Décembre

2502 Words
Décembre Brazzaville, samedi 19 décembre 2009 Une voix m’est parvenue, hier, dans mon sommeil. Une ? Non, plusieurs. Maintenant je me souviens : il s’agissait bien de tessitures distinctes émanant de personnages différents. Dans un premier temps, la voix de celui qui disait s’appeler Pythagore me recommanda l’Éveil ; aussitôt après, celle d’un certain Platon me suggéra la sortie de la Caverne… « Meurs et deviens », me commanda une troisième voix, inconnue celle-là. Profonde et inquiétante, elle ajouta que cette mort n’était pas ma destination, ma délivrance, mais le chemin à emprunter pour y parvenir. Et qui me disait cela ? Je fermai les yeux et me concentrai pour retrouver les étapes de mon rêve. Confusément, je me revis perchée sur un arbre à observer une cérémonie à la Bois Caïman… Au lieu d’un cochon, les participants égorgeaient un lion, animal beaucoup plus symbolique sur le plan du pouvoir, me semble-t-il. Une dame couverte de bijoux en or faisait passer à chacun un bol rempli de sang de lion. Puis, tous les membres avaient trinqué. Au sortir du rituel, l’un d’eux, me voyant, me lança : « Meurs et deviens ! » À mon réveil, me précipitant sur Internet, j’entrepris quelques recherches ; la cérémonie du Bois Caïman renvoyait, comme je le savais, à cette réunion d’esclaves qui, dans la nuit du 14 août 1791 en Haïti, constitua l’acte fondateur de la révolution et de la guerre d’indépendance. Ce soir-là, afin de rendre invulnérables les esclaves qui allaient se soulever, la prêtresse Cécile Fatiman – j’avais oublié son nom – plongea un couteau dans un cochon noir sacrifié et les participants en burent le sang. Cependant, les raisons du remplacement de cette bête par un lion, dans mon songe, m’échappaient encore. La toile restait muette sur cette question et je ne décodais pas non plus le message. Se voir proposer l’Éveil… La sortie de la Caverne… Mourir… Bien, très bien ! Mais encore ? En plein sommeil, dans mon repaire de troglodytes imaginaires, il m’est demandé rien que cela, de « mourir » et, surtout, après ma mort, de « devenir », ce dont, sans aucun doute, je n’ai jamais été capable de mon vivant… À la clé, en prime, une délivrance. Plus clair comme message… il faudra chercher. Bois Caïman, révolution, indépendance… Que celui qui a compris me le dise ! Brazzaville, Université Marien Ngouabi, lundi 21 décembre 2009 Jeanne Diawa – cette femme pleine d’assurance, c’est ma mère – réajuste ses lunettes de lecture. Elle déchiffre un instant une feuille, puis la met de côté. Elle ne retrouve pas la bonne page. Pendant ce temps, professeurs d’université, critiques littéraires, romanciers, étudiants, tous attendent l’ouverture de sa conférence. Curieusement, dans la salle fortement climatisée pour la circonstance de nombreux hommes politiques sont présents car en quête de légitimité intellectuelle. La légitimité politique, quant à elle, leur paraît inaccessible, fuyante, à l’instar d’un soleil doux. Soudain, Jeanne hoche la tête. Elle monologue. Elle l’a enfin retrouvée cette feuille de notes si importante. Et voilà qu’elle amorce sa lecture : « L’été commençait, et Veltchaninov, contre son attente, se trouvait retenu à Pétersbourg. Mais il ne pouvait se résoudre à s’en aller. La poussière, la chaleur étouffante, les nuits blanches de Pétersbourg, qui surexcitent et énervent, voilà ce dont il jouissait de la ville. » Ces phrases, la conférencière les prononce quatre ou cinq fois, la voix limpide. « Oui, chers amis, déclare-t-elle en dévisageant l’assistance, dès l’incipit, nous savons qu’il va se passer quelque chose… Comment ne pas être captivés par la suite ? Comment ne pas s’empresser de chercher la raison qui a retenu le personnage à Pétersbourg ? » L’échange avec la faune lettrée, Jeanne Diawa en est avide. Tout le temps. Elle aime qu’on l’écoute. Ses yeux pétillent. À nouveau, elle lit ce passage. Lentement. Elle en détache les syllabes pour que tous, sans doute, s’en imprègnent. La salle, à son comble, trépigne gaiement. Prête à tout rompre. À cet instant, je voudrais pouvoir forcer le coffre-fort du cœur de ma mère et découvrir ce qui l’agite. Le degré de son bonheur. Oh ! Je sais ! Elle est satisfaite d’elle-même. Ses traits détendus en témoignent. Sa voix si musicale, si poétique, si douce aussi. J’attends le nom de l’auteur avec impatience. Mais Jeanne ne le livre pas. Elle maintient un suspense qui ne me semble pas de bon augure. Une seule certitude : ces phrases ne peuvent jaillir que de l’esprit d’un grand écrivain, russe à coup sûr. Les classiques russes (et français), Maman en est friande. À l’œuvre de Dostoïevski surtout, elle voue un grand intérêt. Au fond je ne sais pas vraiment pourquoi. Elle me laisse sur ma faim. Au cocktail qui suit la conférence, un critique littéraire étranger avance que L’Éternel mari de Dostoïevski, Madame Bovary de Flaubert, Le Mari, la Femme et l’Amant de Paul de Kock et L’École des femmes de Molière abordent tous trois le thème du mari cocufié. « En cela, ces livres sont immensément attrayants. Le trio Veltchaninov-Natalia-Troussotsky renvoie à celui d’Arnolphe–Agnès–Horace, entre autres », opine ma mère. Cette passion de Jeanne pour le thème de l’adultère ou de la trahison amoureuse en littérature, je ne parviens décidément pas à me l’expliquer. Aurait-elle jonglé avec plusieurs hommes à la fois ?... Est-ce du vécu ? À la nuit tombée, je m’enferme dans ma chambre. Dans mon lit, j’ai emmené Crime et Châtiment et L’Éternel mari en question. Mais, au lieu de commencer par L’Éternel mari, dont l’incipit, comme je l’ai finalement appris, a fait l’objet de la conférence de ma mère, je plonge dans Crime et Châtiment. Ce livre, cet énorme roman, je l’ai déjà lu à la lumière de Paris. Je le redécouvre maintenant dans les ténèbres de Brazzaville. Avec lui, j’ai rêvé… Rêvé que j’étais devenue ! J’ai remarqué qu’ici à Brazzaville, les gens nomment rarement les faits ou les choses, ils font des circonlocutions impensables et vous laissent deviner le fond de l’affaire, comme si nommer directement une chose choquait… Un exemple ! Lors d’une discussion avec mon amie de toujours Vivianne Bants, j’ai appris que sa cousine souffrait de trois lettres. J’étais perdue, je ne comprenais rien. Vérification faite, trois lettres renvoient au HIV. Le sida ne peut être nommé, non. Le nommer, c’est s’attirer des regards obliques. La honte. Dans Crime et Châtiment, c’est la même chose : Raskolnikov ne nomme pas non plus son crime. Il laisse le soin à Sonia de le deviner seule. Depuis cette seconde rencontre avec Crime et Châtiment, je nourris l’envie, furieuse, terrible douloureuse, voire ravageuse d’écrire de beaux romans ou de grandes pièces de théâtre. Une façon – enfin – d’entamer une seconde vie. « Meurs et deviens » ! Cette recommandation prend peut-être tout son sens avec cette décision. Oui, je commence à comprendre. C’est pour cela qu’outre le fait de devenir la correspondante en Afrique centrale du magazine qui m’emploie à Paris, je ferai toutes les démarches nécessaires pour m’installer durablement à Brazzaville… Pour me réapproprier, être enfin vraiment moi. Un autre livre, un roman congolais paru en 1979, a également contribué à mon envie d’écrire. C’est La Vie et demie de Sony Labou Tansi. Tous les matins, devant mon miroir, je prononce ces phrases que je connais par cœur et qui pour moi sont criantes de vérité aujourd’hui : « Dans le système où nous sommes, si on n’est pas craint, on n’est rien. Et dans tout ça, le plus simple, c’est le pognon. Le pognon vient de là-haut. Tu n’as qu’à bien ouvrir les mains… » Ce passage, je ne m’en lasse pas. Je le joue même, tendant les bras en le déclamant. Un chocolat très fort, du 90 %, amer et délectable toutefois. Quand j’observe les manières des hommes politiques congolais, je constate que Sony Labou Tansi avait tout juste. Le comportement qu’il décrit semble parvenu à son paroxysme trente ans après la parution de son livre. Oui, j’aurais aimé écrire ce roman, du moins me catapulter à la crête d’une telle montagne littéraire. Car ce roman, eh oui je cite Kafka, c’est la « hache qui a brisé la mer gelée en moi ». Et la mer/mère, elle est bien froide pour moi, croyez-moi. Il est temps de briser la glace. Mardi 22 décembre 2009, 11 h Je m’ennuie un peu, je tourne en rond. Il faut donc que je m’occupe. J’arpente les lieux, fais quelques brasses dans la piscine et quand j’appelle le personnel pour avoir une serviette je m’étonne de ne trouver personne. Mais, c’est vrai, les deux employées de maison sont absentes : c’est leur jour de repos – elles le méritent d’autant plus que samedi et dimanche elles ont travaillé toute la journée, douze heures sur vingt-quatre. Les fêtes de fin d’année approchant, le maître d’hôtel, lui, s’est envolé pour Paris : il manque tant de choses à la maison. Il récupérera par la même occasion les vêtements de ma mère déposés deux mois plus tôt dans une teinturerie de la place Victor Hugo. D’habitude, un simple texto suffit pour que, trois jours plus tard, la marchandise arrive : des centaines de kilos de fruits, du porc fumé, des steaks hachés… Pour la fête de Noël de l’année dernière, Maman avait commandé un sapin frais à Paris, boules, crèche et guirlandes, pour un coût total de 1500 euros ; Dame mère, pour son plaisir, les nsaka – la grande ambiance –, les blagues, de rien ne sait se priver. À cette époque, un SMS avait suffi. Mais depuis peu, probablement pour tenir son rang, plus besoin de commande. C’est son homme de confiance qui effectue voyages et courses à Paris. Je prends sur moi de faire la popote. Pour toutes les deux, ce sera poisson capitaine, que l’on appelle ici Le Blanc aime les impôts. Ma mère raffole du capitaine, assaisonné d’oseille et de fines herbes, avec Femme sorcière – un piment très piquant – dont elle ne saurait se passer. Sans doute attirée par l’odeur du poisson, elle me rejoint en cuisine. Où était-elle ? Je l’ignore. Elle débouche sans façon tenant une bouteille de vin blanc et en remplit à ras bord nos deux verres. Nous trinquons. Ma mère a visiblement envie de parler. Sur un ton doux, je l’informe de ma pressante envie : — Boxer contre la langue et l’écriture sera désormais ma tâche quotidienne… Son regard passe de la casserole à mon visage : « Commence donc par mettre en scène ta propre vie », lâche-t-elle. Mettre en scène ma propre vie, en suis-je capable ? Se dédoubler n’est pas un don de soi. Cet exercice ne me réussit pas. Chaque fois que je m’y essaie, je me casse les dents. Tantôt en versant dans la paraphrase ; tantôt en chérissant l’emphase. J’ennuie mon gentil monde. Et puis le risque dans tout ça, c’est l’étalage des fragilités. Parfois, cela frise le narcissisme. Ou l’amour-propre. Toutefois, pour les besoins de la difficile mission d’écrire, je tenterai de distiller de temps en temps un peu de ma vie et Jeanne n’en sera que satisfaite… — Jeanne, je vais commencer par toi. — Par moi ? sursaute-t-elle. Mais tu sais quoi de moi ? — Tu me raconteras ta vie, n’est-ce pas ? — Je ne sais pas si je le veux. Je préfère que tu écrives en te mettant en scène, pour permettre aux autres personnages de se transcender. J’esquisse un sourire crispé. C’est clair et net, elle ne se livrera pas. Or je tiens à la connaître. Absolument. J’ai toujours eu l’impression de ne rien savoir d’elle. C’est un vrai mystère cette femme. Pour comprendre un personnage, on a besoin de connaître ses origines. Son histoire, tout court. Mais peut-être doute-t-elle de moi. De mon aptitude à descendre dans l’arène des mots, du style. Si tel est le cas, n’est-elle pas là, elle, l’ancienne prof de philo, prête à me donner un coup de main en cas de besoin ? Voyons… Narquoise, elle me dévisage et me prodigue un deuxième conseil : prendre l’image du funambule. Elle s’explique : — L’apprenti romancier c’est un funambule ne se déplaçant que dans une seule direction. Ses pas vers l’orient doivent être mesurés. L’apprenti romancier ou le romancier funambule doit détourner son regard du vide. Sinon il tombe. En somme, il doit être capable de gravir la pente de la concentration, surtout s’il veut aller de la pesanteur vers l’apesanteur. Et ça c’est essentiel, crois-moi. Elle bave ensuite un troisième conseil. Cette fois, elle met en doute ma curiosité, ma faculté à m’imprégner de l’esprit du Congo, ce pays que j’ai quitté enfant, à deux ans. — Hélas ! (Oui, chez ma mère, il y a toujours une modalisation et elle s’en amuse). Selon moi, tu n’as pas assez souffert pour prétendre défier les mots. Tu baignes dans trop d’aisance et donc tu ne seras pas capable de dompter l’inspiration. La coriace situation d’écrire, laisse-moi rire… Tu n’as pas assez souffert dans ta chair et la souffrance, c’est ça la grande source d’inspiration ! Le puissant moteur qui permet de pénétrer dans le domaine de la création artistique. Si Dostoïevski est l’un des plus grands écrivains de tous les temps, pour ne pas dire le meilleur, c’est parce qu’il écrivait avec une épée de Damoclès sur la tête, tu sais : les dettes. Cette situation le stimulait, tu comprends, le transformait, lui permettait la transcendance. Et le résultat est immense. Jean-Sébastien Bach, lui, n’a pu faire son deuil qu’en offrant à l’éternité Que ma joie demeure, un air inspiré de la douleur ressentie par la mort de son fils. Il a légué une joie qu’il n’allait plus jamais pouvoir ressentir. Plus contemporain et dans un registre différent, Barry White s’est découvert une âme de musicien dans les sombres geôles d’un pénitencier. Ce fut, selon lui, comme une lumière jaillissant des ténèbres. Piquée au vif, je proteste. Ou plutôt je fulmine. En silence. Je suis certes sa fille, mais pas une ignare. Je n’ai pas besoin de son ton professoral et de tous ces exemples. Pour qui me prend-elle ? Tu baignes dans trop d’aisance, a-t-elle osé m’asséner tout de go. L’ai-je voulu ? Oui ! Et je l’assume. D’ailleurs elle y a contribué. C’est elle la coupable. Ne m’a-t-elle pas offert un appartement à Paris, une villa à Menton ? Ne garnit-elle pas – et cela depuis nos retrouvailles – mes comptes en banque ? À l’entendre, on dirait qu’elle n’a jamais rencontré un riche souffrant moralement ou psychologiquement. Oh ! Je le pressens, elle veut m’impressionner en citant des parcelles biographiques de Dostoïevski, de Bach et de White. Mais elle se trompe lourdement. Je dispose moi aussi de quelques armes intellectuelles capables de l’ébranler, j’en suis certaine. Néanmoins je la laisse débiter ses conseils, pour ne pas dire déverser son mépris. Je contemple le plafond feignant de ne pas écouter. — Or toi, se répète-t-elle, tu n’as connu qu’aisance, qu’opulence. Et tu penses pouvoir avec ces antécédents créer une œuvre majeure ? Je ne sais… Pars donc toi aussi à la rencontre, à défaut de la vivre, de la misère. Un artiste ne se choque de rien, surtout pas de la misère. Autrement c’est un malade mental. Qu’est-ce qu’elle en sait de mes souffrances morales ? Les souffrances – elle prêche une convertie –, depuis toujours ont jalonné mon parcours. Ce sont même mes amies. Ou presque. Et puis ses généralités commencent à m’énerver. En tant que journaliste, j’en ai vu des choses, j’en ai croisé des gens qui souffrent, l’ignore-t-elle ? Ma mère ne manque pas de remarquer mon sourire moqueur : — Tu peux te gausser, riposte-t-elle. Après tout, tu as raison, quel intérêt ont mes propos ? Mais en même temps tu t’offusques des conditions de vie des gens d’en face. Sois donc réaliste : il est normal qu’une villa jouxte une masure en terre cuite. Tu l’as vue l’imposante propriété du ministre Nsilou sur l’avenue qui mène à l’aéroport ? C’est la plus majestueuse des demeures de la capitale. Et pourtant, tu sais qu’en face, se trouve un hôpital d’où sont évacués des morts. Cette double image de la vie croquée à pleines dents tenant presque par la main la mort au point de ne plus la quitter ne choque personne ici. Qui s’en plaindrait ? Du choix douteux d’un site de construction comme du mauvais goût qui s’en dégage ? En mettre plein la vue n’est-ce pas, pour certains, tout ce qui compte ? Une guerre peut éclater, causer d’innombrables décès, ici on l’a vécu deux fois plutôt qu’une, à Dieu tous s’en remettront en pensant que telle est Sa Volonté et que de toutes les façons, cela passera… Du fatalisme purement, authentiquement, éternellement congolais. Quelle échelle de valeur pour apprécier un tel discours, aussi profond soit-il ? Je ne saurai le dire. Sur le fond, après tout, elle n’a pas tort. Les juxtapositions choquantes entre les cases et les villas sont innombrables. Tout en me voulant neutre, autant que possible, je ne peux que souligner un contraste aussi criant que nauséabond.
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