Chapitre 1-5

2219 Words
— Je n’en peux plus, souffla Naaly. Que penserais-tu d’une petite sieste ? — Marche, assena Tristan. — Quoi ? Encore ? Avec cette île qui n’en finit pas de s’étendre… Ses plaintes s’éteignirent presque aussitôt, la chaleur autant que la moiteur la terrassait. Pourtant, elle s’aperçut immédiatement que quelque chose avait changé sans parvenir à mettre le doigt dessus. Elle avança de quelques pas supplémentaires avant de se figer et de se retourner. — Mais pourquoi t’es-tu arrêté ? arriva-t-elle à articuler avec un minimum d’énervement. — Il est là… Avec attention, Naaly balaya le paysage autour d’elle sans localiser Pardon. — Où ? Tristan haussa légèrement le menton sur sa gauche et Naaly leva les yeux dans la direction signalée pour découvrir, dans un arbre à larges feuilles crénelées, une silhouette sombre qu’elle n’aurait, d’une part, probablement pas remarquée sans l’indication de son frère ni, d’autre part, identifiée comme celle de son père. Comment avait-il réussi à pénétrer l’inextricable enchevêtrement de racines et de branches pour accéder au sommet ? Si elle songea à la question, le courage de la poser lui manqua. — On l’attend ? demanda-t-elle. Un imperceptible hochement de tête de Tristan la rassura et, après une dernière inspection autour d’elle pour certifier l’invraisemblable absence d’ombre, elle se laissa tomber sur le sable, désertée par la moindre once d’énergie avant de s’allonger sur le sol. Aussitôt, elle perdit la notion du temps si tant est que celui-ci s’écoulât encore en ce monde. Naaly ne dormait pas vraiment, mais son esprit s’était retranché si profondément dans l’inconscience que la voix de Tristan ne prit un sens qu’avec retard. — Il nous rejoint. Pour la jeune fille engourdie, émerger de ce flottement spirituel nécessita un délai certain, tandis que Tristan fixait le paysage derrière elle, vers la barrière de racines. Quand il parut, sa chemise sale et abîmée, leur père ne sembla même pas les remarquer, puis son regard finit par s’arrêter sur eux. Il resta un instant immobile comme s’il ne les reconnaissait pas avant d’avancer dans leur direction à pas rapides. — Ah, vous êtes là, c’est bien. La mer s’est retirée pour nous laisser l’accès vers la porte, allons-y ! Éberlués, les deux enfants l’observèrent s’éloigner à longues foulées, découvrant à leur insu que la surface bleutée avait effectivement disparu, dévoilant une plage vallonnée aussi humide qu’infinie. Après un soupir, Naaly décida de se redresser, tandis que son frère, son attention concentrée sur Pardon, ne bougeait pas. Elle tendit la main vers lui. Quand leurs yeux se croisèrent, elle discerna dans ses prunelles sombres des nuages si ténébreux qu’ils lui glacèrent le cœur. Et s’il avait raison, s’il était le prochain sur la liste du labyrinthe ? Elle ne parvenait pas à s’en convaincre et, pourtant, elle frissonna. Quel que fût celui d’entre eux à quitter le groupe, il abandonnerait ce dernier dans un état avancé de décomposition. Arriveraient-ils vraiment à s’en sortir ? Au moins l’un d’entre eux ? Elle en douta un instant, puis se reprit lorsque Tristan, saisissant ses doigts, se releva. — Ne tardons pas, lança-t-il. Côte à côte, en dépit de la chaleur harassante, ils accélérèrent pour rattraper Pardon qui les avait largement distancés. Curieusement, la sensation initiale qu’ils avaient éprouvée en marchant des heures dans l’eau se révélait finalement trompeuse. Ils avaient imaginé des fonds semblables à un immense tapis sablonneux presque uniforme et, contrairement à leur première impression, sous les flots se cachaient un relief accidenté dans lequel apparaissaient de multiples pics et des dénivelés spectaculaires, exactement comme une montagne sous-marine. Pourquoi se dévoilaient-ils aussi soudainement ? Voilà la première question qui tourmentait Tristan, alors qu’il courait auprès de sa sœur, se rapprochant de leur père peu à peu. Les suivantes concernaient sa fin qu’il prévoyait. Pourrait-il être abusé par la fatigue et la tension qui ne cessaient de s’accumuler ? Non, malgré la chaleur et la moiteur, un frisson glacé le parcourut. Cependant, comment un adolescent pouvait-il affronter son propre décès à quinze ans ? Son regard se fixa sur Pardon qui les précédait de quelques dizaines de mètres. Restait à lui faire entendre raison, car celui-ci n’accepterait simplement pas de perdre son fils, alors que toutes ses forces convergeaient pour sauver ses enfants. Quand leur père se figea, Tristan et Naaly purent enfin le rejoindre et, comme lui, s’arrêtèrent. De leur position, ils découvrirent une descente abrupte tout autant qu’insolite vers une immense cuvette toujours luisante des nappes aqueuses que la mer n’avait pas retirées avec elle. En face, le bord opposé remontait en pente douce vers une nouvelle plage. Néanmoins, entre elles deux, s’étendait une plaine hérissée de roches étonnantes aux formes géométriques dont l’agencement ressemblait aux ruines d’une cité abandonnée. — Elle est toute proche…, murmura Pardon. Aucun des adolescents ne demanda de précision ; tous les deux se doutaient que ces paroles concernaient la porte. Après la dernière dissimulée par des feuilles, quel subterfuge choisirait la seconde du labyrinthe pour se faire désirer ? — Descendons, poursuivit-il. Sous leurs pieds s’étiraient des colonnes hexagonales, d’une vingtaine de mètres de hauteur, encastrées les unes dans les autres et bien trop lisses pour être escaladées. Le regard de Pardon parcourut le lieu sans découvrir d’accès vers le bas. Néanmoins, en raison de la forme en cuvette, l’altitude finirait par diminuer tôt ou tard pour leur permettre d’atteindre la partie encaissée. Sans même partager sa réflexion avec ses enfants, il s’éloigna. Déconcertée par cette surprenante distance vis-à-vis d’eux, Naaly jeta un rapide coup d’œil à Tristan, espérant son soutien silencieux. Cependant, comme celui-ci semblait perdu dans ses pensées, elle se résolut à se forger un avis par elle-même. L’attitude de leur père démontrait-elle la naissance d’une indifférence envers eux ou, persuadé que son tour de les quitter arrivait, préférait-il fermer son cœur pour ne pas songer à sa propre mort ou à la leur ? Et s’il se trompait ? Et si Tristan se trompait ? Et si, contrairement à leur conviction, elle devenait celle qui resterait dans ce monde ? Elle n’aimait pas l’eau, mais, après tout, supporterait de vivre dans l’ambiance lourde et pesante de ce lieu. Quoique, une éternité dans cette humidité ne la séduisait guère… Et puis elle périrait d’ennui ! Un ample soupir souleva sa poitrine. De toute évidence, quelle que fût la fin prévisible, elle s’en passerait bien ! Alors, autant laisser l’endroit choisir pour eux ! Cette indécision révélait une fragilité peu habituelle chez elle, mais, à l’instant, elle ne parvenait plus à affronter la pression des événements successifs sur elle comme à accepter de perdre les uns après les autres ceux qui constituaient les piliers de sa force comme de sa résistance. Sans eux, comment surmonterait-elle tous les obstacles ? Son père désirait que l’un de ses enfants accédât à la sortie du labyrinthe, peut-être, mais pas elle ; elle ne se sentait pas à la hauteur de cette tâche… Cependant, devenir la dernière survivante permettrait peut-être de raviver sa flamme intérieure, celle qui, dans le contexte actuel, s’effritait, rongée par l’atmosphère aussi délétère qu’oppressante. À la dérobée, elle jeta un second coup d’œil à Tristan dont l’attitude fermée signifiait sans équivoque que son opinion n’avait pas changé, et, de nouveau, elle frissonna. La fin de leur épopée dans cet univers liquide pourrait-elle s’avérer pire que ce qu’elle imaginait ? Non ! Elle devait cesser de s’attarder sur tout ce que la porte leur avait enlevé, leur vie, leurs proches, leur avenir et de penser à tout ce gâchis, et s’abstraire de toute crainte. Coûte que coûte, elle devait continuer à croire que tout rentrerait dans l’ordre ! Accablée par ce monde aux allures d’étuve, elle avait baissé sa garde, mais, dès maintenant, la relèverait et ne se laisserait plus abattre. Dans le cas d’un nouveau transfert, elle accompagnerait son frère ou son père et résisterait, car, elle s’en souvint, leur cohésion, malgré quelques heurts ponctuels, expliquait leurs succès, aussi relatifs fussent-ils. Donc ils continueraient à s’entraider, parce que là résidait leur unique chance de s’en sortir. Son regard se durcit. Jamais quiconque ne l’amènerait à plier ! Si elle héritait de cette écrasante responsabilité, elle la supporterait et utiliserait toute son énergie à rétablir leur existence ! Dans le cas contraire, elle protégerait son partenaire d’infortune et deviendrait la pierre sur laquelle il s’appuierait pour triompher, heureuse de transmettre sa force comme sa détermination. Soudain, parce qu’elle avait cessé d’avoir peur, la chaleur comme la moiteur s’estompèrent autour d’elle. À présent, quel que fût son destin, mourir ou survivre, elle savait pourquoi elle se battait. Son cœur gonflé d’amour pour son père, Naaly posa sa main sur son épaule au moment où elle le rejoignait. Ce contact provoqua chez l’homme un frémissement et son regard, presque hagard, se tourna vers elle. Encore une fois, il lui sembla perdre pied au point de mettre un peu de temps à l’identifier. Pour nourrir leur lien fragile, elle lui sourit et se réjouit quand, dans ses iris s’éclaira une réponse muette. Elle tressaillit. Jusqu’à cet instant, jamais elle n’avait pris conscience de l’importance de cette lueur que leur complicité déclenchait. Troublée, elle l’examina avec attention, découvrant avec tristesse que la jeunesse habituelle de son expression s’était effacée, remplacée par une lassitude qui imprimait sur ses traits les marques d’une vieillesse anticipée. Son cœur se contracta. Elle ne disposait d’aucun miroir pour s’observer, mais, comme pour lui, les épreuves subies avaient-elles abandonné des traces de leur passage sur sa peau comme dans son âme ? Qui pouvait ressortir intact d’une telle succession de tourments ? Personne… Pourtant, si elle exceptait la gravité actuelle qu’affichait Tristan, son frère paraissait le même qu’à leur arrivée. Mais tant d’illusions pouvaient persister ; celui-ci possédait une extraordinaire capacité à dissimuler ses sentiments. La voix de son père interrompit le fil de sa réflexion. — Nous pouvons descendre par ici. Effectivement, les sombres colonnes comme érodées par la mer formaient un escalier irrégulier, mais praticable pour rejoindre le sol. L’un après l’autre, ils s’y engagèrent, bondissant d’un pilier sur le suivant quand la configuration s’y prêtait ou s’agrippant aux roches lors d’un écart trop grand entre leurs marches de fortune. Parvenus au pied des orgues basaltiques, ils continuèrent leur chemin vers la cité éphémère que l’eau avait révélée en se retirant. Comme des ruines légendaires, ses contours irréguliers se dessinaient devant eux. S’étiraient vers le ciel d’étranges tours plus ou moins inachevées surgissant d’un insolite bâtiment constitué par des empilements de pavés de forme hexagonale. Son côté antique, presque troublant, apparaissait comme le témoignage d’un passé, pourtant illusoire, puisque jamais cet édifice n’aurait pu abriter quiconque. Dégageant un parfum d’histoire, tous ces amoncellements d’étages semblaient conter le combat meurtrier à l’origine de leur destruction. Alors qu’ils s’approchaient, leurs regards détaillaient les contours irréguliers, à la recherche de la moindre trace de leur objectif : la prochaine sortie. Et si, mystificateur, cet univers n’en détenait aucune… Quelle probabilité existait-elle qu’ils fussent parvenus au terme de leur voyage ? Aucun n’y croyait vraiment, même si, individuellement, à des moments distincts, cette question les avait troublés. Bientôt, ils trouveraient un indice pour localiser la porte, bientôt, ils découvriraient qui celle-ci avait choisi d’évincer de la course, bientôt, deux d’entre eux seraient projetés encore une fois dans l’inconnu. Après l’eau, quelle ambiance les accueillerait ? Le feu, l’air ou encore la terre… Tant de possibilités s’offraient, mais quelle forme prendrait-elle ? — Séparons-nous, indiqua leur père, toujours avare de mots. En raison des dimensions impressionnantes de ce château en trompe-l’œil, le regard de Pardon erra longuement sur la succession des empilements irréguliers, sillonnant les différents étages imbriqués les uns dans les autres à l’instar d’une construction bancale qui se serait élevée au gré du vent ou du battement des vagues. Cependant, ne se manifestaient, enfin jusqu’à présent, ni vent ni vague. Son attention revint sur ses enfants qui escaladaient l’édifice chacun de leur côté à la recherche du plus minuscule indice. Alors qu’il aurait dû les rejoindre, il ne bougea pas… La porte était là, juste devant lui, mais il ne la discernait pas encore. Il plissa les yeux, comme si ce simple geste l’aiderait à renforcer son acuité et sa capacité à dépasser les illusions, puis les ferma, s’efforçant de faire le vide dans sa tête. Éliminer sa détresse, enlever les images d’Aila qui ne cessaient d’y flotter, son mariage avec Kerryen, la petite fille née de leur amour, ce troisième héritier dont lui serait définitivement privé, effacer la mort de Bonneau, son beau-père, presque un père, ou de Sérain, son roi, un homme qu’il avait admiré et apprécié, surmonter ses failles personnelles, ignorer ses insuffisances, oublier la peur, le chagrin, la douleur, devenir une conscience qui envelopperait ce monde de son indicible aura, voir au-delà des apparences. Aila… Sa concentration se brisa aussitôt et son esprit sembla s’éparpiller comme une onde incontrôlable susceptible de tout détruire sur son trajet. Totalement éprouvé par cette terrible sensation, il rouvrit les paupières avec précipitation et étouffa un soupir en découvrant l’édifice et ses enfants intacts. Comment pouvait-il tomber chaque fois dans le même piège ? Ce paysage se résumait à une illusion et, la porte, en raison de son existence réelle, se dressait quelque part, à sa portée. De nouveau, son regard parcourut les orgues basaltiques. Toutefois, la conclusion s’imposa rapidement : il ne parvenait à rien. Résigné, prenant le côté gauche des ruines, à défaut de percevoir, il se servit de ses yeux et de ses mains, examinant dans les détails chaque colonne, chaque pavé, chaque interstice sans plus de résultats… Peu à peu, son attention déclina, tandis que les formes s’estompaient ; pourtant, ses pas l’emmenaient toujours plus haut dans les vestiges rocheux. Quand il atteignit le point accessible le plus élevé, il s’assit en tailleur sur deux pierres côte à côte et son esprit flotta autour de l’édifice, comme si le frôler suffirait à en révéler les mystères. Il secoua la tête. Intuitivement, il réalisait qu’il ne réfléchissait pas comme il aurait dû, sans pour autant saisir comment procéder. Par où commencer ? Redéfinir la nature du labyrinthe, une protection contre ceux qui auraient transgressé les lois du temps, pour empêcher le commun des mortels de se déplacer d’une période à l’autre et, ainsi, devenir susceptible de modifier le passé comme Aila l’avait fait. Cependant, Pardon ne pouvait que constater les limites du système, puisque sa femme était parvenue à changer l’histoire du Guerek et, en conséquence, le destin de Kerryen, décédé prématurément au lieu de finir mutilé. De toute évidence, le présent actuel ne s’avérait pas meilleur. Pour éviter de tels bouleversements, détruire les portes existantes, une par une, constituerait un indispensable premier pas. Ensuite, pour arrêter définitivement ces voyages dans le temps, les documents sur ce sujet devraient disparaître. Mais il s’égarait, car sa réflexion ne lui apportait aucune indication sur l’essence profonde de l’endroit. Reprendre au début.
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