavesky, que vous avez désiré connaître... Brunhilde tourna la tête et vit le jeune homme incliné devant elle. – Ah ! comte, excusez-moi... Mais M. de Stretzbach ayant prononcé votre nom, j’ai souhaité savoir si vous n’étiez pas un des cousins de mon père... Cyrille balbutia : – Mais je crois... il me semble que ce doit être... Il n’était jamais très à son aise devant les femmes, qui l’intimidaient. Mais celle-ci lui imposait plus que toute autre, par sa beauté hautaine et l’impérieuse lueur du regard. En quelques mots, il lui fut prouvé que la belle Brunhilde était bien sa cousine, descendante directe du baron Hugo de Halweg, époux d’une comtesse Vlavesky. Après quoi, Mlle de Halweg l’emmena vers son père, qui accueillit fort aimablement ce parent surgi sur sa route. Le baron de Halweg était un petit homme mince, au long visage blême, au sourire onctueux, et qui savait merveilleusement, selon les gens et les circonstances, se montrer rogue ou affable. Il avait eu des succès comme diplomate, puis, ayant déplu à son versatile souverain, il avait dû se retirer dans ses domaines de la Prusse orientale, où, disait-on, son autorité s’appesantissait lourdement sur ses vassaux. Brunhilde, montrant du geste le capitaine Vlavesky, dit à Cyrille : – Et maintenant, il faut que vous nous fassiez connaître cet autre cousin-là. Mais les couples s’ébranlaient, aux premiers sons de l’orchestre, et Boris venait de se lever, emmenant à son bras la princesse Etschef. Mlle de Halweg déclara : – Ce sera pour plus tard. Je vous garde pour cette danse, mon cousin. Cyrille n’osa se récuser. Mais il était piètre danseur, et Brunhilde s’en aperçut vite. Alors, prétextant la fatigue, elle alla s’asseoir avec lui dans la serre et se mit à causer, s’arrangeant fort habilement pour arriver à connaître les goûts et la nature de son interlocuteur.
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