Chapitre 1-4

2351 Words
Mettre un pied devant l’autre. Si, au début, Naaly avait cherché à repérer quelques traces de Pardon, elle avait totalement abandonné. En raison de la configuration du lieu et du seul chemin à parcourir, il n’existait aucune chance de le perdre, mais encore fallait-il le rattraper. Elle devait bien reconnaître que, malgré tout ce temps à avancer, ils n’avaient toujours pas réussi à rejoindre celui qu’ils poursuivaient. Jusqu’à présent, elle avait soigneusement évité de penser à la colère de leur père, quand, achevant son tour, celui-ci découvrirait leur absence. Voilà qui lui retomberait certainement dessus, d’ailleurs avec raison, mais pas tout à fait. Son frère avait bien accepté de la suivre, alors qu’il représentait le membre sensé de la fratrie. En conclusion, à lui aussi, le temps lui avait semblé bien long et l’atmosphère trop lourde pour demeurer à la même place. Si son impatience se révélait communicative, que deviendraient-ils ? Quoique, sous cette infernale torpeur, dans quelle mesure l’un comme l’autre parvenaient-ils encore à éprouver une quelconque sensation ? Elle jeta un coup d’œil à la rive, regrettant presque de ne plus y être plongée jusqu’aux cuisses. Une mauvaise bonne idée, car elle se mouillerait les pieds de nouveau. À présent séché, le cuir rêche de ses bottes frottait ses talons et échauffait ses voûtes plantaires ; Naaly en percevait la brûlure permanente. Ne pas s’étendre davantage sur la question et avancer… Sans y prendre garde, son regard dériva encore vers l’eau. De façon contradictoire, elle éprouvait l’impression de mourir de soif sans avoir vraiment envie de boire. Son examen de la mer turquoise se prolongea. Se rafraîchir juste la nuque et les cheveux. Aussitôt, elle obliqua vers la rive, tandis que, songeur, son frère l’observait. Quelle idée lui avait traversé la tête ? Quand il la vit s’agenouiller sur le sable et s’asperger, il trouva la force de se précipiter près d’elle pour l’imiter, trempant jusqu’à sa chemise. Tous les deux face à l’onde immobile, ils restèrent côte à côte à examiner cet univers si plat qu’il en apparaissait déprimant. Se sentant mieux à présent, Tristan se remit à parler : — Je serai le suivant… — Pourquoi toi ? demanda-t-elle en se tournant vers lui. — Parce que je suppose que cet endroit choisit ceux qu’il garde en fonction d’un objectif très précis. Par exemple, il désire probablement désigner le plus résistant d’entre nous. — Maman aurait dû franchir la porte, alors ? — À mon avis, il envisage d’autres projets pour elle… — Lesquels ? — Excellente question… — Et aucune hypothèse ? — Aucune… Il fait trop chaud pour réfléchir. Naaly émit un petit rire. — Bien d’accord ! Elle se tut un instant avant de reprendre. — Je renouvelle ma question : pourquoi toi ? Tu es le seul parmi nous à maîtriser la magie. — Sauf si papa s’y remet… — Effectivement, mais moi, quels avantages pourrais-je bien présenter pour ce lieu ? Aucun… — Si, ta détermination. Elle s’esclaffa de nouveau. — Je ne sais pas si, personnellement, j’hésiterais entre une modeste combattante sans kenda et un détenteur de pouvoirs… — Mais tu pourrais avoir les deux… La jeune fille se figea, ses prunelles vertes le fixant avec intensité. — Je n’en veux pas, annonça-t-elle, catégorique. Maman, papa et toi n’avez pas eu le choix et, quand je m’attarde sur toutes les catastrophes que cette entité a pu engendrer dans vos vies et la mienne par rebond, elle ne m’intéresse pas. Je désire rester celle que je suis, évidemment avec mes limites, mais je ne pourrai m’en prendre qu’à moi. — Mais, dans le prochain monde, vous pourriez en avoir besoin. — Transfère ta magie à papa si tu décides de procéder à un don comme l’indique la gravure des ondes. Il en fera un meilleur usage que moi. — Il ne les acceptera jamais, parce que… Enfin ! Tu sais très bien ce que la recevoir sous-entendrait. — Parfaitement. Comme je suis consciente des conséquences de ce présent pour moi. De mon côté, je dispose d’une clé dont j’ignore les subtilités, mais, grâce à tes aptitudes naturelles, tu pourrais apprendre à t’en servir. Le silence s’installa un instant. Tristan secoua la tête. — Non, la porte a déjà choisi, je le perçois. Je resterai ici. — Ne dis pas ça, s’il te plaît… Laisse-toi au moins une chance de la franchir quand nous serons parvenus à la trouver. Les yeux de Naaly se remplirent de larmes. Elle ne se sentait plus assez vaillante pour lutter contre le flot des éléments qui les emmenait toujours plus loin, avec à peine assez d’air pour respirer et survivre. — Si tu as raison, tu me manqueras…, continua-t-elle d’une voix troublée. Cependant, fidèle à elle-même, elle ne tarda pas à se ressaisir. — Voyons le bon côté des choses, cet abandon ne sera que temporaire, car, selon moi, je te suivrai de peu. Toi comme moi savons bien que nous ne possédons ni l’expérience, ni la maturité, et encore moins la carrure pour résister à ce labyrinthe qui aspire tous nos rêves. As-tu remarqué le comportement de papa ? Il perçoit ce lieu mieux que nous. De plus, en ce moment, il devrait être anéanti. Pourtant, il semble le seul à ne pas sombrer totalement sous son poids écrasant, alors qu’il paraissait le plus fragilisé de nous tous. — Il n’acceptera jamais la disparition de son dernier enfant… — Parce que tu crois qu’il va s’en réjouir dans ton cas ? Nous devrons le travailler au corps pour l’amener à cette évidence qu’il refuse encore. Si une chance subsiste de changer notre catastrophique présent, elle dépendra de lui, sans aucun doute. Tristan hocha la tête, puis demanda : — Comment comptes-tu procéder pour le convaincre ? — Aucune idée, mais, en y réfléchissant tous les deux, nous trouverons comment lui imposer cette conclusion. — Je pense que maman y est pour quelque chose. Surprise, Naaly jeta vers lui un regard interrogateur. De quoi parlait-il ? — Quand papa a été blessé par la plante, je suis certain qu’elle l’a guéri… — Tu es en train de m’annoncer qu’elle avait déjà retrouvé le contrôle de ses pouvoirs dans cet endroit maudit ? Et tu l’as remarqué quand ? — L’arbre mort. — Génial ! Et c’est maintenant que tu me le dis ! Qu’est-ce que j’ai loupé de plus ? Son frère lui lança un coup d’œil légèrement désespéré. — Je ne sais pas. — Tristan, pour une fois, tu pourrais fournir un effort pour faire des phrases plus longues qui m’expliqueraient tout en détail sans que j’aie besoin de te poser mille questions ! S’il te plaît ! Le jeune homme tressaillit, mais resta un instant silencieux avant de reprendre : — En fait, je suis convaincu que la magie n’est pas une, mais mille et que, selon son humeur ou les circonstances, elle se présente sous des aspects différents à ceux qu’elle choisit. Le lien qu’elle entretient avec maman est infiniment plus développé que celui que je possède avec elle et, ainsi, cette entité peut décider de s’exprimer en elle ou la laisser en paix. De façon identique, maman peut la rappeler ou s’en détourner… Indubitablement, tout dans ce monde a été créé par la magie, mais pas celle que je connais. Néanmoins, ses pouvoirs spécifiques me paraissent parfaits pour entrer en résonance avec elle. — Voilà pourquoi elle serait restée là-bas. — C’est probable. — Pourquoi les soins apportés à papa auraient-ils changé quelque chose chez lui ? Tristan afficha un léger sourire. — Elle a simplement réveillé la magie en lui. À mon avis, il n’a même pas dû s’en apercevoir. Naaly demeura pensive. — Je vais dire un truc idiot… Quand je t’entends parler d’eux ainsi, je songe à tout ce que j’ignorais avant notre départ et que je connais maintenant, en dépit de l’éclatement de notre famille pour de mauvaises raisons. Lors de l’attaque d’Orkys, as-tu eu l’occasion d’observer la manière dont elle combattait en particulier ? En mille ans d’entraînement, je n’égalerai jamais son niveau. — Pas sans pouvoirs… — Je n’ai pas changé d’avis, je n’en veux pas. Cependant, je me pose une question. Depuis que je m’intéresse à elle, j’ai découvert qu’elle avait toujours surpassé ses adversaires par son exceptionnel talent, mais, à cette époque-là, elle n’avait pas rencontré les fées. — Voici ce qui corrobore parfaitement mon opinion, elle possédait déjà la magie à son insu. À travers ces créatures, cette entité s’est révélée à elle et, ensuite, elle l’a développée de façon consciente. — Et toi ? Tristan soupira. — Je reste un petit joueur. — Tu te sous-estimes ! — Je t’envie… Tandis que, surprise, Naaly le fixait, il poursuivit : — Tu as la possibilité de toucher à des pouvoirs hors norme et tu les refuses sans le moindre regret. — Je ne me sens pas assez forte pour leur résister. — Comment ça ? — J’ai hérité d’une clé et regarde où mon enthousiasme irrationnel nous a entraînés… Percevant la protestation qui naissait de nouveau dans les yeux de Tristan, elle coupa court à ses éventuelles récriminations. — Je me rappelle parfaitement tes explications à ce sujet. Mais j’ai agi sans réfléchir. Voilà, je suis une tête folle, impulsive, une adolescente pleine d’effervescence qui manque encore de sagesse. Tu le vois, la magie n’est pas pour moi. Après tout, dans ce nouveau futur, peut-être serions-nous tous heureux, mais différemment. Le visage de Tristan se rembrunit aussitôt. — Apparemment pas tous… Quelques précisions peut-être pour éclairer ma lanterne ? Visiblement, le garçon hésitait. — Je ne t’ai pas tout dit… — Ah bon ? Parce que tu m’as confié déjà quelque chose à propos de toi. Dans mes souvenirs, il me semble que tu as opposé ton silence à toutes mes questions ou presque. — J’en suis conscient. Dans la mesure où ce que j’ai vécu demeure un avenir éventuel et non certain, je trouve compliqué de démêler le réel du possible. Cependant, j’ai appris un fait très inquiétant à propos de… Merielle. Elle va se marier avec un homme qui la détruira. — Quelle déception ! Je me demandais bien quelle fille avait bien pu briser la carapace d’indifférence dont tu t’entoures. Mon amie m’apparaissait comme le meilleur choix, malgré votre année et quelques d’écart, parce que, de toute évidence, elle t’apprécie et puis, je me disais qu’un jumeau chacun promettait des fêtes de famille divertissantes ! Enfin, si elle en épouse un autre et que Sekkaï se rend en Épicral pour convoler avec une noble qu’il ne connaît même pas, pauvre de nous… En tout cas, j’espère que ton attitude inflexible ne l’a pas réduite à cette extrémité ! — Je t’assure que non ! Ce nouveau présent est absolument terrible. En l’absence de quête, le décès de Sérain a complètement bouleversé l’équilibre des siens. Entre le prince qui a déserté Avotour pour mourir quelque part sur la route d’Opale et Lomaï qui a, chaque jour, sombré davantage dans une mélancolie destructrice, Merielle, elle, est partie rechercher chez un homme beaucoup plus vieux un peu d’amour et cette ordure n’est parvenue qu’à l’anéantir. Ne me regarde pas comme ça, s’il te plaît, elle est mon amie, c’est tout. — Voilà qui ne veut pas dire grand-chose ! Sekkaï était bien mon pire ennemi et tu vois où ça nous a menés… Enfin, tout ça ne me dit pas qui a réussi à te séduire ! Alors ? — Naaly, je suis très sérieux ! — Et, moi, curieuse ! Que tu es agaçant à la fin ! Pourquoi tant de secrets ? Une fois, dans le prochain monde, tes confidences s’éteindront avec moi ! C’est donc si difficile à avouer ? — Demande à papa de veiller sur elle si tu ne passes pas la dernière étape. Les épaules de Naaly s’affaissèrent. — D’accord, mais, franchement, tu n’es pas trop drôle ! Toi, au moins, tu connais tout ce que Sekkaï et moi avons vécu. — N’insiste pas, je t’en prie. Tu n’oublieras pas, c’est important. Pour éviter de rencontrer cet homme, elle ne devra pas se rendre chez une relation de Lomaï. — Laquelle ? — Je ne sais pas. Elle a trois filles, dont une du même âge que Merielle. — Et le nom du sale bonhomme que je lui défonce la tête s’il touche à mon amie ? Après une hésitation sur la teneur de la réponse à lui apporter, Tristan sembla se résigner et ajouta simplement : — Alexis de Courtelle. — Enregistré. Lors du prochain passage de relais, je lui transmettrai l’information. — Tu m’en veux ? — Un peu… Faut dire, il n’y a pas tant de nouvelles sensationnelles à se mettre sous la dent dans cet endroit pourri jusqu’à la moelle. Alors, oui, ce petit secret m’aurait fait plaisir, j’aurais eu l’impression de partager quelque chose de spécial avec toi. — Mais nous partageons déjà plus que la majorité des frères et sœurs. — C’est pas faux. Bon, j’ai compris que je me contenterai de ton silence. Que faisons-nous à présent ? — Repartons. — Par où ? — Dans le même sens, comme ça nous serons deux à subir la colère de papa… Un sourire naquit sur les lèvres de Naaly. — Bien ! s’exclama-t-elle. Pour une fois que je ne serai pas seule à affronter la tempête ! Voir au-delà des apparences, voir au-delà des apparences… Cette phrase ne cessait de résonner dans la tête de Pardon sans provoquer la moindre réaction ni dans son corps ni dans son esprit. Pourtant, ses yeux avaient parcouru mille fois le paysage autour de lui à la recherche de la réalité dissimulée par ces illusions. Quelque part, sous cette surface bleutée inerte existait une porte qui les mènerait vers le monde suivant. Mais que regroupait ce « les » ? Il ne pourrait accepter l’abandon d’un autre membre de sa famille dans ce lieu humide. D’une façon ou d’une autre, il devait rester et, pour y parvenir, obliger ce labyrinthe à permettre le transfert de ses enfants. Mais comment ? Naturellement, il percevait le caractère illogique de son raisonnement, la légère faille dans sa détermination, la petite voix qui lui soufflait que, pour l’instant, il demeurait le seul à sembler communiquer avec cet univers étrange, sinon comment aurait-il deviné la direction à emprunter ou l’éclosion d’une île au cœur de ces insolites bouillonnements ? Ne plus rien discerner, avoir le cerveau tellement embrouillé qu’un flou total occultait toute réflexion ou analyse, les yeux troublés par cette interminable observation au point de brûler et une soif si inextinguible qu’il aurait bu toute l’eau de la mer, mais, à la simple idée de descendre de son perchoir, celle-ci se calmait avant de revenir le hanter un peu plus tard… Voir au-delà des apparences. Aila ! Il ne sut pas s’il avait uniquement pensé son nom ou s’il l’avait hurlé, car pas un oiseau ne s’envola dans ce monde dénué de présence animale, hors de la sienne et de celles de ses enfants. Pourquoi ? Pour quelles raisons la vie le punissait-elle ainsi ? Pour quelles erreurs devait-il payer ? Pour quels égarements ? Ne méritait-il pas plus de considération pour ses actions honorables ? Un minimum d’estime parce qu’il ne s’était pas conduit comme un être monstrueux, parce qu’il avait lutté, de son point de vue, du bon côté ? Et s’il se trompait ? Si sa vision manichéenne du bien et du mal ne correspondait à rien d’autre qu’à une tendance de l’homme à se valoriser comme il le pouvait à ses propres yeux comme à ceux de tous… Avec l’aide de la sorcière, Césarus aurait pu vaincre et envahir la terre si Aila n’avait pas développé toujours plus de pouvoirs, parvenant à lier un grand nombre d’esprits dans un incomparable combat. Ce tyran avait perdu et tout le monde avait salué sa disparition. Mais si, là aussi, comme dans ce monde insolite, cette partie de l’histoire n’avait consisté qu’en une succession d’illusions. Peut-être n’avait-il jamais aimé Aila ? Peut-être n’avait-il pas d’enfants ? Des enfants ? Si, deux, une fille et un garçon. Pardon secoua la tête. Résister, n’abaisser ni sa garde ni sa vigilance. Non ! Sa vie d’avant, même si, pour l’instant, elle n’existait plus vraiment, avait été bien réelle. Cependant, pour la retrouver, il ne devait pas renoncer. Alors, voir au-delà des apparences ! Il reprit son observation.
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