Sac de nœudsTout est là, étalé sur le lit… une nouvelle fois. Combien de fois déjà ? Il ne sait plus, il ne compte plus, depuis un bon moment. Fichus bouquins sur Saint-Jacques qui ne cessent de prodiguer des conseils aux candidats au voyage, à l’aventure, au marcheur avaleur de kilomètres, et même au pèlerin, car s’ils divergent sur bien des points ils sont unanimes sur un seul : le sac du marcheur ne doit pas dépasser douze kilos !
Et encore, il a pris la marge la plus haute, car certains auteurs évoquent même dix pour cent du poids. Et si tous font la liste des « indispensables » pour être autonomes pendant trois mois, et s’ils expliquent comment on range son sac, aucun ne donne la recette miracle pour que ça loge ! Or à la première pesée, le sac faisait 15 kg ! Il a alors relu sa liste, et l’a à nouveau comparée aux listes standards qui figurent dans les annexes de la plupart des guides. Il n’en revient pas, il croyait même être largement en dessous du poids. Les vendeurs des magasins spécialistes avaient tous été formels : « Depuis quelques années, les industriels ont fait des progrès remarquables sur le poids des sacs, des gourdes, des sacs de couchage, et autres gadgets du randonneur ». Or, il est à plus trois !
Il faut donc se rendre à l’évidence : il y a incompatibilité entre les « choses indispensables à emporter pour survivre » et le poids à porter pour éviter les lumbagos ! Succomber de froid ou de faim, ou bien faire un arrêt cardiaque sous le coup d’un effort trop intense… En arriver là alors que jusqu’à présent il avait tout juste : trois marches par semaine depuis quatre mois avec un sac de plus en plus chargé… Déjà cinq kilos de moins.
Pris de panique, il a imaginé téléphoner à un ancien qui lui a donné déjà moult conseils. Mais il ne l’a pas fait : peur du ridicule… et puis dans sa tête, il est déjà en marche, il veut faire son périple seul, c’est son expérience à lui. Ça passera ou ça cassera !
Au premier « vidage », il a retiré une chemise, un slip, une paire de chaussettes, une timbale en alu. Malheureusement, la pesée suivante était toujours au-dessus de 14,5 kg !
Les nus-pieds « pour le soir » en simili cuir ne survivent pas et cèdent la place à des nu-pieds en plastique, moins confortables, mais de toute évidence moins lourds ! Quarante ans de suspense de Boileau – Narcejac fait les frais de cette chasse aux grammes, lui qui devait assurer les soirées d’étapes en solitaire… John Grisham, en anglais, se retrouve dans le sac : encore une victoire de la littérature américaine, sauvée par un brochage rustique et un grammage moins épais !
Quant à la flasque offerte par un ami et qui aurait contenu de quoi réveiller le mort les jours de grandes souffrances, elle restera sagement sur le bureau… Argentée, inoxydable, remplie de rhum, ce sont 500 grammes de jouvence et de chaleur qui ne participeront pas à la fête.
Mais l’aiguille de la balance monte encore à 13,7 kg… Tout est une nouvelle fois étalé : du sac de couchage, au sac à viande, des chaussettes double peau aux 3 slips en passant par 3 t-shirts, et aussi le savon qui lave tout… Tiens, savon ? Le savon de Marseille se retrouve diminué de moitié : j’en achèterai sur la route ! Bouteille d’eau thermos de 1,5 litre ? Oh, l’idée lumineuse : mais si je prenais une bouteille d’un litre ? Je gagne un demi-litre donc en principe 500 grammes ! Sauf que là elle était vide…
Encore un effort. Pourtant même s’il faudra laver chaque soir son linge sale, il faut bien envisager le cas où le linge ne sèche pas pendant la nuit. Passer de trois à deux c’est prendre un risque !
Appareil photo numérique et son chargeur batterie ? Bien sûr que cela n’est pas sur la liste des « indispensables », mais faire Vézelay-Santiago, 1 700 kilomètres, il ne le refera pas tous les ans ! Autant immortaliser l’effort, les paysages, les gens, rumine l’impétrant. Que supprimer en compensation ?
Un pull à capuche : O.K., mais alors une seule chemise à manche longue… Le jean pour le soir ? À la trappe ! Le pantalon de surf, vieux de vingt ans fera très bien l’affaire même s’il est délavé, il se trouve bien moins lourd, de plus il séchera très vite… « J’aurai l’air d’un clown, bof ! on n’y est pas encore… »
C’est avec de moins en moins de douceur dans le geste qu’il refait son sac, et voilà un énième moment de vérité pour une nouvelle pesée. Comme il comprend le drame des boxeurs et des jockeys… 12,5 kg !
— C’est mon dernier prix. Je ne touche plus à rien ! lâche-t-il de lassitude.
Mais qu’est-ce que c’est que ce sac en tissu noir, posé là sur la chaise ? Les médicaments ! Les pommades pour les tendinites, les échauffements, les pansements Compeed… l’aspirine, l’Immodium pour le ventre, etc. Depuis trois mois, les conseillers se sont faits de plus en plus nombreux, de plus en plus convaincants aussi : « Cette lotion dissoute chaque soir dans une bassine d’eau et tes pieds te mèneront au Paradis ! » « Tous les matins, tu te frottes le bas du dos avec cette pommade et tu voleras sur le chemin… » Bref ! Pas une seule partie du corps qui n’ait pas droit à son traitement spécifique. Il mettra une heure pour faire le tri et opérer les choix cruels. N’osant pas imaginer ce qu’il répondra dans trois mois quand on lui demandera « Alors tu as fait ce que je t’ai dit ? » Mais où sera-t-il dans trois mois ? La fin du voyage… bref, l’éternité !
La trousse de toilette remisée dans une des poches frontales du sac, il n’ose repeser le sac… Pourtant il le fait : plus de treize kilos ! Risque-t-il l’enfer ? Il ne sait quoi soustraire. Mais comment font ceux qui emportent également de quoi camper, de quoi se faire à manger, réchaud, casserole ?
Ce n’est pas possible, il a dû mal lire, mal interpréter les instructions ; ou bien alors les mots doivent avoir un autre sens ! Il n’existe pas sur le marché plus ultra léger, plus mini : mini serviette de toilette, mini tube de dentifrice, etc.
Bon, le bouquin ? Mais peut-on partir en voyage sans quelque chose à lire ? Pas lui en tout cas, il ne l’a jamais fait ! Oui, mais c’est la première fois qu’il fait le chemin de Saint-Jacques…
— Non, décidément, non… je l’emporte !
Le carnet de voyage ? Il ne peut le prendre plus petit, moins épais ! Pensum de chaque soir pendant presque trois mois : il faudra écrire petit, tout petit… dans le pire des cas, s’il est plein, il l’expédiera par la poste au passage de frontière à Saint-Jean-Pied-de-Port, et s’en achètera un second pour la partie espagnole.
Quant aux cartes journalières du chemin de Saint-Jacques et aux explications complémentaires associées, elles ont été largement « charcutées » : pages d’histoires et autres additifs informatifs ont été purement et simplement supprimés ! Tant pis, il devra faire travailler sa mémoire ou récolter sur place les infos. Ce n’est quand même pas le tourisme sa motivation essentielle !
Non, décidément il ne peut plus rien enlever ! Il partira donc avec le sac en l’état, advienne que pourra… De toute façon, le sac et la tête seront en osmose au moins au départ : trop lourds, l’un et l’autre.