Lorsqu’il quitta la pièce, il emporta avec lui la chaleur même de sa présence, laissant derrière lui un vide étrange et silencieux. L’atmosphère perdit aussitôt cette douceur réconfortante qu’il avait instaurée. Je restai un moment immobile, les bras autour de moi, comme si ce geste pouvait retenir ce qui venait de s’échapper.
Je finis par soupirer et retirai la chemise de nuit en satin qui glissait sur ma peau avec une légèreté irritante. Elle était bien trop luxueuse, trop douce, presque étrangère à mon corps habitué à des tissus rêches et bon marché.
Mes pensées s’égarèrent vers toutes ces choses que j’avais apprises sans jamais les vivre. Les chemises de nuit, par exemple. J’en avais lu des pages entières dans des livres anciens et modernes, les décrivant tantôt comme des parures délicates, tantôt comme des symboles de féminité. Le problème, c’est que ma mémoire refusait d’oublier la moindre ligne. Depuis l’enfance, tout ce que je lisais s’imprimait dans mon esprit, mot pour mot, comme une malédiction. Ce don étrange, que d’autres auraient peut-être envié, m’avait souvent isolée. Personne ne m’écoutait, personne ne comprenait le poids que représentait le fait de se souvenir de tout.
Chaque mot lu, chaque phrase gravée en moi revenait sans cesse, comme un écho indésirable. Parfois, je me sentais prisonnière de mon propre esprit.
Je m’immergeai lentement dans la baignoire, espérant que l’eau chaude dissoudrait le tumulte de mes pensées. Je fermai les yeux et laissai la chaleur m’envelopper. Tout ce que je voulais, c’était ne plus penser. Juste respirer. Juste exister. Cela faisait si longtemps — quatorze ans, peut-être — que je n’avais pas ressenti un véritable moment de détente.
L’eau brûlante caressait ma peau, mais malgré la chaleur, elle ne m’apportait pas cette sensation de sécurité que la présence de Démétrius m’avait fait découvrir. C’était absurde, et pourtant, c’était vrai.
Je devais être folle. Folle de lui. Cet homme m’était encore un étranger, et pourtant mon cœur se serrait dès que je pensais à lui. J’essayais de me répéter qu’il n’était qu’un inconnu, qu’un roi énigmatique aux yeux sombres et au sourire rare. Mais mon esprit, lui, ne voulait rien entendre.
Mon regard glissa sur mon corps, immergé jusqu’à la poitrine. Ma peau était lisse, sans trace, sans cicatrice. Même les bleus qui avaient longtemps marqué ma chair avaient disparu. J’eus un frisson en me souvenant de la douleur qu’ils causaient autrefois. Ce corps, aujourd’hui apaisé, ne semblait plus m’appartenir.
Après de longues minutes, je sentis enfin mes muscles se relâcher. Une paix étrange s’installa en moi, et un léger sourire effleura mes lèvres. C’était comme si, pour la première fois depuis des années, je pouvais respirer sans craindre le lendemain.
Je finis par m’assoupir, bercée par la chaleur de l’eau.
Un bruit sec me fit sursauter : la porte venait de s’ouvrir. Mon cœur bondit dans ma poitrine. Je m’étais endormie. Dans la baignoire.
« Ne me dis pas que tu t’es endormie là-dedans », dit une voix que je connaissais désormais trop bien.
Je levai les yeux vers lui, confuse et coupable. Je hochai la tête, incapable de nier l’évidence.
« Par tous les dieux, Blue, tu vas attraper froid », dit-il en avançant vers moi.
« Non, non, reste là ! » m’écriai-je en le voyant approcher. « Je suis… nue. »
Il s’arrêta net, puis sembla se rappeler la situation. Un léger rire lui échappa. « D’accord. Sors vite de l’eau. Je reviens dans cinq minutes. »
Je hochai timidement la tête, le cœur battant encore à tout rompre. Il paraissait sincèrement inquiet. Était-ce de la simple bienveillance, ou quelque chose de plus ? Je n’osais y croire.
Dès qu’il eut quitté la salle de bain, je me levai et m’enveloppai précipitamment dans une grande serviette. L’air frais me fit frissonner. Je me postai devant le miroir et observai mon reflet. Mes traits semblaient différents — plus doux, plus détendus. Mes yeux n’étaient plus hantés, et mes lèvres n’étaient plus serrées comme avant.
J’avais presque l’air… normale.
Je détournai vite le regard. Il avait dit qu’il reviendrait dans cinq minutes. Il fallait que je me dépêche. Je ne voulais pas qu’il me voie ainsi.
J’ouvris le placard et découvris une collection de robes magnifiques. Des tissus fins, des broderies précieuses, des couleurs chatoyantes. Mais aucune ne ressemblait à ce que j’avais l’habitude de porter. Ces robes semblaient destinées à une autre vie, à une autre femme.
Je passai mes doigts sur un tissu soyeux, hésitante. Était-ce vraiment ce qu’il attendait de moi ? Comment pourrais-je marcher avec ces robes lourdes, traînantes, conçues pour des dames de cour ?
On frappa doucement à la porte.
« Tu as fini, Blue ? » Sa voix, grave et posée, résonna à travers le bois.
Un léger soulagement me traversa : au moins, il ne s’était pas permis d’entrer sans prévenir.
« Pas encore », répondis-je. « Démétrius ? »
« Oui ? »
« Est-ce que… je dois mettre une de ces robes ? » demandai-je, incertaine.
« Bien sûr. Elles sont à toi. Tu ne les aimes pas ? Je peux t’en faire apporter d’autres. »
« Non, elles sont très belles. Je termine dans cinq minutes. »
« D’accord, je t’attends. »
Mon regard tomba sur une robe bleu clair, simple mais élégante. Elle m’arrivait aux genoux et était décorée de petites perles au niveau du corsage. C’était la plus légère, la plus discrète aussi. Ce fut mon choix.
Je l’enfilai avec précaution, craignant de l’abîmer. La fermeture éclair, placée dans le dos, me donna du fil à retordre, mais je finis par y arriver seule. Pas question de l’appeler à l’aide — l’idée même me faisait rougir.
Une fois vêtue, je réalisai à quel point le tissu était doux. Léger, frais, agréable contre la peau. J’avais choisi juste.
Je brossai mes cheveux encore humides, puis cherchai un sèche-cheveux… avant de me rappeler que rien ici ne ressemblait à mon monde. Pas d’électricité, pas d’appareils modernes. Tout semblait figé dans une époque ancienne, celle des rois et des reines.
Sur la coiffeuse, plusieurs fioles et poudres attendaient, mais je n’osai pas y toucher. Je craignais de ne pas savoir les utiliser correctement.
« Blue ? »
« J’ai fini », répondis-je en m’examinant une dernière fois dans le miroir. Mon reflet me parut acceptable. Pas parfaite, mais présentable.
J’ouvris la porte. Démétrius se tenait là, discutant avec un garde. Lorsqu’il posa les yeux sur moi, la conversation s’interrompit aussitôt. Son regard, sombre et profond, se fixa sur moi avec une intensité troublante.
Un frisson me traversa. Ses yeux glissèrent lentement sur moi, de la tête aux pieds, et je sentis mes joues s’embraser. Les gardes, témoins muets de la scène, rendaient la situation encore plus embarrassante.
« Est-ce que… j’ai l’air convenable ? » demandai-je d’une voix hésitante.
Un sourire étira ses lèvres. « Tu es parfaite. »
Je détournai le regard, brûlante de gêne. Il me tendit alors son bras, un geste simple mais plein d’assurance.
J’hésitai, puis posai ma main sur la sienne.
« Ils nous attendent dans la salle à manger », dit-il.
« Ta famille ? »
« Oui. Ils ont hâte de te rencontrer. »
Mon cœur battait si fort que j’avais peur qu’il l’entende. « Tu es certain que je vais bien ? »
« Détends-toi, Blue. Tu es magnifique. »
Je relevai timidement les yeux vers lui. « Tu en es sûr ? »
« Absolument. Et je te promets qu’ils t’aimeront. »
Je pris une inspiration. « Alors… c’est vrai ? Tu vas vraiment m’épouser ? »
Un éclat amusé brilla dans son regard. « Tu me l’as déjà demandé. Ma réponse ne changera pas, Blue. Oui, je vais t’épouser. »
Ses mots résonnèrent en moi, plus forts que tout ce luxe qui m’entourait. Le palais, les dorures, la soie — tout cela s’effaçait. Il ne restait que lui, et cette promesse, suspendue entre nous comme une lumière fragile mais éclatante.