Chapitre 1-6

2003 Words
Ce monde se révélait avant tout et par-dessus tout un univers d’illusions… Comment estimer la réalité de ce sable à perte de vue, de ces colonnes qu’il avait escaladées, de cette eau qui, d’ailleurs, s’était totalement volatilisée ? Les seuls êtres tangibles demeuraient ses enfants et lui, tandis que tout le reste se limitait à des artifices. De plus, quelle était la plus exceptionnelle qualité du lieu ? Celle de savoir détourner l’attention… Il fronça les sourcils. Sur qui cette dernière s’était-elle tout naturellement focalisée ? Sur ce château qui résonnait dans leur mémoire comme un rappel de leur vie antérieure. En toute logique, la porte ne pouvait qu’être là et, pourtant, s’il poursuivait sa réflexion, dans la conception tordue du labyrinthe, cette évidence ne cherchait qu’à les duper… Alors, qu’avait-il manqué ? Et puis, sinon, où pouvait-elle être ? Une nouvelle fois, il reprit son raisonnement et, presque aussitôt, sa plus grande erreur lui sauta aux yeux. Il avait oublié que, derrière ce lieu, une entité s’agitait dont il connaissait la puissance et les rouages intimes. Contrairement à lui, elle ne se posait aucune question, n’établissait aucun plan, se glissant simplement par tous les interstices accessibles pour occuper tout l’espace jusqu’à celui de son esprit… Instinctive, elle se serait spontanément dirigée vers son objectif. Voilà pourquoi il échouait et pourquoi il échouerait toujours ! Il était devenu incapable de renouer avec elle ! Entre peur et attirance, la première n’avait cessé de dominer la seconde, d’autant plus que ses rares tentatives pour la frôler n’avaient pas abouti… Et si, sur ce point-là aussi, il se trompait. Il devait le reconnaître, depuis son arrivée ici, il lui semblait la percevoir, alors même que Tristan avouait son inaptitude à se lier avec elle. Bien sûr, tout lui paraissait confus, embrouillé au point qu’il ne savait pas quoi en penser et, pourtant, en parallèle, une voix intérieure lui soufflait qu’il s’approchait de la vérité, que ses intuitions inespérées lui en révélaient bien plus sur les modifications profondes de sa personnalité que sa réflexion cartésienne. Se souvenir de la nature de la magie et la laisser venir à lui, puis voir au-delà des apparences. Cette fois, l’image d’Aila ne surgit pas et le regard de Pardon, perdu dans le vide, ne chercha plus qu’à dépasser les illusions de ce monde pour accéder à la réalité dissimulée derrière celles-ci. Depuis un moment, complètement absorbée, Naaly observait son père, puis le bruit d’un talon sur la pierre l’amena à sursauter légèrement. Avec une intonation dépitée, elle murmura : — Je ne peux pas dire qu’il nous aide beaucoup… — Ne crois pas ça. Les yeux de Tristan se posèrent sur la silhouette assise en tailleur au sommet de l’édifice, si statique qu’elle semblait ne plus faire qu’un avec les roches. Étonnamment, ses contours rappelaient ceux d’un oiseau sur le point de s’envoler, exactement comme ces grands rapaces qui, leurs ailes déployées, dévoilaient leur impressionnante envergure. Comment demeurer insensible à l’exceptionnelle puissance qui les arrachait à l’attraction terrestre ou omettre leur rare acuité visuelle qui ciblait un rongeur depuis une altitude élevée ? Quelquefois indiscret, Tristan s’était projeté dans leur esprit, observant le paysage par leurs regards avant de se fondre dans leur essence libre et sauvage, celle d’un prédateur planant au-dessus du sol, si haut que tout lui paraissait minuscule. Il pensa à sa mère, à ses voyages intemporels, et l’envia. Quelques mois plus tôt, quand elle était encore elle-même, quand elle dispersait sa bienveillance sur le monde et qu’elle le prenait dans ses bras pour le protéger de la méchanceté des autres, elle l’enveloppait de tant de tendresse qu’au cœur de son étreinte il parvenait à oublier les troubles de sa propre existence, de cette magie qu’il cachait, à son tempérament qu’il étouffait pour rester transparent. Puis tout avait changé… Sa nature réelle s’était exprimée. Adieu au petit garçon triste et insipide. Enfin redressé et sa carrure étoffée, pour la première fois, il avait révélé aux yeux des gens sa personnalité comme ses pouvoirs. Dans son esprit flotta le regard de sa mère posé sur lui dans la clairière avant leur séparation ; il la connaissait si bien. Dans ses prunelles sombres, peuplées de lumière à l’opposé des siennes, il avait reconnu ce flot d’amour si familier qu’elle seule lui offrait. Que faisait-elle à l’instant même ? Comment se passait sa cohabitation avec Martin qu’ils avaient lâchement abandonné et dont la colère légitime pourrait se retourner contre elle ? De nouveau, l’inquiétude perça dans son cœur. Pourquoi celle-ci revenait-elle encore le tourmenter ? Aucune menace ne planait sur Ellah dans ce monde tranquille. De plus, elle disposerait d’un compagnon pour tromper son isolement. Cependant, cette constatation, au lieu de le rassurer, l’ennuyait. Logiquement, rien dans l’attitude de Martin ne laissait présager d’intentions malveillantes de sa part, mais il n’avait pas réussi à accrocher avec le personnage. Ce n’était pas son excentricité compréhensible après une aussi longue vie solitaire ni le regard résolument intéressé qu’il posait sur sa mère, non, plutôt une inexplicable perception. Peut-être, parce qu’il dominait toutes les subtilités de la dissimulation, avait-il décelé derrière l’apparence accueillante de cet homme une noirceur secrète. Encore une fois, il s’alarmait sans raison, elle saurait se défendre. En conclusion, il devait arrêter de se préoccuper pour elle ! Son attention se reporta aussitôt vers son père et un soupçon d’admiration le traversa. Alors que celui-ci souffrait de toute son âme — il lui semblait presque entendre les tressaillements de son cœur blessé —, il parvenait à chasser les douleurs de son être pour étendre son esprit autour de lui. Tristan connaissait trop bien les effets pernicieux de cette entité et, là, ses yeux fixés sur lui percevaient sa présence comme un rayonnement invisible qui irradiait de toutes les parcelles du corps de Pardon. Sa mère avait réussi, elle avait débloqué les barrières que son père n’était pas arrivé à abattre lui-même, mais de façon encore diffuse, presque incertaine. Là encore, un nouveau soupçon d’admiration le traversa. Jamais il n’accéderait à un tel contrôle de la magie… Autodidacte, seule sa détermination infaillible lui avait permis de développer une adresse appréciable, mais, il s’en rendait cruellement compte, modeste. Et, pourtant, en assimiler plus pour détenir des pouvoirs quasi illimités demeurait à sa portée. Sa jeunesse lui offrait toute une vie devant lui pour approfondir sa maîtrise. Enfin, il aurait pu… Cependant, si la projection de son avenir en Avotour se vérifiait, il se réveillerait dans la peau d’un pitoyable ermite condamné à vendre des plantes rares pour survivre. Rien de bien réjouissant. Clairement, il était obligé de l’admettre, cette existence solitaire avait perdu son irrépressible attrait. Il ne s’était pas reconnu dans ce personnage, un homme vivant caché, se protégeant des autres et de sa famille, avec des barrières si hautes qu’il en devenait intouchable. Seule Merielle était parvenue à les abattre, mais il n’imaginait pas que leur amitié pût évoluer en amour, même si, au contact de leurs mains, la magie s’agitait en créant des étincelles. Un léger sourire apparut sur son visage à cette évocation, puis disparut presque aussitôt quand son père se redressa. Juste un instant, il avait oublié le pire à venir, mais, à présent, il ne tarderait pas à avoir la confirmation de son intuition… Un hochement de tête de Pardon à ses enfants les incita à le rejoindre. Ensemble, ils se dirigèrent vers le côté opposé de la cuvette dont la pente relativement faible aurait semblé simple à grimper si le terrain humide ne se dérobait pas sous leurs pieds en permanence, les amenant à redescendre quand leur volonté les poussait à monter. Plus long que prévu, ce petit jeu ne dura cependant pas éternellement et, enfin, ils accédèrent à une nouvelle plage de sable infini. Au premier pas sur sa surface, un vent inattendu se leva, caressant leur visage de son souffle presque rafraîchissant. Au début, s’il se montra plutôt doux et amical, sa puissance s’intensifia rapidement. Bientôt, pour avancer, le groupe lutta contre lui, se préservant des grains de silice projetés dans leurs yeux. Puis Pardon arrêta ses enfants et la bourrasque cessa. Pourtant, un instant plus tard, celle-ci reprenait, concentrant ses effets sur une zone face à eux dans laquelle elle tourbillonnait avec ardeur. Aveuglés encore, ils se protégèrent au mieux. Puis au bruit des rafales succéda le silence. Devant leurs regards presque incrédules, dans l’air devenu translucide se dessinaient des formes que tous purent identifier : trois bâtons dans lesquels ils se reconnurent, deux empreintes de main droite, une grande et une plus menue, pour ceux qui passeraient la porte quand le troisième demeurerait ici. Pardon réagit aussitôt. — Je ne sais pas encore comment, mais, cette porte, mon fils, je te jure que tu la franchiras ! — Non. La réponse de l’adolescent statufia son interlocuteur. — Persuadé que mon tour arrivait, je m’y suis préparé, poursuivit Tristan. Pense à la suite de votre voyage. Qui mieux que toi veillerait sur Naaly ? Pardon secoua la tête, puis, les sourcils froncés, insista : — Je ne t’abandonnerai pas ! — Tu n’as pas le choix ! Aucun de nous ne l’a… De toute façon, restons réalistes, un seul accédera au dernier monde, alors que je m’arrête là ou à la prochaine étape, quelle différence ? L’objection de Tristan semblait logique, mais Pardon refusait de l’accepter. Son regard retourna vers la figure suspendue. Une illusion de plus ! S’il redéveloppait la maîtrise de la magie un tant soit peu de façon consciente, il modifierait le tracé de cette gravure aérienne. Aussitôt, il concentra son esprit sur elle, mais une main sur son bras troubla sa détermination. Tournant ses yeux, il rencontra les prunelles vertes de sa fille dans lesquelles vibrait une intense émotion, doublée d’une prière silencieuse. — Nous devons être forts pour lui, murmura-t-elle en se rapprochant de lui. De nouveau, il secoua la tête. Sauver ses enfants demeurait si profondément ancré en lui qu’il se révélait incapable de renoncer au seul objectif qui le poussait encore à avancer. — Je refuse de vous perdre…, objecta-t-il. — Aucun de nous ne le désire, mais l’impossibilité de changer le cours de notre aventure nous y contraint, continua-t-elle. — Si ! Je dois pouvoir la modifier ! Je suis sûr que je le peux ! — Mais Tristan ne le souhaite pas… — Un gamin d’une quinzaine d’années ne sait pas ce qu’il veut ! — Si, papa, je le sais. La voix de Tristan, à la fois douce et grave, atteignit Pardon en plein cœur. — Ne me le demande pas… — Je devine combien, de toute ta volonté, tu cherches à nous préserver. Je te porte une telle confiance que je suis convaincu que tu y arriveras, même si cette quête emprunte des chemins détournés, voire cruels, pour y parvenir. Je crois en toi, en ta capacité à améliorer le monde grâce à tes qualités humaines et à ta magie toute personnelle… Pour cette raison, tu dois partir avec Naaly. Accepte ce pas supplémentaire, pour nous… Le regard de Pardon, humide, se leva vers son fils ; Tristan, rassemblant les ultimes parcelles de son courage, lui sourit brièvement. — Je suis désolé, ajouta Pardon. Je me sens si loin du père que tu aurais mérité… — Je n’aurais pu en avoir de meilleur et, surtout, aucun dont je sois aussi fier. Une fois saisies les mains de Pardon et de Naaly, Tristan les rapprocha des traces dessinées dans l’air dans lesquelles elles s’emboîteraient naturellement. Cependant, celle de Pardon se déroba. — Essaie, s’il te plaît, pour moi, implora son père. Tristan acquiesça et plaça sa paume dans les empreintes, démontrant sans ambiguïté qu’aucune ne lui correspondait. — Convaincu ? demanda-t-il. Le doute traversa les yeux de Pardon. Redoutant une nouvelle opposition de celui-ci, Tristan réfléchit aussitôt aux arguments susceptibles de le persuader, mais Pardon ne lui en laissa pas le temps. — Non ! La porte n’est pas ouverte ! Ainsi, obligatoirement, une chance subsiste pour modifier le choix des passeurs ! — Prouve-le-moi ! s’écria Tristan. Pose ta main et, si rien ne se produit, je me plierai à ta volonté de la franchir ! Je t’y aiderai même ! Naaly tourna son regard vers son frère aux traits contractés par la colère, surprise de la rage qui soudainement l’animait. De son côté, Pardon fixait son enfant, interdit devant cette rébellion si rare chez lui. — Alors ? poursuivit l’adolescent. Et si tu ne la mets pas tout seul, je peux t’assurer que je t’y forcerai. N’oublie pas que je dispose de la magie et pas toi, et si à cet instant précis je dois m’en servir contre toi, j’agirai sans regret ! — Mais je croyais…, commença Pardon, toujours incapable d’accepter cette confrontation surréaliste que, plus que tout, il ne souhaitait pas. Pourtant, il leva sa main vers l’empreinte avant de suspendre son geste, hésitant à signer ce qu’il considérait comme un abandon de plus, cette fois, celui de Tristan. — Naaly ! ordonna son frère. Aussitôt, comprenant son intention, Naaly plaça sa paume à l’endroit qui semblait lui être consacré au moment même où Tristan plaquait celle de son père dans le sien. Pardon ouvrit la bouche, mais Tristan ne le laissa pas s’exprimer.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD